Liberté d’expression, liberté de religion, laïcité et caricatures de Mahomet
Catherine Teitgen-Colly, Professeure émérite de l’université Paris 1 Panthéon –Sorbonne
« Comment prendre en considération le nécessaire respect des personnes et de leur croyances tout en ne transigeant pas sur les principes de liberté d’expression et de laïcité ? », telle est la question à laquelle le club citoyen invite à réfléchir à la suite de la décapitation le16 octobre dernier, en pleine rue et à proximité du collège de Conflans –Saint –Honorine où il enseignait, de Samuel Paty, professeur d’ histoire-géographie par un jeune djihadiste. Cet assassinat , qui s’inscrit dans la suite d’autres tragédies qu’a connues la France depuis 1995 du fait des attentats terroristes, présente la singularité d’être intervenu, en réaction à la présentation par ce professeur des caricatures de Mahomet à des élèves de quatrième dans le cadre de son cours d’éducation morale et civique; il a donc trait à l’exercice de la liberté d’expression. La tragédie en cause, l’émoi qu’elle a suscité, l’ampleur des réactions international es auxquelles elle a donné lieu, comme l’enjeu politique qui s’attache à l’exercice de cette liberté en démocratie, invitent à aborder ce débat avec la plus grande modestie.
La liberté d’expression religieuse n’est pas prise pour cible pour la première fois. Nous avons tous en mémoire la fatwa prononcée en 1989 par l’ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie pour la publication un an plus tôt des Versets satanique, puis la violence déchainée au Pakistan, en Iran , en Indonésie … jusqu’en Afrique (manifestations, appels au boycott des produits danois, menaces de mort, attentat meurtrier contre l’ambassade du Danemark , etc.) par la première publication des caricatures de Mahomet au Danemark en 2005, ou encore l’incendie en novembre 201l des locaux de Charlie Hebdo en représailles à la publication par ce journal, au nom de la défense de la liberté d’expression, de ces caricatures en février 2006 et alors qu’était prévue la publication le lendemain d’un numéro spécial Charia Hebdo, enfin et bien sûr la fusillade en son siège que l’on sait qui emporta le 7 janvier 2015 la vie de douze personnes.
L’assassinat de Samuel Paty cinq ans plus tard s’inscrit lui aussi dans un contexte de tension renforcée par l’ouverture en septembre 2020 du procès des complices de ce massacre et la republication en cette occasion des caricatures par Charlie Hebdo sous le titre « tout ça pour ça » en première de couverture. Lors des obsèques de Samuel Paty le 21 octobre, c’est une réponse très ferme qu’a opposée le président de la République à de tels agissements en indiquant que, malgré les intimidations et les menaces, la France, pays de la liberté d’expression, ne renoncerait pas à la publication des caricatures litigieuses. Cet hommage à Samuel Paty, qui suivait un discours aux Mureaux le 2 octobre sur le projet de loi sur « le séparatisme islamiste » stigmatisant la communauté musulmane, a conduit à nouveau à l’embrasement des réseaux sociaux et au déchainement de violences dans les pays musulmans où son portrait a été foulé aux pieds, son effigie brûlée tandis qu’un appel au boycott des produits français était lancé. La presse anglo-saxonne elle-même (du New-York Times au Financial Times) s’est montrée particulièrement virulente. Elle a fait état d’une France en guerre contre l’Islam, s’est demandé pourquoi la France incitait à la colère contre le monde musulman et a dénoncé sa politique laïque intransigeante ainsi que le franc-parler de son président considéré comme insensible à la foi musulmane.
