François Colly présente Hervé Lanouzière : il a été Inspecteur Général des Affaires Sociales à
la Direction Générale du Travail, chargé de la santé au travail et de la prévention des risques
psycho-sociaux. Il est actuellement Directeur de l’Institut National du Travail.
H. Lanouzière explique que l’INT est le lieu où sont formés tous les agents, les inspecteurs du
travail, les administrateurs, où s’élaborent la pensée et le transfert de compétences sur
l’évolution du travail, « l’algorythmisation » du travail qui va « plus vite que nous », et une
agence pour l’amélioration des conditions de travail. Lui-même a fait un pas de côté dans le
privé pour comprendre l’évolution des modes et des conditions de travail.
Il annonce 2 parties à son exposé,
- La dérive du travail qui s’éloigne du salariat (ubérisation)
- L’affaiblissement interne du salariat (télétravail, etc.).
Il commence par quelques anecdotes exemplaires : - « Une grande banque française décide de tout digitaliser, passer au zéro papier. Un
employé qui fait des simulations de prêts, doit ouvrir plein d’écrans et met 30 ‘ pour
répondre à une question. Cela a été une catastrophe, avec des troubles psycho-
sociaux pour les employés qui énervaient les clients furieux. La banque a investi des
millions dans ce virage numérique et a été obligée de faire marche arrière en 2010.
On considérait que la modernisation, le numérique, allait de soi ! - Dans un groupe industriel de haute technologie, de pièces d’aéronautique, j’ai été
appelé par la direction, l’usine-mère est bloquée à 40 % de sa productivité. Il y a un
marché pour 5 ans, de nouvelles machines, les ingénieurs, mais les hommes ne sont
ni motivés, ni engagés. Les managers vont près des salariés pour les regarder
travailler. Mais ces derniers se sentent surveillés. Le dialogue social est très dégradé,
il y a des lacunes de management. Quand on dit aux chefs d’équipe de ne pas être
déconnectés, de répondre aux problèmes techniques, d’entendre les critiques des
salariés qui ont des choses à dire, de passer du temps en soutien des ouvriers, ils
répondent : « Moi je suis là pour faire des trains d’atterrissage, je ne suis pas là pour
veiller au bien-être des salariés au travail. » Oui, mais ils ne font pas assez de trains
d’atterrissage ! Le chef d’atelier doit entendre les critiques des salariés. - La Poste recrute des factrices et les forme dans le cadre de la parité
hommes/femmes. Elles ont presque toutes démissionné, ou sont en congé maladie.
Seraient-elles plus fragiles ? On observe que les conditions de travail ont été
adaptées à un homme d’1m75, le vélo, la sacoche, les casiers sont faits pour l’homme
moyen. Ça génère des maladies. Or, ce sont des femmes, souvent monoparents. On
leur demande de venir à 6h du matin au centre de Paris pour que tout le monde ait
son courrier à 9h. Or, on distribue moins de courrier. Pourquoi les faire venir si tôt ?
Les organisations n’intègrent pas les nouveautés sociales. - Dans la logique d’égalité homme/femme, on recrute des tourneuses-fraiseuses. 6
mois après, elles avaient toutes démissionné. On les faisait travailler en 3/8, ça n’a
pas marché et on a été chercher des polonais travailleurs détachés. - En un an, les entreprises concurrencées par la vente sur internet ferment leurs
entrepôts et licencient, ou mettent tout le monde en télétravail… - Du jour au lendemain, un concurrent de la vente par correspondance propose 8
collections par an sur internet, on commande et c’est livré le lendemain !
Les transformations sont énormes, les modèles économiques percutés. On liquide ou on
prend des jeunes qui travaillent la nuit… Comment traverser ces transformations pour ceux
qui ont 20, 30 ans d’ancienneté ? Améliorer les salaires et les conditions de travail ?
Un point commun : les salariés doivent s’adapter !
Pour un certain PDG de France Télécom, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs : on ne
devient pas le premier groupe de téléphonie mobile sans casse ! Mais Deutsche Telecom n’a
pas eu de suicide !
Il y a 3 acteurs : l’employeur (exige l’adaptation socio-productive de l’organisation), les
salariés (ont des exigences nouvelles, avec des enfants à élever, des handicaps, etc., ils
veulent du télétravail) et l’usager (tout, tout de suite et un produit original, une voiture à
options).
Le système ancien a explosé. Quels arbitrages entre ces 3 exigences ? Les transitions sont
dures et créent des frictions. Flux tendu, plus de stock et on change les outils de production
pour avoir toute la gamme d’options. Chaque voiture a ses options : le plateau arrive et le
salarié a un robot qui lui dicte ses options.
En 20 ans, explosion des risques psycho-sociaux. On est au cœur des inégalités avec ceux qui
ne peuvent pas s’adapter aux changements, d’où explosion des absences/maladies qu’on
appelle « harcèlement moral ». Des salariés pleuraient dans la grande distribution, des gens
qu’on punit, on les change de bureau, on éloigne leur place de parking, on fait les réunions
de service sans eux … On relie ces problèmes à des relations individuelles entre le méchant
et sa victime ( Irigoyen). On a mis 10 ans à trouver que ce n’est pas ça. C’est comme le stress,
on envoie chez le psy pour adapter le stressé au stress. Le massage de 13h à 14h ce n’est pas
la solution. C’est l’organisation du travail qu’il faut transformer.
