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06/05/2024 - Pierre BLANC - Géopolitique et climat. Rapport de force, pouvoirs et stratégies dans la lutte contre le GES (Gaz à effet de serre).

André Bourgey présente Pierre Blanc : il est Docteur en géopolitique, rédacteur en chef de la revue Confluence Méditerranée, Directeur de la bibliothèque de l‘IREMMO, (Institut de Recherches et d’Etudes Méditerranée Moyen-Orient), auteur de Terres, pouvoirs et conflits, une agro-histoire du monde (Presses de Sciences-Po, 2020) et Géopolitique et climat (Presses de Science-Po, 2023). André Bourgey lui pose la question « Quels rapports de force entre les pays dans la lutte pour la limitation des émissions de gaz à effet de serre, enjeu global pour l’humanité ?».

Pierre Blanc :
Je ne suis pas climatologue et je vous fait part d’une réflexion en train de se faire : j’ai un double regard, celui d’agronome et de géographe du politique, qui a beaucoup travaillé sur la Méditerranée et le Moyen Orient et je m’intéresse particulièrement aux enjeux de puissance et aux conflits, aux ressources que sont la terre et l’eau, mais aussi le pétrole et le gaz ; il s’agit donc d’une géopolitique de la rareté et de l’abondance des ressources concernées par le climat, étant donné le lien entre le climat et les ressources. Il faut s’entendre sur le mot géopolitique. Il s’agit de :

  • Analyser des politiques de puissance, des projections de puissance en lien avec la géographie. Or, l’Europe s’est réchauffée de 2°3. Quel lien y a-t-il entre régime politique et politique climatique ? Peut-on être encore une grande puissance si on ne fait rien contre le réchauffement du climat, ni in intra1 , ni ad extra ? Devons-nous envisager des changements, du fait du climat, en termes de puissances et de régimes politiques ? Quelles nouvelles ressources sont valorisées aujourd’hui dans le paradigme d’un monde décarboné ? Ce sont elles qui feront les nouvelles puissances.
  • Réfléchir dans quelle mesure les territoires vont-ils être affectés directement par ces changements climatiques ? Nous sommes rentrés dans l’ère d’un grand changement climatique. Risque-t-on d’être confrontés à des périodes d’insécurité alimentaire et dans quelle mesure risque-t-on de basculer vers des guerres climatiques ? Quels effets directs et indirects se produiront en termes de conflits ? Cela implique l’analyse des rivalités et des conflits de territoires, des insécurités et des guerres climatiques, comme la guerre en Syrie en 20112 . Les méta-statistiques montrent une corrélation entre chocs climatiques et conflictualité. La région intertropicale est la plus affectée : l’état de la nature se dégrade, sécheresses, désertification. Cela accentue le ressentiment géopolitique du Sud global et la conflictualité.
    Certains territoires en revanche tirent un avantage du fait de la valeur nouvelle de métaux et
    « terres rares » pour lutter contre le réchauffement climatique. Les pays gagnants sont aujourd’hui dans le triangle andin3 où l’on a découvert de grandes réserves de lithium, indispensable actuellement pour les batteries, donc au cœur de la nouvelle économie décarbonée4. Un autre pays devrait être gagnant étant donné ses réserves de cobalt, le Congo5, mais les conditions d’exploitation y sont dramatiques. L’Europe tente de lancer une politique de métaux rares, avec une part de diplomatie pour accéder à ces métaux rares, et la mise en place d’une organisation du recyclage des téléphones portables et d’autres batteries, dans le cadre d’une politique de sobriété.

Puissance et climat

La paléoclimatologie donne à voir une longue trajectoire historique de changements de puissance et de climat :

  • 1. Une longue période où le climat a favorisé la puissance : différentes civilisations

(ex. de l’expansion de la civilisation assyrienne du -IX° au -VII °, et celle des Hittites) pratiquant une agriculture essentiellement pluviale ont été favorisées par un climat tempéré propice à l’agriculture.
Aujourd’hui, le pays qui pense tirer un avantage de puissance du changement climatique, c’est la Russie, du fait de sa situation géographique : elle accélère ses prospections, diminue ses temps de trajet du fait de la fonte plus rapide des neiges et glaces.

