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05/12/2022 - Église / Vers l'implosion ? Danièle Hervieu-Léger

Christophe Deltombe présente Danièle Hervieu-Léger : sociologue des religions, directrice d’études à l’EHESS, elle est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Eglise catholique qui a constitué le terrain empirique de ses recherches.  Elle analyse la crise qui l’affecte, avec l’érosion considérable du nombre de pratiquants (2% des français) et de prêtres (14000 prêtres dont 1/3 de plus de 65 ans), mais aussi par la révélation du nombre considérable d’abus sexuels commis par des prêtres ou religieux et couverts par le silence coupable d’autres (330000 abus sur 70 ans).

C. Deltombe pose 3 questions : En quoi est-ce une crise systémique ? Pourquoi l’Eglise est-elle incapable de s’adapter ? L’Eglise est-elle condamnée à se recroqueviller ?

D. Hervieu-Léger : L’Eglise a traversé déjà des crises : les guerres de religion, la réforme protestante, la Révolution, les Lois de Séparation de l’Eglise et de l’Etat, elle a une capacité de mobilisation (la Manif pour tous), elle prétend intervenir dans le débat public… Si elle disparaissait, ce serait une vraie question pour une société modelée par elle : nos institutions se sont construites en miroir avec l’institution romaine (on invoquait l’Etat moral et enseignant, représentation très française). F. Dubet a bien montré le déclin des institutions, indexées sur la matrice catholique.

Mais cette crise de l’Eglise est très particulière, elle n’est pas due à des assauts extérieurs, comme aux moments des lois laïques du début du 20 °s., l’Eglise vit dans une tolérance relative. La crise est interne, un affaissement de l’institution sur elle-même, un effondrement avec les abus qui ont donné lieu à une prise de conscience à travers le rapport Sauvé de l’ampleur de la catastrophe. Avant, les abus sexuels étaient vus comme des manquements à la chasteté, le système a mis un couvercle solide sur les faits et maintenu le silence à leur propos. Et puis on découvre qu’il s’agit de délits ou de crimes, et le traumatisme des victimes. L’épiscopat découvre que l’affaire n’est pas quelques brebis galeuses : c’est l’institution qui a été incapable de traiter ces situations efficacement et on est encore loin d’avoir fait un inventaire complet.

L’hypothèse de Danièle Hervieu Léger est que ce n’est pas seulement la culture du silence, c’est une crise du système clérical romain. La crise des abus retire la cheville qui faisait tenir le système romain, c’est-à-dire la figure du prêtre. Ce système présente 3 caractéristiques :

  • Il détient le monopole de la vérité, de la qualification éthique, du contrôle des consciences. Au titre de son expertise en humanité, il prétend interdire non seulement à ses fidèles mais (dans les Comités Nationaux d’Ethique) il intervient pour dire ce qui est bon pour tous.
  • Il a une vision impériale, territorialisée, de l’Eglise qui s’est engagée dans une mission de conquête par le système paroissial couvrant tous les territoires d’un maillage pour les tenir.
  • Le prêtre est le maître absolu de la gestion des biens de Salut, dès la romanisation de la société et la réforme grégorienne du 11°siècle qui impose le célibat au prêtre, qu’on aligne ainsi sur le moine. Cette réforme demande que soient ordonnés les moines de chœur et impose la « monasticisation » des prêtres : l’appel reçu de Dieu les sépare des autres et implique leur célibat, ce qui transforme les responsables de communauté en individus qui ont le monopole de la vérité.

Le Concile de Trente (1545-9) va formaliser ce dispositif de défense contre les menaces du schisme protestant autour de 2 éléments :

  • L’unité du tissu ecclésial et l’uniformisation de la civilisation paroissiale.
  • La sacralisation croissante de la figure du prêtre, autre christ, avec une conception sacrificielle du culte eucharistique, où le corps du prêtre est investi de cette sacralité.

Au 19°siècle, l’Eglise se referme comme une forteresse assiégée contre l’autonomie du sujet citoyen, au moment du renversement de la souveraineté, la loi ne descendant plus du Ciel, les valeurs partagées transitant par le corps de l’assemblée des citoyens. L’Eglise est confrontée aux évolutions sociales et culturelles : le mode d’emprise des paroisses sur les sociétés paysannes est compromis par l’exode rural et l’industrialisation. Au moment de la Restauration, L’Eglise, pensant l’évolution réversible, renforce son lien avec la monarchie et la monarchie de l’Eglise (l’infaillibilité pontificale) s’accentue ainsi que sa centralisation. Déboutée de la scène politique, elle se replie sur la famille qui prend sa forme « bourgeoise » alors que les modèles familiaux jusqu’alors étaient divers et recomposés. Le pouvoir paternel est assuré, articulé à la conservation du patrimoine.