Des efforts ont alors été entrepris notamment pour clarifier ce qui a pu être présenté comme relevant d’un malentendu sémantique, à savoir la traduction en arabe des propos d’Emmanuel Macron sur la lutte contre le « séparatisme islamiste », c’est-à-dire contre une idéologie politique extrémiste incarnée notamment par le djihadisme, traduite en arabe par une lutte contre « le séparatisme islamique » qui renvoie à une religion, l’Islam. Mais c’est au-delà, le modèle républicain français fondé sur la laïcité qu’Emmanuel Macron s’est attaché à défendre pour mettre un terme à l’incompréhension qu’il suscitait à l’étranger. Dans un long entretien accordé le 31 octobre à la chaine qatarie Al- Jazeera , choisie pour sa très forte audience dans le monde arabe avec 35 à 40 millions de téléspectateurs, il a mis en exergue l’attachement spécifique de la France à la liberté d’expression et ce faisant, la pluralité des modèles juridiques de relations entre les deux libertés d’expression et de religion.
Face à la publication des caricatures, chacun peut avoir une opinion et juger le cas échéant cette liberté d’expression excessive en y voyant une offense faite aux musulmans et une atteinte abusive à la liberté de religion qui implique le respect du pluralisme des croyances. Il semble toutefois nécessaire pour que la réflexion puisse progresser d’appréhender le cadre juridique dans lequel ces libertés sont appelées à se déployer. Cette approche juridique, qui exige un retour rigoureux aux textes [1], n’est pas exclusive de toute autre notamment historique, philosophique, géopolitique, sociologique ou encore anthropologique. Il faut rappeler toutefois que le droit, loin d’être hors sol et hors temps, s’inscrit dans un contexte social précis et prend nécessairement en compte ces diverses approches puisqu’il ne fait qu’exprimer les valeurs d’une société donnée à un moment donné. Par ailleurs, et les juristes le savent peut-être mieux que les non juristes, le droit ne saurait régler les rapports sociaux par des réponses tranchées et définitives car la réalité sociale est mouvante et évolutive. Il laisse donc toujours place à interprétation et donc à appréciation dans l’application de la règle de droit à une situation particulière.
Le sujet qui nous retient ce soir soulève deux questions, celle de savoir si la liberté d’expression se voit assigner des limites conduisant à incriminer et sanctionner « le délit de blasphème », c’est-à-dire l’offense ou l’outrage à la divinité ou à la religion? Ou si au contraire elle est si largement conçue qu’elle permet de revendiquer « un droit au blasphème » ? Le droit s’efforce de répondre à ces interrogations à travers la place qu’il donne aux libertés d’expression et de religion et à la définition de leur articulation . En dépit de son internationalisation croissante, il n’est pas un droit commun aux États . Ce sont donc les droits nationaux qui apportent leur propre réponse à ces questions, réponses loin d’être uniformes .
I – La consécration des libertés d’expression et de religion.
Un détour historique s’impose pour comprendre la spécificité du modèle républicain revendiqué par la France. Sans s’attarder aux sources philosophiques de la liberté d’expression, du moins faut-il rappeler la promotion de « l’expression » par la Grèce ancienne qui la plaça au cœur de la démocratie athénienne car gage d’une meilleure délibération, puis l’inscription de son principe dans la tradition libérale qui accompagna il y a trois siècles l’émergence de la figure de l’individu. Dans l’Angleterre du XVII° siècle, Milton notamment , et Locke défendirent cette liberté d’expression dans laquelle le second voyait « le propre » de l’individu car permettant son épanouissement personnel. Les Lumières la promurent ensuite comme favorisant le développement d’une pensée plus rationnelle à même de permettre la participation des citoyens à la démocratie.
Les premières déclarations de droits qui accompagnèrent la fin du XVIII° siècle en Amérique et en France lui donnèrent quant à elles la première place dans l’énoncé des droits. La Constitution américaine lui consacre son premier amendement en 1791 en disposant que « le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse ». En France ,la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) la sacralise en 1789 en disposant dans son article 11 que « la liberté de communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme » et en déduire que « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». La liberté d’expression trouve là son point d’ancrage juridique, devenu aujourd’hui constitutionnel par la référence à cette Déclaration dans Préambule de la Constitution de 1958. Tout en élargissant son champ -d’application à d’autres supports que la presse – la communication par voie audiovisuelle ou par internet- , le Conseil constitutionnel y voit pour sa part « une condition de la démocratie » et « une liberté fondamentale d’autant plus précieuse que son existence est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés » .
La liberté de religion n’a pas eu droit au même traitement. Si la France catholique de l’Ancien Régime a ouvert avec l’édit de Nantes qui marque en 1585 la fin des guerres de religion, une parenthèse de tolérance à l’égard de la religion protestante, sa révocation en 1698 y a mis un terme jusqu’à ce que, à la veille de la Révolution, l’édit de Versailles renoua 1787 avec un u minimum de tolérance. Pour autant la liberté de religion n’a pas été au cœur des débats , au demeurant très brefs, qui présidèrent à l’adoption de la Déclaration de 1789. Elle n’y est d’ailleurs pas proclamée en tant que telle mais seulement comme une opinion parmi d’autres ainsi qu’il ressort de son article 10 qui dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses [ …] » En dépit de cette formulation ambivalente, le « même religieuses » pouvant signifier « bien que » et faire alors de l’expression religieuse une simple tolérance , ou « y compris » et lui valoir la considération attachée à toute opinion, le changement n’en est pas moins fondamental. Les textes ultérieurs de rang divers –constitutionnel, législatif et réglementaire – ont d’ailleurs très vite dissipé cette ambiguïté originelle en visant expressément la liberté de religion. Après dix siècles d’« alliance entre le trône et de l’autel », la« raison laïque » défendue par les révolutionnaires a toutefois gagné peu à peu du terrain au long du XIX° siècle mais non sans-à coups, avant de s’affirmer sous la III° République, notamment avec les lois Jules Ferry ; le mot laïcité apparaissant alors .Il fallut toutefois attendre la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État pour que le principe de laïcité prenne corps. Bien qu’elle n’en prononce pas le nom, ses deux premiers articles énoncent le contenu de ce « pacte laïque », à savoir que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (art.1) tandis que son article 2 exige la neutralité de l’État à l’égard de tous les cultes. Dans la première moitié de ce XX° siècle, le Conseil d’État s’est attaché à le faire vivre dans le quotidien des sonneries de cloches, processions de rue, port de soutanes … par une jurisprudence libérale soucieuse de paix.
La seconde guerre mondiale imposa en réponse aux atrocités commises d’aller plus loin Ainsi les constituants de la IV° République éprouvèrent-ils la nécessité, dans le Préambule de la Constitution de 1946, de « proclamer à nouveau que tout être humain sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés » et d’énoncer parmi « les principes particulièrement nécessaires à notre temps », l’’interdiction de discrimination dans le travail et l’emploi « en raison des origines, opinions ou croyances » comme de relever « le devoir de l’Etat » d’organiser « un enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés ». Ici aussi l’insertion de ces dispositions dans le Préambule de notre actuelle Constitution, leur a conféré valeur constitutionnelle. Celle-ci se montre toutefois plus précise en affirmant tour à tour dans son article 1° que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». La liberté de conscience, la liberté de religion comme le principe de laïcité qui, selon la définition qu’en donne le Conseil constitutionnel , comprend la neutralité de l’État, l’absence de reconnaissance des cultes, le respect de toutes les croyances, la garantie du libre exercice des cultes et leur absence de financement public, sont ainsi des libertés constitutionnellement garanties.
C’est assez dire l’enracinement en France des libertés d’expression et de religion dont la consécration n’a donc pas attendu la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de1948, même si pour la première fois la « liberté d’expression » y est expressément citée. Reste que cette Déclaration, bien que dépourvue de valeur juridique, marque un tournant essentiel en ce qu’elle exprime la volonté de la communauté internationale de réaffirmer la valeur éminente de l’homme et son engagement à protéger au niveau international les droits et libertés qu’elle énonce dont notamment la « liberté de pensée, de conscience et de religion » (art.18) ainsi que la « liberté d’opinion et d’expression » (art. 19) en précisant que « chacun peut [s’en] prévaloir [… ] sans distinction notamment de […] religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion […] « (art.2). Plus encore elle s’est attachée à donner une définition large de ce couple de libertés qui constitue le fondement d’une société démocratique. Ainsi la première s’entend comme « la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’ en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte, et l’accomplissement des rites » (art.18), elle n’est donc pas limitée au for intérieur et il est possible d’y renoncer, soit un rejet de toute criminalisation de l’apostasie qui explique l’abstention émise par l’Arabie Saoudite lors du vote de cette Déclaration. Quant à la liberté d’opinion et d’expression, elle « implique le droit de n’être pas inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit » (art.19).