  • 2. Le climat a entravé la puissance : quand la paléoclimatologie fait état de faibles précipitations, de sécheresses, on en déduit qu’une civilisation a pu subir une involution, les zones civilisationnelles changent à la suite d’une dégradation du climat6 , il y a corrélation et causalité entre les 2 phénomènes.
  • 3. La puissance joue contre le climat : la déforestation, l’économie de plantation,
    puis le basculement du recours croissant aux énergies fossiles, avec l’exploitation intensive
    du charbon puis du pétrole, d’où les GES7. La guerre de l’Opium donne l’avantage au bateau
    à vapeur anglais sur les jonques de guerre chinoises, ce qui fait la démonstration de
    l’importance de l’avantage énergétique. Le Japon se modernise et s’industrialise grâce au
    charbon dès l’ère Meiji (1868-1912). Les USA démontrent l’importance du pétrole, au cœur
    de la réussite américaine. Roosevelt signe en 1945 le pacte du Quincy avec le roi Ibn Saoud
    et l’Arabie Saoudite, ce qui va assurer l’accès américain à un pétrole peu cher, outre celui
    que les USA trouvent chez eux. Une « onde de carbone » s’est répandu à la faveur des guerres. On est entré dans l’anthropocène avec ses effets de réchauffement climatique. Et les énergies ne se substituent pas l’une à l’autre, le charbon ne s’est pas substitué au bois ni le pétrole au charbon, ni le nucléaire au pétrole. Les énergies s’additionnent encore et l’éolien et le solaire n’ont pas davantage fait reculer les énergies carbonées. Il y a un ressentiment des Etats en développement contre les Etats industrialisés depuis longtemps, qui ont provoqué l’accumulation de GES et qui veulent aujourd’hui une sobriété uniforme, y compris pour ceux dont la croissance est récente.
  • 4. Ce qui émerge aujourd’hui ? La puissance au service de la préservation du climat ?
    S’ils sont les principaux responsables des GES, les USA ont voulu être à l’avant-garde pour renouveler leur puissance avec un Green Deal, pour se départir de la dépendance au pétrole et au charbon.
    Aux USA, les discours publics popularisent le fait de devenir une puissance verte : le plan Biden de 2021 a débouché sur la loi IRA8 avec un volet de 270 milliards de dollars pour des aides massives à dimension sociale et protectionniste.
    Une course contre la montre s’efforce de déployer une industrie verte y compris dans les états conservateurs, et en cas de retour du pouvoir trumpiste, ce sera coûteux d’avoir investi et d’arrêter ces investissements.
    Ce sont les Européens qui en 20079 ont décidé d’appliquer un Green Deal, avec l’idée que cela peut renforcer la puissance de la norme, de la juridiction : on passe ainsi à un calendrier d’interdictions, comme celle des ventes de véhicules à moteur thermique, ou celle des déforestations (depuis 2020). En Europe, on est en train de décélérer en ce moment avant de déployer l’arsenal juridique pour 2050. On revient sur le volet de l’agriculture, la PAC, en 2024 on est en train de reculer sur les mesures en faveur du climat.
    En Chine, Xi jinping reste dans le discours. « China goes green » La Chine se prévaut d’être une puissance climatique. Il y a eu quelques résultats dans le photovoltaïque où elle est en pointe. Et elle possède 75% du marché du silicium essentiel aux panneaux solaires et 45 % d’entre eux sont fabriqués par le travail forcé des Ouïgours esclavagisés.
    Mais d’autre part, la consommation de charbon explose en Chine10. On parle de « Routes le
    soie », on pourrait parler de « route de la suie » !

