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05/02/2024 - Sylvie Kauffmann - Deux ans de guerre totale en Ukraine, quels enjeux ? Quels risques ?

Sylvie Kaufmann est journaliste au Monde. Elle a été grand reporter, correspondante à Moscou. Elle a collaboré au New-York Times et écrit dans le Financial Times. Elle est l’auteur de « Les Aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie » (Stock, 2023)

Christophe Deltombe présente la question : Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Ce fut un choc pour le monde occidental et inquiète les pays baltes et les voisins de la Russie.
Les Ukrainiens ont résisté mais n’ont pas pu repousser l’armée russe de tout leur territoire. Une guerre de positions s’est installée. Les inquiétudes montent : les sanctions économiques n’ont pas eu d’effets majeurs, l’armée ukrainienne malgré son courage manque d’hommes et de munitions devant les masses de soldats russes, des dissensions apparaissent entre Zelinski et le chef d’état-major de l’armée ukrainienne, et on ne peut pas savoir le degré de soutien de l’opinion russe à cette guerre, étant donné la répression qui s’abat en Russie sur tout opposant. Faut-il alors négocier ? Pas d’après les pays de l’Est qui n’ont aucune confiance dans les engagements russes. Les Ukrainiens tiendront -ils le choc, surtout si l’hypothèse Trump se vérifie et s’il leur retire le soutien américain ?