La reprise de ces dispositions par le Conseil de l’Europe en 1950 dans la convention européenne des droits de l’homme adoptée (art.9 -1et 10-1), puis par l’ONU en 1966 dans le pacte international sur le droits civils et politiques (art. 18-1 et 19 -1 et 2), ainsi que par l’Union européenne dans la charte des droits fondamentaux adoptée en 2000 (art.10-1et 11-1) leur a donné la valeur juridique éminente qui s’attache à tout traité international . Elles s’imposent donc, sous le contrôle des juges européens et nationaux, aux Etats qui , comme la France, y ont souscrit. La Cour européenne des droits de l’homme (cour de Strasbourg) a pour sa part contribué à l’enrichissement substantiel des dispositions de la convention européenne par l’interprétation qu’elle en a donnée. Ainsi a-t-elle mis en exergue, dans son célèbre arrêt Handyside du 7 décembre 1976, la double finalité collective et individuelle de la liberté d’expression qui constitue pour elle « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun ». De même, elle a jugé que cette liberté « figure dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et leur conception de la vie mais est aussi un bien pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents » en ajoutant « il y va du pluralisme consubstantiel à pareille société » (CEDH, 25 mai 1993, Kokinakis c/Grèce). Cette jurisprudence a ainsi donné toute sa portée à la liberté de croire et de ne pas croire en se montrant respectueuse des multiples expressions de la foi religieuse mais en valorisant aussi « les impératifs de la laïcité ».
Pour être largement conçues et fermement défendues, aucune de ces deux libertés n’est toutefois absolue.
II- L’encadrement des libertés d’expression et de religion
Sans doute est-ce aux Etats-Unis que le caractère fondamental de liberté d’expression tant pour la démocratie qui exige un débat libre sur les questions d’intérêt public que pour le progrès des idées favorisé par « leur « libre marché» est le mieux compris. Tenue pour absolue par le premier amendement de la Constitution, cette liberté n’est assortie que de faibles restrictions et s’avère particulièrement extensive puisque reposant sur l’indifférence de l’Etat au contenu des opinions –aucune idée n’est fausse, et peu importe les valeurs qu’elle défend, seuls les faits peuvent l’être – ainsi que sur sa neutralité à l’égard de ces valeurs. Il n’y a donc pas de place pour la « moralité publique » mais pour des idées et valeurs portées par chacun , ce qui garantit notamment le respect de la liberté de religion de chacun qui fut au fondement de la construction des États- Unis en un temps où il s’agissait de protéger la religion des immigrants contre l’État .
La situation est différente en France ne serait-ce que parce qu’ historiquement il s’est agi de protéger l’État et plus précisément la République contre les religions. Dès 1789, la Déclaration des droits de l’homme fixe une limite générale à l’exercice des droits et libertés qu’elle proclame, en disposant en son article 4 que « la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des même droits. Ces bornes ne peuvent qu’être déterminées par la loi ». Un principe de non-nuisance est ainsi posé dont certains, s’inscrivant dans une perspective libérale, comme Stuart Mill (De la liberté, 1859) donnèrent ensuite une interprétation stricte en l’entendant comme l’interdiction de causer un préjudice concret à autrui De façon plus précise, cette Déclaration le subordonne la manifestation des opinions à la condition de ne pas troubler « l’ordre public établi par la loi » (art.10) et garantit la liberté d’expression « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » (art.11). Les juges se sont attachés à préciser ce cadre . Ainsi le Conseil constitutionnel a jugé que, si en vertu de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme , la loi peut limiter la liberté de communication pour réprimer les abus de son exercice qui portent « atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers », c’est à la condition que ces atteintes soient « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ».(CC, 28 fév.2012). Ce cadre n’est pas sans lien avec l’encadrement de cette liberté par le droit international des droits de l’homme de l’après-guerre.