Autoritarisme et climat

Certains régimes sont-ils mieux armés pour la transition écologique que d’autres ? Être un état totalitaire comme la Chine aide-t-il ? On peut être assez pessimiste sur les démocraties. Il y a une myopie démocratique, on ne se projette pas sur le long terme, il y a du lobbying. Les démocraties ont besoin d’une expansion économique. L’absence de croissance peut remettre en question l’adhésion de la population.
Pourtant, on trouve une mobilisation citoyenne dans les démocraties, comme le montre le cas de Greta Thunberg, mais pas de mobilisation pour l’écologie dans les pays autoritaires et nationalo-populistes. Les despotes ne sont pas éclairés, ils n’écoutent pas les scientifiques.
Il y a des avantages à la séparation des pouvoirs et surtout, en démocratie, il y a une indépendance de la science, un rapport à la vérité qu’on ne trouve pas dans les pays autoritaires qui ont du mépris pour les sciences, qui confondent le pouvoir et leurs intérêts économiques et sont climatosceptiques. On peut s’inquiéter pour l’Europe, la Hongrie avec Orban favorisant les intérêts économiques de quelques familles. Quand on regarde les performances comparées en décarbonation, les meilleurs pays sont des démocraties. Et les démocraties respectent mieux les accords internationaux.
Les plus en retard sont ceux qui ont du charbon ou du pétrole chez eux : les Etats-Unis, l’Australie, le Canada11 ont leur production locale et n’y renoncent pas.
Le national-populisme, dont les séquences se multiplient depuis 2010, est un frein : Trump a dénoncé l’accord de Paris, Bolsonaro au Brésil a accéléré la déforestation de l’Amazonie.
Quant à l’Iran, les environnementalistes ne peuvent même pas dire la vérité. Les Gardiens de la Révolution ont aggravé les problèmes hydriques de l’Iran soumis à des sécheresses graves par une surexploitation des ressources : le régime est passé de 10 barrages à environ 650 aujourd’hui ce qui a contribué à assécher certains cours d’eau, avec de méga-réservoirs qui ont des périodes à sec. Les Gardiens de la Révolution ont racheté toutes les entreprises de ce secteur et de celui des hydrocarbures.

Des insécurités globales aux risques de guerres climatiques

Il y a une corrélation entre chocs climatiques et conflictualité. Quels seront les territoires affectés ? La région intertropicale est la plus affectée. La nature se dégrade mais selon les effets, diffèrent en fonction de la politique de l’état qui est concerné.
Sécheresse produisant aridité des sols et incendies, mais aussi inondations peuvent conduire à des problèmes d’insécurité alimentaire, des famines et des guerres climatiques comme au Darfour en 2003-2005.
En ce qui concerne les pertes et préjudices du fait du réchauffement climatique, il y a Djakarta, les îles comme les Fidji, ou les atolls coralliens du Pacifique qui risquent d’être submergés par la montée du niveau de la mer. D’après un rapport des Nations unies de 2021, avec une montée de plus d’1mètre d’ici à 2100, les submersions côtières impliqueront alors le déplacement forcé de 280 millions de personnes, dont beaucoup seront des migrants climatiques.
Cela nourrit le ressentiment géopolitique du Sud global.
En 1997, les Etats ont reconnu des responsabilités « communes mais différenciées » et à la COP 21 de Paris en 2015, les Etats du Nord industrialisés ont reconnu leur « responsabilité historique » en tant que grands émetteurs de CO2 et contribueraient à un fonds pour les Etats victimes du réchauffement climatique.

Questions

L’adhésion à l’écologie et à l’effort de diminution des GES n’est-elle pas liée aux inégalités financières et culturelles ?

Il est de fait plus facile d’acheter voiture électrique et chauffage dernier cri quand on en a les moyens et bien des écologistes ne renoncent pas à leur week-end de ski ou à leurs vacances à Tokyo ou au Brésil.

Qu’en est-il de l’Inde de Narendra Modi ? L’inde était une démocratie. Avec Modi, c’est le populisme, où en est la décarbonation de l’Inde ?

L’Inde est très vulnérable quant à sa biodiversité, vulnérable du fait de vagues de chaleur et de sécheresses, de moussons violentes, de submersion marine de ses côtes. On a compté 14 millions de déplacés en 2020. Certains états indiens sont en pointe, développent le solaire et l’hydrogène vert. Mais l’Inde reste le 3 ème consommateur et le 2 ème importateur d’énergie fossile.