L’Eglise se replie sur une stratégie d’emprise sur la famille à travers le corps des femmes. Par la confession, elle fait intrusion dans la vie intime des fidèles. Au 19 ° s., elle fait obligation aux prêtres de poser des questions en confession sur la vie sexuelle du paroissien, avec des manuels pour les confesseurs, qui luttent contre le coïtus interruptus vu comme péché, étant donné l’obsession cléricale pour que des familles nombreuses donnent des prêtres à l’Eglise. Ce repli du dispositif sur la famille a néanmoins permis que l’Eglise promeuve une spiritualité de l’amour conjugal qui a apporté à la relation de couple.

Les deux guerres mondiales accélèrent les mutations. La France devient « pays de mission » selon une thématique qui avait accompagné la colonisation…

Que subsiste-t-il de cette construction ?  L’Action Catholique a embarqué les laïcs dans le témoignage auprès de leur milieu, JEC, JOC, JAC, etc. Mais la question des prêtres ouvriers a montré les limites de ces efforts avec l’interdiction de 1954.

L’effondrement des vocations sacerdotales accompagne la déqualification professionnelle et sacerdotale du prêtre privé de reconnaissance sociale et économique. L’Eglise n’est plus riche, le prêtre vit seul, sans communauté…

La stratégie intransigeante de la citadelle assiégée est une impasse.  Le Concile Vatican II apporte en 1962 des ruptures décisives sur le plan des textes adoptés, mais les réformes s’avèrent impossibles.

Le tournant culturel des années 1968-1970 où l’on assiste à l’irrésistible avancée de l’autonomie de l’individu sujet amène alors l’Encyclique Humanae Vitae à devenir un désastre : grand retour de l’interdit, elle disqualifie le magistère de l’Eglise qui perd les femmes après avoir perdu les ouvriers. C’est la rupture qui fait entrer l’Eglise dans « l’exculturation » : le tapis culturel se retire sous les pieds de l’Eglise !

La question des femmes, de l’ordination des femmes, est corrélée à celle du pouvoir sacerdotal. Le célibat des prêtres implique de s’en tenir éloigné : un régime de pureté statutaire qui reprend les oppositions du pur et de l’impur ! Et l’éventualité de l’ordination de « viri probati », hommes mûrs, mariés depuis longtemps, pères de famille à la sexualité neutralisée, ne change pas grand-chose ! L’ordination des femmes remettrait en question le système romain…

La dernière phase, les abus de pouvoir, abus spirituels, abus sexuels, fait tomber de l’intérieur la construction sacrale du prêtre qui tient les biens de Salut. L’Eglise peut-elle y survivre ? Il faudrait reconstruire une ecclésiologie.

Aux Etats-Unis, l’épiscopat américain, en repli identitaire, surfe sur la vague culturelle derrière les évangéliques. L’Eglise allemande opère un déplacement idéologique qui la rapproche des protestants. En Belgique, il est intéressant de voir la bénédiction des unions homosexuelles et la réflexion sur la fin de vie. En France, il y a un éclatement, l’épiscopat est polarisé. Il faut comprendre que le Pape fait face à une opposition très forte dans l’Eglise.

Dans l’observation du terrain, pendant le confinement, on a vu des phénomènes qui passent sous les radars, une capacité d’organisation de communautés catholiques affinitaires, provisoires, qui indiquent que tout n’est pas bloqué, qu’il n’y a pas que des petits groupes d’observants, de bourgeois urbains. On ne peut pas non plus classer les fidèles en conservateurs et progressistes. Les reconfigurations ne calquent pas les positions politiques. Il y a des réseaux autour de monastères, de haut-lieux, il y a des réseaux autour de l’écologie, des phénomènes à bas bruit autour de la conversion écologique.

Questions

  • Pourquoi les mouvements d’Action Catholique ont-ils disparu ? Pourquoi ce qui pouvait être un apport de renouveau n’a pas été valorisé ?

L’Action Catholique est née avec un objectif missionnaire, ce qui compte, c’est l’univers professionnel, avec une visée de reconquête d’une pratique religieuse, et bientôt l’idée d’un engagement plus actif, promouvoir ce milieu : pour le milieu agricole, pour que les ruraux restent à la campagne. Des leaders de la J.A.C ont fait progresser l’agriculture productiviste « La charité doit se faire technicienne », et s’engagent avec syndicats et partis. Cette sécularisation interne des objectifs missionnaires entre en conflit avec les réflexes de l’épiscopat, ce qui s’est traduit par une perte de militants pour l’Eglise. La J.O.C aussi a produit des leaders syndicaux, des élites avec des valeurs chrétiennes, mais les laïcs déterminaient de manière autonome leurs objectifs et les évêques ne pouvaient comprendre cette culture. Ce mouvement a touché sa limite et n’a pas rebondi.

  • Au moment du confinement, de petites communautés se sont organisées, ont-elles duré ? Et les charismatiques ?

On ne va plus dans les églises, mais il y a activation de communautés dans des systèmes d’affinités. Les communautés charismatiques se sont vite cléricalisées, conséquence de leur recrutement. Les modes de pouvoir, l’élection des fondateurs, les mobilisations émotionnelles favorisent les dérives sectaires et les abus de pouvoir, les abus sexuels.

  • On a parlé de la pratique religieuse, mais les croyances ?

