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07/12/2015 - Les crises au Moyen Orient et l'histoire - François Nicoullaud

Exposé

Au Moyen Orient la recherche de la vérité se fait sur un plan vertical. On descend dans un puits où se rencontrent de bas en haut trois niveaux : celui des ethnies, celui des religions et celui des États et nations.
1. Les ethnies. Ici ethnie équivaut pour beaucoup à l’identité que chacun se donne à lui-même. On distingue les sémites se décomposant en arabes et juifs, les indo-européens (iraniens, kurdes …), les turcs (touraniens) présents en Iran, Irak, Azerbaidjan…
2. Les religions. L’Islam a laissé subsister diverses formes du christianisme, des zoroastriens… En dessous de lui subsistent des pratiques très anciennes, zoroastrisme, manichéisme, mazdéisme, les alaouites en Syrie, les Yazidis ((très proches des zoroastriens) en Irak. Les chiites qui incluent les alaouites, les Ismaéliens, des confréries de soufis, se rattachent à la figure d’Ali et aux imams qui lui ont succédé (Ismaéliens fidèles du 7ème imam – les septidécimains -, Houtis du Yemen fidèles du 5ème imam, chiites d’Iran et d’Irak fidèles du 12ème imam – l’imam caché – qui reviendra à la fin des temps -).
3. Les empires et nations. L’ensemble du MO est nostalgique de l’unité de l’empire achéménide avant la scission entre empire perse et empire byzantin. Les premiers califes ont essayé de retrouver l’unité. L’empire ottoman a voulu restaurer le califat mais n’y est pas arrivé à cause des safavides de perse qui veillaient et ont promu le chiisme duodécimain (du 12ème imam). Dans les temps modernes tous ceux qui se sont essayés à rétablir l’unité fantasmée (Nasser) n’y sont pas arrivés et les Nations créées par le traité de Versailles sont arrivées à prendre racine car le principe national porte en lui une grande force de cohésion.


