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07/12/2020 - Catherine Teitgen-Colly - Liberté d'expression.

Liberté d’expression, liberté  de religion,  laïcité  et caricatures de Mahomet

Catherine Teitgen-Colly, Professeure émérite de l’université Paris 1 Panthéon –Sorbonne

« Comment prendre en considération le nécessaire respect des personnes et de leur croyances tout en ne transigeant pas  sur les  principes de liberté d’expression et de laïcité ? », telle est la question à laquelle  le club citoyen invite à réfléchir à la suite de la décapitation  le16 octobre dernier,  en pleine rue et à proximité du collège  de Conflans –Saint –Honorine où il enseignait, de Samuel  Paty, professeur d’ histoire-géographie par un jeune djihadiste. Cet assassinat , qui  s’inscrit dans la suite d’autres tragédies qu’a connues  la France depuis 1995 du fait des attentats terroristes,  présente la singularité d’être intervenu, en réaction à la présentation  par ce professeur des caricatures de Mahomet à des élèves de quatrième dans le cadre de son cours d’éducation morale et civique; il a donc trait à  l’exercice de la liberté d’expression. La  tragédie en cause, l’émoi qu’elle a suscité, l’ampleur des réactions  international es auxquelles elle a donné lieu, comme l’enjeu politique qui s’attache à l’exercice de cette liberté en démocratie,  invitent à aborder ce débat  avec la plus grande  modestie.

La liberté d’expression religieuse n’est pas prise pour cible pour la première fois. Nous avons tous  en mémoire la fatwa prononcée en 1989 par  l’ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie pour la publication un an plus tôt des Versets satanique,  puis la violence déchainée au Pakistan, en Iran , en Indonésie … jusqu’en  Afrique  (manifestations,  appels au boycott des produits danois, menaces de mort, attentat meurtrier  contre l’ambassade du Danemark , etc.) par la première publication  des caricatures de Mahomet au Danemark en 2005,  ou encore l’incendie en  novembre 201l des locaux de  Charlie Hebdo en représailles à la publication par ce journal,  au  nom de la défense de la liberté d’expression, de ces caricatures en février  2006  et  alors qu’était prévue la publication  le lendemain  d’un numéro spécial Charia Hebdo, enfin et  bien sûr  la fusillade en son siège que l’on sait qui emporta le 7 janvier 2015 la vie de  douze personnes.  

 L’assassinat de Samuel Paty cinq ans plus tard s’inscrit lui aussi  dans un contexte de tension  renforcée  par  l’ouverture en septembre  2020  du procès  des complices de ce massacre  et la republication  en cette occasion des caricatures par Charlie Hebdo sous  le titre « tout ça pour ça » en première de couverture.  Lors des obsèques de Samuel  Paty le 21 octobre, c’est une réponse très ferme qu’a opposée le président  de la République  à de tels agissements  en indiquant  que, malgré les intimidations et les menaces,  la  France,  pays de la liberté d’expression, ne renoncerait pas à la publication des caricatures litigieuses. Cet  hommage à Samuel Paty, qui suivait  un  discours  aux Mureaux  le  2 octobre sur le projet de loi sur « le séparatisme islamiste » stigmatisant la communauté musulmane, a  conduit à nouveau à l’embrasement des réseaux sociaux et au  déchainement de  violences dans les pays musulmans où son  portrait a été  foulé aux pieds, son effigie brûlée tandis qu’un appel au boycott des produits français était  lancé.  La presse anglo-saxonne  elle-même (du New-York Times au  Financial Times) s’est montrée  particulièrement virulente. Elle a fait  état  d’une France en guerre contre l’Islam, s’est demandé pourquoi la France incitait  à la colère contre le monde musulman  et  a dénoncé  sa politique laïque intransigeante ainsi que le franc-parler de son président considéré comme insensible  à la foi musulmane.

Des  efforts ont alors été entrepris  notamment  pour  clarifier ce qui a  pu être présenté  comme relevant d’un malentendu   sémantique, à savoir la traduction en arabe  des propos  d’Emmanuel  Macron  sur la lutte contre le « séparatisme islamiste », c’est-à-dire  contre une  idéologie politique extrémiste incarnée notamment par le djihadisme, traduite en arabe  par une lutte contre « le séparatisme islamique » qui renvoie  à une religion, l’Islam. Mais c’est  au-delà, le  modèle républicain français  fondé sur la laïcité qu’Emmanuel Macron s’est attaché à  défendre pour mettre un terme à l’incompréhension qu’il suscitait  à l’étranger. Dans un long entretien accordé le 31 octobre à  la chaine qatarie  Al- Jazeera , choisie pour sa très  forte audience  dans le monde arabe  avec  35 à 40 millions de téléspectateurs,  il a mis  en exergue l’attachement spécifique de la France à la liberté d’expression et ce faisant,  la pluralité des  modèles  juridiques de relations entre les deux libertés d’expression et  de religion.