Ainsi la Déclaration universelle fait état en 1948 des « devoirs de l’individu envers la communauté dans laquelle il vit » toute en précisant que ces « limitations » doivent être « établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique » (art .19). Les traités internationaux ultérieurs formulent également, sauf pour certains droits considérés comme « indérogeables » tels notamment l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains et dégradants, des limitations à l’exercice des droits et libertés sous la forme d’une clause – type qui assortit systématiquement, chacun de ces droits et libertés en subordonnant sa limitation à une triple condition d’une part, d’être prévue par la loi, celle-ci étant entendue comme une règle accessible et prévisible, d’autre part, de répondre aux buts légitimes fixés par la loi pour la liberté en cause et qui sont aussi divers et larges selon l’article 10-2 de la convention européenne relatif à la liberté d’expression, que « la sécurité nationale, l’intégrité territoriale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, la sauvegarde d’informations confidentielles, la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire », soit une série de buts largement conçus. Enfin, la limitation doit être nécessaire «dans une société démocratique » à la réalisation de ces buts, c’est-à-dire répondre à « un besoin social impérieux » ; la « société démocratique », véritable standard de la jurisprudence de la cour de Strasbourg, étant quant à elle définie comme une société caractérisée par « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture ».
L’ingérence des pouvoirs publics dans l’exercice des libertés est donc encadrée et contrôlée par le juges nationaux et européens, et ce d’autant que ceux-ci doivent faire une interprétation stricte des limitations prévues par la loi car il s’agit d’exceptions au principe de liberté. Le contrôle opéré par la Cour de Strasbourg est toutefois modulé dans son intensité au vu du consensus existant ou non entre les Etats européens dans le domaine en cause. Lorsque celui-ci est faible, comme c’est le cas dans les domaines sociétaux de la morale et de la religion, les Etats se voient accorder une large marge nationale d’appréciation.
III- Du délit de blasphème au droit au blasphème ?
La violence des réactions suscitées par la publication des caricatures de Mahomet ou par leur présentation par Samuel Paty à ses élèves, rend compte sur le mode le plus tragique de la tension en réalité constante entre ces deux libertés fondamentales que sont les libertés d’expression et de religion. Elle invite à s‘interroger au-delà sur la compatibilité de l’incrimination du « délit de blasphème » avec la liberté d’expression ainsi qu’ à l’inverse, celle d’ « un droit au blasphème », entendu comme permettant à quiconque de blesser ou d’offenser autrui dans ses croyances religieuses, avec le respect de la liberté de religion.