Sylvie Kauffmann : Ce sujet est tragique à beaucoup d’égards. Cette guerre a commencé en 2014 avec l’échec de la négociation d’association entre l’UE et l’Ukraine. Fin 2013, Poutine a manifesté son opposition tardivement mais a fait des pressions économiques sur Ianoukoviytch, (président d’Ukraine de 2010 à 2014) pour qu’il ne signe pas l’accord de Vilnius. La population ukrainienne, qui voit son avenir européen lui échapper, réagit par la révolution « orange » de Maïdan. En 2014, Ianoukovitch s’enfuit et les pro-démocratie prennent le pouvoir et annoncent des élections.
La vengeance de Poutine sera l’annexion de la Crimée, qui appartient à l’Ukraine, Etat souverain. De petits hommes verts sans uniformes ni drapeaux s’emparent du pouvoir en Crimée. Il s’avère que ce sont bien des Russes. Les Russes organisent un référendum avec leurs soutiens ukrainiens qu’ils gagnent… L’été 2014, la Russie envoie renforts et équipements. Les oblasts ukrainiens mais avec des pro-russes de Donetsk et de Louhansk, aidés par les Russes, proclament leur indépendance.
Pour comprendre, il faut revenir en arrière, au processus de retrait américain après leur intervention en Irak, dès le second mandat de Bush. En 2008, un sommet de l’OTAN à Bucarest avait décidé que l’Ukraine et la Géorgie allaient faire des réformes démocratiques et adhérer à l’OTAN. Mais Sarkozy s’y oppose pour ne pas humilier la Russie, ce serait une provocation pour Merkel aussi. La porte de l’Otan à l’Ukraine est donc ouverte mais sans date, sans calendrier… Pour Poutine, la voie est libre. 5 mois après, il envahit la Géorgie, l’Ossétie du Nord et du Sud. L’armée géorgienne a été battue, Poutine a gagné. Bush termine son mandat et Obama pratique une politique de repli des Etats-Unis. Les Américains se sont tellement trompés en Irak, ils n’interviendront pas. A partir du moment où Obama a laissé Assad, le dictateur syrien, utiliser des armes chimiques contre les civils alors qu’il avait posé une « ligne rouge » concernant leur usage, et que Hollande et les Britanniques étaient prêt à réagir avec lui, Obama ne fait rien et son inaction a permis à Poutine de sauver le dictateur syrien. Et Sarkozy a négocié avec Poutine un cessez-le-feu au nom de l’Union Européenne.
L’intervention russe et son occupation du Donbass empêche l’Ukraine de fonctionner normalement, la fragilise comme Etat et favorise la corruption. L’hiver 2021, les Américains apprennent de la CIA que les troupes russes se massent à la frontière de l’Ukraine et préparent une invasion. L’Union Européenne répond par un déni total, d’où le choc de la nuit du 24 février 2022. Macron, puis Scholtz vont à Moscou pour raisonner Poutine. Macron finit par reconnaître qu’il s’était trompé sur Poutine.
Pendant la première phase, le pouvoir russe voulait foncer prendre Kiev, il comptait sur une débandade, ils voulaient larguer des troupes en hélicoptère, avaient une liste de gens à arrêter, d’autres à utiliser pour former un gouvernement fantoche. Et puis Zelenski s’est révélé, il enregistre une vidéo pour appeler à la résistance. Il se révèle comme un as de la communication politique en temps de guerre et un homme courageux. Son leadership fonctionne et l’armée ukrainienne existe. Il y a eu un nouveau Conseil de Défense, un nouveau ministre de la défense. L’armée était mal en point en 2014, les caisses vides, l’armée s’est reconstituée grâce aux Britanniques et aux Canadiens qui ont entraîné les Ukrainiens et en 2022, ils ont tenu le coup.
La colonne des chars russes exposés au feu ukrainien et avec une direction de l’armée incompétente a suivi le plan sans tenir compte qu’ils n’avaient pas de supériorité aérienne ; ils se sont repliés vers l’est de l’Ukraine et commettent des massacres, dont celui de Boutcha, concernant des civils. A la fin 2022, le procureur ukrainien et la Cour pénale internationale documente plus de 29000 crimes de guerre. Devant ces crimes, la délégation ukrainienne qui négociait arrête toute négociation. L’armée ukrainienne lance une contre-offensive, les Européens prennent des sanctions et aident, équipent les ukrainiens. A la fin de l’été, une certaine euphorie apparait quand ils reprennent certaines villes prises.
Pendant l’hiver, l’armée russes se reconstitue et l’Occident peine à approvisionner l’Ukraine comme il faudrait. L’Europe s’interroge : quelles limites ne pas dépasser ? Il ne faut pas provoquer d’escalade… Il y a un débat sur les chars, sur les avions, on ne voulait pas être des belligérants. La France donne des chars légers, Les Allemands des chars Léopard. Mais les Russes ont mis des mines partout. On a toujours un train de retard… et les Russes se retranchent sur leurs positions, derrière des centaines de milliers de mines. Le résultat est qu’en 2023 la contre-offensive de l’Ukraine pour reprendre son territoire est un échec. Les Russes ont perdu 300000 hommes d’après le renseignement américain. Les Ukrainiens ont
des cimetières qui s’étendent à perte de vue.
A l’arrière du front, Poutine a organisé une économie de guerre, une production d’armements intensive, et il achète des drones et des milliers d’obus en Iran et en Corée du Nord.
On a donc une guerre d’usure ! Les experts disent qu’il faut que l’Ukraine tienne jusqu’en 2024, mais ils ont des problèmes pour mobiliser assez de soldats. Zaloujny, le chef d’état-major ukrainien demande 500 000 hommes pour remplacer les hommes au front depuis 2 ans, les blessés et les morts, il faudrait avoir des volontaires. Zelenski n’a pas donné son accord pour la mobilisation de classes plus jeunes.
En plus de ce problème d’hommes, l’Ukraine manque de munitions que l’Europe ne fournit pas suffisamment et l’Europe prend conscience qu’il faut accélérer la production d’armements. Comment comprendre que nos entreprises de défense ne puissent pas produire davantage, se mettre aussi en économie de guerre !
Ce serait d’autant plus nécessaire que Trump est donné gagnant à l’élection présidentielle aux USA. Les républicains voulant bloquer l’aide à l’Ukraine, si les Américains arrêtent leur aide militaire, les risques sont énormes.
Le Chef de l’état-Major de l’Armée française, T. Burkhard fait observer que nous avons changé d’ère ! Notre environnement géo-stratégique comporte des risques énormes : nous sommes passés d’une ère de coopération des Etats et de règlement pacifique des conflits à une ère de compétition, contestations, affrontements dans l’ordre international. Si Poutine l’emporte en 2025, les conséquences pour l’Europe, d’abord pour la Moldavie et la Pologne, sont incalculables. Certes un sénateur républicain et un sénateur démocrate sont à l’origine d’un projet de loi selon lequel un Président ne pourrait décider de la sortie des USA de l’OTAN sans l’approbation du Sénat. Mais ils peuvent dire « je ne finance plus la guerre d’Ukraine ». Et l’extrême droite monte presque partout aux élections.
De plus, l’Allemagne est en difficulté, payant sa dépendance au gaz et pétrole russe. L’industrie allemande doute. Avec cette guerre, 3 piliers sont ébranlés : les piliers commercial, énergétique, et industriel (automobile, véhicules électriques). La mondialisation évolue et l’Allemagne ne tirera pas de l’Europe ce que les échanges mondiaux lui ont apporté. La coalition allemande a du mal à gouverner ensemble.
Le moment est très fragile…