L’employeur ne peut plus invisibiliser les risques psycho-sociaux, le turn-over,
l’absentéisme. J’ai audité un hôpital public : quand il y a en permanence 10 à 17%
d’absentéisme dans un hôpital, le désengagement au travail et une explosion des maladies
nosocomiales.
Les innovations doivent être conduites avec les salariés. La qualité de vie au travail, ce n’est
pas installer un baby-foot ou distribuer des bonbons. Il faut recréer des espaces de dialogue,
trouver des compromis, avec les capacités des salariés à s’exprimer et à s’organiser.
Les salariés ont des attentes nouvelles. Les employés UBER ne veulent pas du salariat malgré
la sécurité du CDI. Comment les couvrir en cas d’accident, de maladie ? Comment organiser
des situations sécurisées juridiquement dans une logique d’expérimentation ? »
Questions
- Si les syndicats furent en leur temps contre les horaires flexibles, ç’est parce que
c’était une déstabilisation de la défense collective, ça individualise et par conséquent
ça fragilise les mouvements collectifs… - Nous sommes l’objet d’une concurrence internationale, Amazone casse les petits
commerces en cœur de ville avec les livraisons. Ne faut-il pas interdire les conditions
de travail des livreurs de pizzas ?
Réponse : L’Etat et le droit du travail ne sont pas adaptés avec leurs rigidités.
E. Borne proposait des élections pour les travailleurs de plateforme pour représenter les
précaires et flexibles qui ont très peu de droits collectifs. Cela pourrait-il faire évoluer le
droit ? Chez Deliveroo, les gens ne sont pas salariés et il faut qu’on tue ce modèle hybride.
Les gens veulent de meilleures conditions de travail mais pas du modèle classique du
salariat.
Même dans de petites entreprises, des entrepreneurs ont compris l’importance de la qualité
du travail, même en abattoirs avec des gestes répétitifs… Le patron explique « sans bonnes
conditions de travail, je n’ai plus personne !
Une entreprise réussit quand on peut arriver à un compromis par le dialogue social et pas
« soit tu signes, soit tu signes pas» ! Il faut mettre autour de la table managers,
représentants des salariés… Il y a des élus même si moins de 2% des gens votent aux
élections prudhommales.
Quand il y a des innovations, ce n’est pas bon ou mauvais en soi ! Les robots peuvent être
utiles : l’IA des radiologues leur permet d’avoir le temps pour détecter ce que l’homme peut
détecter et pas la machine. Les exosquelettes c’est soit un asservissement au travail soit une
aide formidable.
Il faut réinventer le code du travail, voir les priorités et les points de friction, chercher des
solutions, sécuriser, faire des conventions collectives répondre aux besoins des gens, c’est ce
qui amène la paix sociale. - Comment l’Etat peut-il agir ? Il y a une diminution des services publics
- On se heurte à Bercy. Dans la fonction publique ils sont à fond pour le télétravail.
Comment accueillir de façon prudente ces innovations, sécuriser les négociations
dans les entreprises, accompagner ce mouvement, débattre. L’INT habilite 200
organismes qui forment au dialogue social, la négociation est dans l’intérêt commun. - Uber ou Amazone, ne peut-on pas les limiter ?
- Leur développement est surtout urbain. A l’IGAS on peut dire : on refuse le système,
mais c’est utile à ceux qui sont l’objet de discriminations à l’emploi. Ils ont créé leurs
propres emplois. Pourquoi ne veulent-ils pas être salariés ? La liberté de leurs
horaires de travail, comme les auto-entrepreneurs. Doit-on s’affranchir du droit
social français ? On va vers une solution européenne, une directive commune sur les
questions fiscales et sociales, avec des organisations syndicales européennes. - Est-ce que tout peut passer par le dialogue social, par les syndicats ? Est-ce que les
syndicats patronaux s’en chargent ? Quid des actionnaires ? - Les organisations patronales sont ambivalentes, il y a un rapport de forces : « si je
veux garder les gens, il faut négocier ». Les actionnaires c’est « pourquoi changer si
on gagne beaucoup ! ». Ce n’est pas comme les familles avec un projet industriel
repris à travers les générations. On voit la volatilité de groupes qui avaient fait des
choses super et tout ce qui avait été monté s’est écroulé tout de suite. - Et pour les travailleurs non salariés, quid de leurs retraites, à 30-40 ans ça va mais…
- Il y a beaucoup de jeunes souvent très diplômés qui ne veulent plus de CDI. Mais 80
% des contrats de travail sont des CDI. - . Est-ce qu’il y a encore des inspecteurs du travail ?
- Il y a une crise à l’Inspection du travail, un problème d’effectifs !
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