Le droit européen n’apporte guère de réponses en la matière car la cour de Strasbourg, renvoie l’équilibre entre ces libertés à la marge nationale d’appréciation des États au vu des fortes disparités des législations des États parties à la convention. Ainsi la France a aboli sous la Révolution le crime de « lèse-majesté divine » et a définitivement renoncé à l’incrimination du blasphème dans la loi sur la presse de 1881, sauf en Alsace –Moselle en raison de l’application qui perdure du code pénal allemand de 1871. En revanche, nombre d’Etats , dont l’Autriche, la Grèce, la Turquie et jusqu’en 2018,l’Irlande, l’incriminent. Cette diversité a conduit la cour de Strasbourg à juger que l’interdiction d’un film jugé blasphématoire par les autorités autrichiennes n’était pas contraire à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la convention européenne (CEDH 1994, Otto Preminger Institut c/Autriche) . Elle a fait de même à propos d’une vidéo interdite par le Royaume Uni à une époque où le blasphème n’y avait pas encore été aboli, il le sera en 2008 , après avoir relevé l’absence « dans les ordres juridiques et sociaux des Etats membres du Conseil de l’Europe », d’«une concordance de vues suffisante pour conclure qu’un système permettant à un Etat d’imposer des restrictions à la propagation d’articles réputés blasphématoires , n’est pas en soi nécessaire dans une société démocratique « (CEDH, 25 nov.1996,Wingrove c/Royaume-Uni). Plus récemment en 2018, c’est encore au nom de « l’ample marge d’appréciation » à laisser aux Etats, qu’ elle a conclu à la non- incompatibilité avec la convention, de la condamnation par l’Autriche des déclarations d’une journaliste faisant état de tendances pédophiles du prophète Mahomet à propos de son mariage avec la jeune Aicha ; propos jugés abusifs et blasphématoires et « dépassant les limites d’un débat objectif », risquant en outre d’engendrer des préjugés et de menacer « la paix religieuse » au sein d’une population comptant près de 90% de catholiques (CEDH, 25 octobre 2018, ES c/Autriche). Non sans avoir à nouveau relevé à propos du voile islamique « l’absence de communauté de vues entre les États », la Cour a en sens inverse jugé incompatible avec la liberté d’expression, au vu du principe de laïcité prévalant dans ces deux pays, l’interdiction du voile dans les écoles publiques françaises ( CEDH, 4 déc. 2008, Dogru c/France) et dans les universités turques ( CEDH, 10 nov.2005, Leila Sahin c/ Turquie) de même que celle du voile intégral en France (CEDH, 1° juillet 2014, SAS c/France)
Quant au blasphème, si le droit français l’ignore et permet donc la critique même blessante ou offensante des religions, pour autant , et à la différence des Etats-Unis, la liberté d’expression ne peut s’exercer sans limite car d certains comportements peuvent tomber sous le coup de la loi pénale. Ainsi la grande loi sur la presse de 1881 qui demeure le fondement du droit en la matière protège tant les droits d’autrui par l’incrimination de la diffamation et de l’injure en cas d’atteintes directes à l’honneur d’une personne ou d’un corps , que l’ordre public par l’incrimination de la provocation à des crimes et délits ; incrimination élargie depuis 1972 à la provocation à la discrimination à la haine ou à la violence en raison de l’origine ou d’une appartenance notamment religieuse, tandis qu’était renforcée la sanction de la diffamation et l’injure fondées sur une appartenance raciale ou religieuse. Le droit français dissocie donc les attaques aux croyances de celles offensant des personnes ou groupe de personnes en raison de leurs croyances, dissociation dont on pourrait voir l’écho de la banalisation par la Déclaration de droits de l’homme des croyances religieuses réduites à de simples « opinions » religieuses et plus sûrement la conséquence d’une sécularisation de plus en plus affirmée de la société.
Reste que cette distinction subtile n’est pas toujours facile à mettre en œuvre ainsi qu’en témoigne la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle une publicité commerciale en faveur d’une marque de jean parodiant la Cène ne constitue pas une attaque directe et personnelle des catholiques constitutive du délit d’ injure en raison de leur confession car n’ayant pas pour objectif de les offenser ni de porter atteinte à leur considération (Cass.civ. 2006, Soc. Girbaud). En revanche l’assimilation par Dieudonné dans un de ses spectacles, des « juifs» à « une secte, une escroquerie » ne relève pas pour la Cour de « la libre critique du fait religieux participant d’un débat d’intérêt général » mais constitue une injure publique envers un groupe de personnes en raison de son origine » dont la répression est « une restriction nécessaire dans une société démocratique » (Cass . Ass.plen., 6 février 2007). Pour procéder à une telle dissociation, pas toujours évidente en pratique, les juges prennent en compte, outre le contenu de l’expression, divers éléments comme d’une part, l’objet de l’expression pour mesurer si elle vise à permettre le débat public ou poursuit d’autres fins, notamment publicitaires ou commerciales, d’autre part, l’accès ouvert à l’expression incriminée ou fermé par l’exigence d’une démarche particulière, ou encore le contexte de l’expression incriminée comme l’existence de polémiques ou manifestations violentes l’ayant accompagnée, enfin le cadre de l’expression : une expression humoristique irrévérencieuse prenant place dans un journal satirique appelant une plus grande tolérance. C’est au terme d’un tel examen que les juges judicaires ont relaxé Charlie Hebdo pour la publication des caricatures de Mahomet au motif qu’elle participait « au débat d’intérêt général sur la liberté d’expression mise à mal par la polémique, les intimidations et certaines réactions suscitées par leur diffusion dans le journal danois » et qu’elle visait « clairement une fraction et non l’ensemble de la communauté musulmane ». Elle en a déduit que ces caricatures ne constituaient « pas une injure […] et ne dépassaient pas la limite admissible de de la liberté d’expression garantie par le droit interne et le droit conventionnel » (CA Paris, 11° ch., 12 mars 2008).