Questions

  1. On est incapable de fabriquer des armements ? Comment ne peut-on pas se mettre à fabriquer des munitions ?

Il faudrait se mettre en économie de guerre. Le pouvoir politique doit passer des commandes, l’industrie de la défense les attend. On s’est désarmés. Il faudrait produire 200000 obus par an. Mais il faut que les usines recrutent, aient les machines, aient de la visibilité pour 3, 4 ans dans les commandes. Les Etats
s’entretuent à l’export. Et il faut réalimenter ce qui a été déjà pris sur nos stocks. Ces décisions politiques coûtent de l’argent, des dizaines de milliards, il faut le dire aux contribuables.

  1. Le ministre allemand de la défense, Boris Pistorius, souligne l’augmentation de la production d’armes russes. Il pense que nous avons pris 5 à 8 ans de retard et sans aide américaine… il faut le réarmement de l’Europe !

Des journalistes allemands se proposaient de faire une grande carte avec les forces en présence. On leur a refusé au journal, « Ah ! on ne peut pas, on ne fait pas ça, on va effrayer nos lecteurs ! » L’armée allemande n’existe pas, on le dit au ministère de la défense : préparez-vous à la guerre, aux sacrifices… Les Polonais en parlent, dans les pays baltes, la menace est très ressentie. Les Polonais se militarisent.

  1. En fait la Russie est résiliente, les sanctions… ?

On a vendu la peau de l’ours. Les Russes sont des durs à cuire… Au début leur erreur a été de croire que l’Ukraine n’allait pas résister, même dans les zones russophones : ils ont eu de mauvais renseignements ou bien Poutine n’a pas voulu entendre…Un million de Russes ont quitté leur pays, les autres tiennent le coup. La Russie vend gaz et pétrole à la Chine, à l’Inde, elle a des revenus ! Mais à moyen terme, les sanctions sur les importations de produits technologiques, comme les pièces de rechange des avions, la Chine leur vend des pièces, mais pas assez. Le fonds souverain russe est confortable mais la Russie le dépense et il va s’user d’ici 2, 3 ans.

Sur le plan humain, la population de Russie est 3 à 4 fois supérieure à celle de l’Ukraine. Poutine n’a aucun respect pour les vies humaines mais il essaie d’éviter de nouvelles mobilisations.

4. On assiste à la disparition de l’ONU ?

Oui, elle est paralysée par le véto russe, un membre du Conseil de Sécurité. Il n’y a plus de coopération internationale.

5. L’économie ukrainienne ?

Il y a une compétition déloyale avec les apiculteurs et agriculteurs polonais et autres en Europe. Pourtant il faut permettre à l’état ukrainien d’exporter.

  1. N’est ce pas un affrontement entre 2 systèmes politiques ?

Oui, la démocratie d’un côté et un pouvoir autoritaire, dictatorial, et impérialiste ! Qu’est ce qui est le plus efficace ? Les Ukrainiens étaient de bons soviétiques. La mentalité aujourd’hui est très démocratique. Mais l’obsession de Poutine, c’est que l’Ukraine, appartient à la Russie. Au départ, avec Maïdan, Poutine comprend que l’accord d’association avec l’UE, n’est pas seulement commercial, c’est L’Ukraine qui
bascule dans la sphère démocratique.
Qu’un régime totalitaire soit efficace, c’est sûr : en Chine, on construit un pont en 1 mois. On ne demande pas l’avis des gens. En France, il faut consulter, on attend l’accord des commissions, on vote.