Ces différences interfèrent avec trois et même quatre grands séismes de l’histoire récente :
1. La disparition et le démembrement de l’empire ottoman de 1920. Les régimes instables ont posé des problèmes ;
2. La création d’Israël en 1948 et son extension à l’ancienne Palestine de l’empire ottoman en 1967 ;
3. La révolution islamique de 1980 en Iran avec ses analogies avec la révolution française. L’Iran a cherché à créer des partis révolutionnaires un peu partout : les Hezbollah. Échec sauf au Liban.
4. Les printemps arabes. Episode non encore achevé et qui nécessitera du temps pour en faire le bilan.
Tout ceci aboutit à faire du MO un « kaléidoscope » difficilement compréhensible marqué par une série de désastres (syrien, irakien, libanais…). C’est un paysage de nature fractale où tous les éléments se retrouvent aux différentes échelles.
Quelques principes explicatifs :
1. L’affrontement chiites-sunnites : 15% de la population d’Arabie saoudite est chiite et concentrée dans les zones pétrolières de l’est de la péninsule avec des extensions dans les émirats, au Koweit et en Irak.
En Irak, les chiites revenus aux commandes représentent 60% de la population.
En Syrie, les alaouites détiennent le pouvoir dont ils ont hérité grâce au protectorat français.
Au Liban, les chiites devenus majoritaires dans la population musulmane par le jeu de la natalité s’expriment par le biais du Hezbollah. Ils représentent la plus importante des communautés.
Réalité de l’affrontement : Ce sont les États qui sont à la manœuvre et instrumentalisent les lignes confessionnelles en fonction de leurs intérêts. Le plus actif est l’Arabie saoudite.
2. L’affrontement royaumes/républiques dominé par l’affrontement Iran/Arabie saoudite. La République Islamique a tenté au début de déstabiliser les autres pays de la région. L’Arabie saoudite a répliqué en diffusant le salafisme wahabite bien au delà du MO proprement dit.
3. Les interventions extérieures. L’Occident a eu la main lourde et pas très heureuse. Il a fait apparaître les talibans pour contrer l’URSS en Afghanistan. Il a alimenté le conflit Iran-Irak pendant 8 ans en veillant à ce qu’aucun des deux pays ne puisse prendre le dessus. Puis il a limogé Saddam Husseim sans assurer une solution satisfaisante pour le remplacer. Il a été incapable de régler le conflit israélo-palestinien.
Qu’est ce qui change la donne aujourd’hui ? :
1. L’accord nucléaire avec l ‘Iran du 14 juillet. Il s’étend sur 15 ans. Que donnera-t-il ? Rien n’est assuré. C’est un accord politique sans base juridique pour l’expliciter. Quelle sera la volonté politique du successeur d’Obama ? H. Clinton sera sans doute plus nuancée. On peut aussi avoir des inquiétudes du côté iranien. « Les conservateurs fondamentalistes » y sont opposés.
2. La relève de générations du côté saoudien. Le roi Salman n’est pas en état de gouverner. Son fils, Mohammed ben Salman (30 ans) lui tient la main. Il n’est jamais sorti d’Arabie saoudite. C’est lui, en jeune chien, qui a déclenché la guerre avec le Yemen où l’Arabie est en train de s’enliser. Plutôt plus conservateur, plus excité contre les chiites que les prédécesseurs.
3. L’arrivée de la Russie dans la région. Elle oblige tout le monde à se repositionner mais l’offensive russe ne se déroule pas aussi bien qu’attendu : l’armée syrienne est beaucoup plus faible qu’on ne le pensait et tant l’Arabie saoudite que les USA renforcent les oppositions « modérées » (notamment en armes antichars). La région ne retrouvera un équilibre que le jour où l’Arabie saoudite et l’Iran arriveront à s’entendre. La négociation de Vienne pourrait peut-être déboucher sur un compromis. La France, après avoir pris des positions trop tranchées, pourra peut-être trouver là un moyen de jouer un rôle plus conforme à son talent et à ses moyens.
Débat
Q1. Et DAECH dans tout cela ?
R. L’Iran et l’Arabie saoudite pourraient pouvoir s’entendre sur ce point. Daech a démarré avec les financements du Golfe et la complaisance de Bachar libérant les prisonniers politiques pour faire pièce à l’opposition modérée. Son but ultime : contrôler l’Iran et les lieux saints (La Mecque, Médine). Il n’est pas exclu de voir Daech éliminé du cœur de son dispositif mais cela ne se fera qu’avec les armées syrienne et irakienne. Il est possible que Rakka (400000 habitants) soit libérée mais Mossoul est un gros morceau. En contrepartie Daech peut être tenté d’aller frappé à l’extérieur (ce qu’ils reprochaient à Al Qaïda !!)
Q2. Position des populations civiles contrôlées par Daech ?
R. Les gens souffrent : pénurie d’essence, d’électricité. Pression fiscale accrue.
Q3. Quid de la Turquie et du rapprochement avec Bachar ? Quid des Kurdes ? d’Israël ?
R. La Turquie s’est trompée sur toute la ligne. Sa politique du 0 problème avec ses voisins a échouée. Au début du printemps arabe, elle vantait le compromis du modèle turc et se voyait comme exerçant un soft power sur la région. Elle s’est sont fâchée avec Sissi et Bachar mais n’a pu s’en débarrasser. Elle a soutenu les djihadistes à cette fin sans aucun profit. Elle n’est pas en bons termes avec Daech. Que les Kurdes en arrivent à contrôler sa frontière lui est par ailleurs insupportable.
Problème de Bachar ? Les russes ne sont pas tant attachés à Bachar qu’à ne pas voir s’effondrer les structures de l’État syrien. Les iraniens quant à eux estiment que ce n’est pas aux puissances extérieures de décider de l’avenir de la Syrie. Ils voient des élections sous contrôle de l’ONU et que le meilleur gagne sachant qu’on ne voit pas qui pourra remplacer Bachar.
Quant aux kurdes, ils peuvent être des alliés possibles voire décisifs pour reprendre Raqqa mais Mossoul est hors de leur portée.
Si l’Arabie saoudite (AS) et l’Iran finissent par s’entendre, cela ne fera pas le jeu d’Israël, mais l’AS n’est pas l’ennemie d’Israël. Enfin le Qatar (et les ambiguïtés de notre politique à son égard), il fait maintenant preuve de plus de prudence.
Q4. Influence des prix du pétrole ? L’embargo contre l’Iran n’a-t-il pas été contre productif ? Comment lutter en France contre l’Islam radical tout en coopérant avec l’AS et le Qatar ?