Par l’abolition définitive du délit de blasphème en 1881, c’est-à-dire au moment où s’entamait un processus de laïcisation de l’Etat, la France a clairement signifié que l’Etat n’avait pas à préserver « la paix religieuse » et à protéger ainsi « un ordre sacré » en limitant la liberté d’expression en matière religieuse, analyse que conforte le principe désormais constitutionnel de laïcité. Pour autant , la violence que peut susciter l’exercice de la liberté d’expression en matière religieuse qui vise désormais l’Islam du fait de l’essor de la communauté musulmane mais aussi de la confusion largement entretenue par certains médias et politiques avec le terrorisme djihadiste , ne peut laisser indifférent et force à s’interroger sur les moyens non de restaurer « la paix religieuse » mais de garantir « la paix sociale », la seule dont un État laïc ait à se soucier.
La tâche est vaste en raison tout à la fois de l’ampleur de l’écho donné par internet et les réseaux sociaux à toute information u désinformation en la matière mais aussi et surtout de l’ample sécularisation de la société française qui la rend de moins en moins apte à appréhender le fait religieux et à comprendre que pour les fidèles de quelque religion que ce soit, leur croyance religieuse ne se réduit pas à une simple opinion et l’offense faite à leur religion est reçue comme une injure directe et personnelle. Le respect mutuel qu’impose l’exercice de la liberté d’expression est pourtant au cœur du « vivre ensemble » dans un monde dont l’interconnexion rend le pluralisme incontournable. Le droit n’est pas resté indifférent à ce souci du « vivre ensemble » puisque certains textes et décisions de justice s’y réfèrent directement, voire aussi indirectement à travers le souci affirmé de protection d’un ordre public élargi au-delà de l’ordre matériel qui comprend la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique-, à un ordre public immatériel fondé sur le respect d’un certain nombre de valeurs dont notamment le respect de la dignité de la personne. Reste qu’on ne saurait sous-estimer le risque que comporte pour les libertés la promotion du « vivre ensemble » ou de « la dignité » comme borne à leur exercice du fait du caractère indéterminé et malléable de ces concepts ont ouvrant et partant de leur appréciations subjective. Avant tout confiants dans les vertus du débat public pour le progrès de la démocratie et de l’esprit humain, les Etats –unis l’ont depuis longtemps compris en bornant la liberté d’expression aux seuls cas de violence ou d’incitation à la violence physique, soit une interprétation minimaliste du principe de non-nuisance à autrui à même de garantir au mieux les droits et libertés de chacun .
[1] Sous peine de contre-sens ainsi que l’ont relevé certains juristes à propos de la Lettre aux professeurs d’histoire géographie ou Comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression que le sociologue et démographe F.Héran avait adressé à ces professeurs le 30 octobre (lettre publiée sur le site la Vie des idées et jointe avec deux autres articles à l’invitation de ce soir) ; critiques dont il est en partie convenu dans l’ouvrage Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression publié en janvier 2021 aux éditions La Découverte.
Imprimer ce compte rendu
Commentaires récents