7. La faiblesse d’Angela Merkel

Schröeder est tombé dans le piège de Poutine, et il est vénal, il s’est fait payer par Gazprom. Merkel a vécu jusqu’à 35 ans dans un univers communiste. Elle n’aimait pas du tout Poutine qui se comporte mal avec les femmes en général (il s’est plu à lui faire peur avec son gros chien). Pour Merkel, il fallait donner la priorité à l’économie allemande grâce à une énergie bon marché et inépuisable. Les Allemands n’ont pas voulu voir à quel point ils étaient dépendants des Russes. Le lobby de l’industrie allemande a été très imbriqué avec le pouvoir russe, Merkel pensait faire le bien de son pays. En 16 ans, ils sont passés de 33% à 55 % de leur énergie venant de Russie. Or le gaz peut être utilisé comme une arme. D’autre part il y a un sentiment de culpabilité des Allemands envers les Russes, et puis un peu d’arrogance « Nous on connait très bien les Russes, on sait les gérer… » et ils sont reconnaissants à la Russie d’avoir accepté leur réunification.
On s’apercevra plus tard de la responsabilité qui aura été celle de 2 dirigeants : Obama, Prix Nobel de la Paix, et Merkel…

  1. La Chine : Si Poutine va trop loin, la Chine ne le lâcherait-elle pas ?

La Chine et la Russie travaillent ensemble, la Russie est vassalisée, la Chine est bien plus puissante. Poutine est dictateur depuis 24 ans. Il tient tout son monde derrière lui. Il fait régner une répression à grande échelle. Tous ses opposants sont persécutés ou enfermés : Navalny condamné à 19 ans de prison dans l’Arctique, un père de famille enfermé pour un dessin de son enfant. Prigojine, après sa mutinerie, il
l’explose avec son avion. Poutine est un grand paranoïaque, il multiplie les précautions et protections.

  1. Les tiraillements entre Zelensky et son chef d’état-major ?

Zelensky est là depuis 2019, élu normalement. La question des prochaines élections se pose… Trop compliqué de faire voter les soldats au front, elles risquent d’être contestées mais l’union sacrée est fissurée. Zelensky va sans doute renouveler la direction militaire bien que Zaloujny soit très populaire. Le Parlement continue à travailler.

10. Et la Biélorussie ?

En 2020, il y a eu des élections truquées en Biélorussie et une répression terrible. Loukachenko est dans la main de Poutine, il se méfiait de lui mais les troupes russes passent en Biélorussie comme chez eux. Et il a les armes nucléaires sur son territoire.

11. Si Russes et Ukrainiens négociaient ?

Les positions sont trop éloignées : Poutine veut le contrôle de toute l’Ukraine et l’Ukraine veut le retrait des forces russes de son territoire. Et il y a les crimes de guerre, les Ukrainiens veulent que soient jugés les criminels de guerre…Il y a eu quelques ballons d’essai venus des USA. Les Occidentaux voudraient que la guerre s’arrête et passer à la reconstruction. Le but des Français, c’est qu’ils soient dans la meilleure position pour négocier.

12. Les mouvements d’extrême droite sont-ils pro-russes ?

En France, le RN n’a pas un discours pro-Poutine, mais il est contre des sanctions contre la Russie. L’opinion publique semble d’accord avec le fait de relancer les budgets d’armement.

13. Les efforts en armement

La Pologne est généreuse. Elle veut porter à 4% du PIB son budget de la Défense. Ils ont passé des commandes en Corée du Sud. L’Allemagne part de loin. C’est le pays qui approvisionne le plus l’Ukraine. C’est un « changement d’ère » pour reconstruire une armée. Nous, Français, on ne dit pas ce qu’on donne. N’a-t-on rien à donner ? On était à l’os ! On a un peu honte. Les Anglais donnent beaucoup.

  1. A partir de 1993, il y a eu des relations d’ouverture avec la Russie, Mitterrand était très ouvert à l’égard de la Russie ?

Il a tendu la main en 93 avec un accord. En 94, il y a eu le Mémorandum de Budapest : les Occidentaux ont paniqué : à l’effondrement de l’URSS, 4 états devenaient des puissances nucléaires. Les Ukrainiens étaient de gros producteurs d’armes et ils avaient l’expertise et les infrastructures pour les garder. Les Américains ont dit : non, pas de dissémination, rendez ça aux Russes ! Et on va vous donner des assurances de sécurité pour protéger votre intégrité !

  1. Quelles sont les conséquences du retour des soldats du front ?

Terribles. Ils sont traumatisés, avec de graves problèmes de santé mentale, un grand besoin de soutien psychologique…

Compte-rendu de S.Cadolle

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