Face à la publication des  caricatures, chacun peut avoir une opinion  et juger le cas échéant cette liberté d’expression excessive en y voyant une  offense faite aux musulmans et une atteinte  abusive à  la  liberté de religion qui implique  le respect du pluralisme des croyances. Il semble toutefois  nécessaire  pour que la réflexion puisse progresser d’appréhender   le cadre  juridique dans lequel  ces libertés sont appelées à se déployer. Cette approche  juridique, qui exige un retour rigoureux aux textes [1], n’est pas exclusive  de toute autre  notamment historique, philosophique,  géopolitique, sociologique ou encore anthropologique. Il faut rappeler toutefois que le droit, loin d’être hors sol et hors temps, s’inscrit dans un contexte social précis et prend nécessairement en compte ces  diverses approches puisqu’il ne fait  qu’exprimer  les valeurs d’une société donnée à un moment donné. Par ailleurs, et les juristes  le savent peut-être mieux que les non juristes,  le droit ne saurait régler les rapports  sociaux par  des réponses tranchées et définitives car la réalité sociale est mouvante et évolutive. Il laisse donc toujours place à interprétation et donc  à appréciation dans  l’application de la règle de droit à une situation particulière.

Le sujet qui nous retient ce soir  soulève  deux questions, celle de savoir  si la liberté d’expression se voit assigner des limites  conduisant  à  incriminer et sanctionner « le délit de blasphème », c’est-à-dire l’offense  ou  l’outrage  à la divinité ou à la religion? Ou si au contraire elle est si  largement conçue qu’elle permet de revendiquer  « un droit au blasphème » ? Le droit s’efforce de répondre à ces  interrogations  à travers  la place qu’il donne  aux libertés d’expression et de religion et à la définition de  leur  articulation . En dépit de son internationalisation croissante,  il n’est pas un droit commun aux États . Ce  sont donc les droits nationaux qui apportent  leur propre réponse à ces questions, réponses loin d’être uniformes .


I – La consécration des  libertés d’expression et de religion.

Un détour historique s’impose pour comprendre la spécificité du modèle républicain  revendiqué par la France. Sans s’attarder aux sources  philosophiques de la liberté d’expression, du moins faut-il  rappeler  la  promotion  de « l’expression »  par la Grèce ancienne qui la plaça  au cœur de la démocratie athénienne  car gage d’une meilleure délibération, puis  l’inscription de son principe dans la tradition libérale qui  accompagna  il y a trois siècles l’émergence de  la figure de l’individu. Dans l’Angleterre du XVII° siècle, Milton notamment , et Locke défendirent cette liberté d’expression dans laquelle le second voyait « le propre »  de l’individu car permettant son épanouissement personnel. Les Lumières la  promurent ensuite  comme  favorisant le développement d’une pensée plus rationnelle  à même de permettre la participation des citoyens  à la démocratie.

 Les premières déclarations de droits  qui  accompagnèrent la fin du XVIII° siècle en Amérique et en France  lui donnèrent quant à elles la première place dans l’énoncé des droits. La Constitution américaine lui consacre  son  premier amendement en 1791 en disposant que « le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse ». En France ,la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) la sacralise  en 1789  en disposant  dans son article 11 que  « la liberté de communication des pensées et des opinions est  un des droits les plus précieux de l’homme » et en déduire  que « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». La liberté d’expression trouve là son  point d’ancrage juridique, devenu  aujourd’hui constitutionnel par la référence à cette Déclaration dans   Préambule de la Constitution de 1958. Tout en élargissant son champ  -d’application  à d’autres supports  que la presse –  la communication par  voie audiovisuelle ou par internet- , le Conseil  constitutionnel  y voit pour sa part   « une condition de la démocratie » et « une liberté fondamentale d’autant plus précieuse que son existence est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés »  .