Il est vrai qu’il y a eu une certaine myopie de la sociologie qui compte les pratiquants, mais ce n’est qu’à partir de 70 qu’on fait des sondages et qu’on s’est intéressé aux croyances. Les années 70-80, ce sont des années de l’individu, qui, dans la sphère religieuse, bricole ses croyances.

  • La question des femmes dans l’Eglise ?

On ne peut faire de prospective, mais on continue sur la complémentarité homme/ les ministères ; femme/servante d’autel ou acolyte, (depuis le pape François).  Le problème c’est que conférer le sacerdoce aux femmes, serait nier « la pureté sacrale » du clerc célibataire et chaste. Alors qu’une femme-prêtre, cela réindexerait cette fonction comme celle de maintenir le consensus d’une communauté. La vie monastique a, elle, l’expérience de la délibération, des débats… mais les moines revendiquent de ne pas être prêtres…

  • Comment évalue-t-on le moment conciliaire ? Qu’est-ce qui a beugué ? Le Concile est venu très tard, au moment d’une glaciation extrême du système romain, et aussi trop tôt sans que les implications du système soient assez nettes pour qu’on puisse tenter de penser une autre Eglise, comme peuple de Dieu, et non centrée sur la dynamique du prêtre dispensateur de sacralité.
  • Et la question de la spiritualité ? autour de la question écologique ?

Les spiritualités s’affrontent. Un modèle vise la transcendance, un autre la béance, la fragilité. Et cela ne se distribue pas selon des lignes politiques.

  • La crise est surtout européenne, occidentale ? Les logiques religieuses ont été percutées par la modernité occidentale.
  • Les églises du Sud, d’Asie ou Afrique ne sont -elles pas plus dynamiques ?

Elles portent le fait colonial. Ce passé de colonisation et de mission marque. En tous cas, l’hypothèse d’une unité/uniformité de l’Eglise est improbable.

  • Et la synodalité ? Que peut-elle apporter ?

Les processus synodaux sont très divers. Des comptes-rendus sont remontés au pape sur la place des femmes, le pouvoir des laïcs, la mise en danger du synode romain…Le Pape est ligoté dans les résistances de la Curie, il y a les blocages institutionnels et il y a les contradictions de l’homme. La synodalité allemande est soutenue par l’épiscopat et l’église allemande est riche, elle a des universités. La dynamique allemande est liée à une structure laïque très forte, les moyens sont entre les mains des laïcs. Il n’y a pas eu de condamnation de l’Eglise allemande.

L’Eglise de France est dans une condition minoritaire due au déficit de transmission et même de culture. Elle est sinistrée. Il y a une misère intellectuelle, les disciplines liées à la religion dans l’Université sont exfiltrées.

  • Qu’est-ce qui reste du Concile ?

La déclaration sur la liberté religieuse, le droit de chercher la vérité.

  • La communauté de St Merri a été chassée de l’église St Merri mais elle s’est reconstituée hors les murs, il n’y a eu aucun dialogue.
  • Ce système romain a-t-il un avenir ?

La question du pur et de l’impur, la question des femmes est au cœur d’une crise des trois monothéismes. La crise du pouvoir politique, le modèle d’institutionnalité qui fait descendre le pouvoir du haut de la hiérarchie, des sachants, est mis en crise. Bien des institutions y sont confrontées dont la matrice culturelle était l’Eglise. Et il y a une déconstruction de la masculinité de ces formes de pouvoir.

Compte-rendu de S.Cadolle

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Comment ( 1 )

  • Pour survivre à la mise en cause de « la construction sacrale du prêtre qui tient les biens de salut, l’Église pour survivre aura besoin, dites-vous, d’une nouvelle ecclésiologie ».
    Est-ce bien d’une « nouvelle ecclésiologie » qu’il s’agit et non pas d’abord d’un nouveau regard sur la personne de Jésus ?
    Venu en un temps d’hystérie messianique dans une conjoncture historique exceptionnelle, l’histoire locale, puis l’Histoire n’ont-elles pas voulu trop en faire avec Jésus pour apaiser les angoisses individuelles et collectives de l’époque ?
    Cette surévaluation n’a pas eu que du mauvais (guerres de religion, inquisition, quatrième croisade etc …), loin de là. Elle a aussi conduit à la mise en cause de la monarchie absolue et à la Révolution.
    Oui, mais voilà, ruse de l’Histoire, la vie, le progrès de l’e(E)sprit, doit nous faire changer ce regard sur lui et donc sur nous ! Jésus, réalité inestimable (au-delà de toute estime) restera un acteur vivant, incarné, de notre évolution. Je n’en doute pas.
    Cela ne passera pas par de nouveaux décrets, bulles ou encycliques, mais simplement par un changement du regard qui pénètrera peu à peu l’Institution ecclésiale, son discours, sa façon d’être et sans doute sa liturgie.
    En témoigne à mes yeux la fameuse déclaration commune du pape François et de l’Imam d’El-Azhar sur le « bien sacré voulu par Dieu que constitue la diversité de races, de langues, de religions … ».
    Diversité, diversité à faire vivre positivement, c’est le mot clé.

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