R. Dans la crise actuelle qui affecte le marché pétrolier, largement due au ralentissement chinois et à la lourdeur des investissements pétroliers, l’AS et le Qatar ont fait le choix de préserver leur part du marché du brut. Mais le période de prix très bas risque d’être longue. Combien de temps l’AS pourra-t-elle tenir avec une population qui atteint maintenant 14 Mh et un budget très déséquilibré aux prix actuels du baril de brut alors que la guerre avec le Yemen coûte cher ? Il y a aussi le problème du rôle de sa jeunesse lourde de crises difficiles.
Embargo contre l’Iran ? On peut en parler indéfiniment. L’aggravation des sanctions en 2012 a fait beaucoup souffrir et les occidentaux pensaient que cela pousserait l’Iran à la négociation. Il n’en a rien été. Le programme nucléaire a continué et approche du seuil de la bombe ( 200 à 300 centrifugeuses en 2005. 20000 aujourd’hui). Par leur succès, les sanctions ont finalement poussé tout autant les iraniens que les occidentaux à la négociation.
Lutter contre l’Islam radical oblige à revoir notre position vis à vis de l’AS et du Qatar, mais nous sommes aussi gênés par la gestion de la laïcité : on ne peut prendre l’Islam en main face au mélange de politique et de religieux qui règne dans les mosquées.
Q5. Quelle raison politique à une réorientation de la stratégie de Daech vers l’extérieur ?
R. La fuite en avant. Le phénomène Daech disparaîtra dans quelques années comme cela fût le cas au Soudan avec le règne éphémère du Mahdi à la fin du XIXème siècle avec la prise de Khartoum.
Q6. On voit difficilement l’objectif poursuivi par la France en engageant une campagne de bombardements en Syrie, maintenant accentuée après le 13 novembre, car elle reste en position très marginale dans le déroulement des opérations. Le risque d’une diversion accrue des opérations menées ou inspirées par Daech à l’extérieur et particulièrement en Afrique ne devrait-il pas alors conduire à renforcer notre dispositif dans cette zone plutôt que de l‘amoindrir en repositionnant des moyens sur le théâtre syrien ?
Votre appréciation sur la récente décision anglaise d’intervenir dans les bombardements en Syrie ?
Solidité du régime iranien ? Va-t-il vers plus de radicalisme ou plus d’assouplissement « démocratique » ?
R. Il n’est pas question d’envoyer l’armée de terre en Syrie. Pour l’instant des avions, le Charles de Gaulle seulement. Cela ne touche pas au dispositif africain. Mais cela coûte cher. D’où l’appel à la solidarité des pays européens, notamment sur le délai pour ramener le déficit budgétaire sous la barre des 3%. Les Allemands ont fait un geste limité certes à la logistique. Quant aux métastases de Daech en Afrique, ce sont des processus informels avec lesquels il faudra encore vivre pendant longtemps.
L’intervention anglaise est en bonne partie faite de jalousie : ne pas laisser les français prendre une position d’alliés privilégiés des USA et rester parmi les puissances qui comptent au M O, tenter enfin d’effacer le traumatisme lié à la décision de Blair en 2003 d’intervenir en Irak sur la base d’une tromperie comme allié principal des USA et retrouver une place auprès d’eux.
Iran ? Le régime a déjà 35 ans alors qu’on en prédisait la fin en 2003 grâce à la politique US d’installer une grande démocratie en Irak ! Il a été ébranlé en 2009 par le trucage des élections qui ont maintenu Ahmadinejad au pouvoir au point qu’un avion était prêt à exfiltrer le Guide Khamemei. Mais il a la résilience d’une organisation très compliquée qui offre de multiples échappatoires.
La population supporte de moins en moins l’ordre moral mais reconnaît à la République Islamique d’avoir conduit à l’indépendance de l’Iran qui aurait pu disparaître. Les manifs de 2009 ne visaient pas la chute du régime mais ne voulaient plus d’élections truquées au point qu’en 2013 on a eu des élections libres avec 7 candidats dans tout le spectre politique et que le Guide sa évité de prendre position lors du premier tour.
Q 7. Pourquoi la coalition ne vise-t-elle pas la logistique de Daech et les camions qui exporte son pétrole ?
R. On connaît les routes du pétrole avec un premier raffinage en Turquie et un deuxième en Israël avec blanchiment du pétrole. Les USA jusques là réticents à s’y attaquer vont le faire (avec envoi préalable de tracts pour avertir les chauffeurs !). Mais il y a aussi des accords implicites entre Daech et Bachar. Chacun y trouve son compte. Détruire enfin les installations de production du brut reviendrait à priver durablement le pays d’une partie importante de sa richesse.
Q8. Liaison entre culture islamique et opérations suicides ?
R. Les opérations suicides n’étaient pas habituelles dans le monde musulman. Cela a commencé avec le problème palestinien. Des exégètes sont venus en soutien : le Coran condamne le suicide en tant que lutte contre la dépression mais pas dans le combat à condition qu’il soit dirigé contre des combattants. (Tout Israël est fait de combattants !)
Q9. Quid de l’impact de Daech au Maghreb et de ses tentatives de déstabilisation ?
R. Le Maroc s’en sort plutôt bien. L’Algérie ne veut pas revivre les années de plomb de la guerre civile. La Tunisie est un pays fragile. Le rêve de Daech : le système chinois.
Q10. Quelle relation avec la Turquie ?
R. La priorité géopolitique des USA a profondément changé avec une attention tournée vers l’Ouest et le Pacifique. C’est donc à l’UE de reprendre la main. Il reste que la présence US dans le Golfe n’a jamais été aussi forte avec le stationnement de 30000 hommes, l’amélioration des bases. Le Golfe reste déterminant pour l’équilibre du monde. À la fin des fins les américains resteront au centre du jeu.
Q11. Avenir de la Tunisie ?
R. La classe politique française (pas les diplomates) n’a rien vu venir en 2011. Elle a réagi en Lybie pour « rattraper » sa bévue. Il en a été de même dans sa position tranchée prise à l’égard de Bachar el Assad, mais là on a sauté « de l’autre côté du cheval » et on s’est trompé. La part des passions en politique étrangère est très supérieure à celle de la rationalité !
Il y a deux Tunisies : celle de la côte ouverte sur le monde et celle de l’intérieur traditionnelle qui souffre et ne bénéficie pas de la prospérité de la première….
Gérard Piketty

 

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