Les migrations vont-elles s’accélérer avec le réchauffement climatique ?

Elles sont directement liées aux insécurités et aux conflits, mais sont souvent internes et infra-étatiques. Un climat qui change produit de la conflictualité et des déplacements de population, c’est ce que montrent les méga-statistiques. Ce sont les plus démunis qui sont les plus vulnérables aux changements climatiques, des chocs climatiques sur l’agriculture ou l’élevage, des conflits d’irrigation, il y a parfois des violences hydrauliques. La Chine du Nord monopolise par des barrages l’eau des fleuves qui naissent au Tibet dans l’Everest, malgré la protestation de l’Inde.

Voyez-vous une prise de conscience de ces questions chez les ingénieurs, les cadres ? Les jeunes sont -ils convaincus ?

Il y a une réelle prise de conscience, mais peu de militants.

Et l’Australie ?

L’Australie a eu une parenthèse populiste et reste très attachée au charbon et au gaz. Alors qu’elle prétend arriver à la neutralité carbone en 2050, elle continue à produire 400 millions de tonnes de charbon, forer du gaz et augmente bien ses émissions de GES. Elle a pourtant subi des incendies terribles, le Black Summer. Elle peut tirer bénéfice indirectement du changement climatique car elle recèle des métaux rares utiles à la transition.

La guerre en Syrie a eu une cause climatique ?

Elle avait réussi la suffisance alimentaire, voulant faire front à côté d’Israël, ne pas dépendre. Mais en 2011, sécheresse, Assad appelle l’aide internationale. Il y a des déplacements vers les villes, ça a enflammé dans les villes. Les migrations, il y en avait déjà avant la sécheresse. L’état corrompu syrien a tenu…

1 En direction de sa propre société. Ad extra : à l’égard des autres sociétés.
2 Une intense sécheresse a entraîné une migration de masse (un million et demi de paysans) de la campagne vers les villes en 2011, s’ajoutant à la gestion désastreuse des ressources hydriques, ce qui ne serait pas étranger au soulèvement contre Assad de 2011 devenu guerre civile.

3 Argentine, Chili, Bolivie, où l’on a découvert 60 % des réserves connues de lithium.
4 Le lithium est indispensable aux téléphones portables et aux voitures électriques.
5 Le cobalt et le cuivre aussi sont indispensables aux téléphones portables etc., la RDC abrite 50% des réserves mondiales mais les sites sont exploités par des sociétés suisse et chinoise et les mineurs travaillent à 30m sous terre dans des conditions très insalubres, cancérigènes et toxiques.
6 Les Mayas à partir de 760 ont eu des vagues de très fortes sécheresses, qui ont amené des famines et la fin de leur civilisation et la brillante dynastie Ming de l’ancien empire chinois a vu son climat se dérégler à partir de 1627, ce qui a été appelé « petit âge glaciaire » : le froid, la sécheresse et les inondations, puis les épidémies mirent fin à la dynastie… entre autres exemples. Cf. Kyle Harper : Comment l’empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome (La Découverte, 2019) ; d’après K.Harper, ce sont les éruptions climatiques qui ont été les causes des crises climatiques avant l’entrée en scène massive du carbone et des GES.
7 Gaz à effet de serre. On parle aussi de EES, émissions à effets de serre.

8 Inflation Reduction Act (2022) qui comporte des mesures historiques en termes de réduction des émissions de CO2 grâce à des subventions et crédits d’impôts par exemple pour l’achat de voitures électriques qui menacent la survie des entreprises européennes qui n’en bénéficient pas.
9 Sur l’initiative de Pascal Canfin : « Le Green Deal sera le grand enjeu de cette mandature européenne » 10 Lorsqu’on compte les émissions de GES par habitant, la Chine a ses émissions GES qui croissent de +280% entre 1990 et 2021, soit + 205% par habitant, l’Europe baisse ses GES de 27%, soit -34% par h.

11 L’Alberta, où Danielle Smith, du parti conservateur et dont le discours emprunte au populisme, rejette l’engagement de Julien Trudeau à parvenir à la neutralité carbone en 2050.

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