La liberté de religion n’a pas eu droit au même traitement. Si la France catholique de l’Ancien Régime a ouvert  avec l’édit de Nantes qui marque en 1585 la fin des guerres de religion, une parenthèse de  tolérance à l’égard de la religion protestante,  sa révocation  en 1698  y a mis un terme jusqu’à ce que, à  la veille de la Révolution,  l’édit de Versailles renoua 1787 avec un u minimum de tolérance. Pour autant la liberté de religion n’a pas été  au cœur des débats , au demeurant  très brefs, qui présidèrent à l’adoption  de la Déclaration de 1789. Elle n’y  est d’ailleurs pas  proclamée  en tant que telle mais seulement comme une opinion parmi d’autres ainsi qu’il ressort de son article 10 qui dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses [ …] » En dépit de cette formulation ambivalente,  le  « même religieuses » pouvant signifier « bien que » et faire alors de l’expression religieuse une simple tolérance , ou  « y compris » et lui valoir la considération attachée  à toute opinion, le changement n’en est pas moins fondamental. Les textes ultérieurs de rang divers –constitutionnel, législatif et réglementaire – ont d’ailleurs très vite dissipé cette ambiguïté originelle en visant   expressément la liberté de religion. Après dix siècles d’« alliance entre le trône et de l’autel », la« raison laïque » défendue  par les révolutionnaires a toutefois  gagné peu à peu du terrain au long   du  XIX° siècle mais non sans-à coups,  avant de s’affirmer  sous la III° République,  notamment avec  les lois Jules Ferry ;  le mot  laïcité apparaissant alors .Il fallut toutefois  attendre  la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État pour  que  le principe de laïcité prenne corps. Bien qu’elle n’en prononce  pas le nom, ses  deux premiers articles énoncent le contenu de ce « pacte laïque », à savoir que « la République  assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des  cultes » (art.1) tandis que son article 2  exige la neutralité de l’État à l’égard de tous les cultes.  Dans la première moitié de ce XX° siècle, le Conseil d’État s’est attaché  à le faire vivre dans le quotidien des sonneries de cloches, processions de rue, port de soutanes … par  une jurisprudence libérale soucieuse de  paix.

La  seconde guerre  mondiale  imposa en réponse aux atrocités commises d’aller plus loin Ainsi   les constituants de  la IV° République  éprouvèrent-ils la nécessité, dans le Préambule de la Constitution de 1946,  de « proclamer à nouveau que tout être humain sans distinction de race, de  religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés »  et  d’énoncer  parmi  « les principes particulièrement nécessaires à notre temps », l’’interdiction de  discrimination dans le travail et l’emploi « en raison des origines, opinions ou croyances »  comme  de relever «  le  devoir de l’Etat » d’organiser « un  enseignement public gratuit et laïque  à tous les degrés ». Ici aussi  l’insertion de ces dispositions dans le Préambule de  notre actuelle Constitution, leur a conféré  valeur  constitutionnelle. Celle-ci se montre toutefois plus précise  en  affirmant tour à tour dans  son article 1° que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race  ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». La liberté de conscience, la liberté de religion comme le  principe de  laïcité qui, selon la définition qu’en donne  le Conseil constitutionnel , comprend la neutralité de l’État, l’absence de reconnaissance des cultes, le  respect de toutes les croyances, la garantie du libre exercice des cultes et leur absence de financement  public, sont  ainsi  des  libertés constitutionnellement garanties.

C’est assez dire l’enracinement en France  des libertés d’expression et de religion dont la consécration n’a donc pas attendu  la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de1948, même si pour la première fois  la « liberté d’expression »  y est expressément citée. Reste que cette Déclaration,  bien que dépourvue de valeur juridique, marque un tournant essentiel en ce qu’elle exprime la volonté de la communauté internationale de réaffirmer  la valeur éminente de l’homme et son engagement à  protéger au niveau international  les droits et libertés qu’elle énonce  dont  notamment la  « liberté de pensée, de conscience et de religion » (art.18)  ainsi que  la « liberté d’opinion et d’expression » (art. 19) en précisant que « chacun peut [s’en]  prévaloir  [… ] sans distinction  notamment de  […] religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion […] « (art.2). Plus encore elle s’est attachée  à donner une définition large de ce couple de  libertés qui constitue le  fondement d’une société démocratique. Ainsi la première s’entend  comme «  la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction  seule ou en commun, tant en public  qu’ en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte, et l’accomplissement des rites » (art.18), elle n’est donc pas limitée au for intérieur et il est possible d’y renoncer,  soit un rejet de toute criminalisation de l’apostasie qui  explique  l’abstention  émise par  l’Arabie Saoudite lors du  vote de cette  Déclaration. Quant à la  liberté d’opinion et d’expression, elle « implique le droit de n’être pas inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit » (art.19).

La reprise de ces dispositions  par le Conseil de l’Europe en 1950 dans  la convention européenne des droits de l’homme  adoptée (art.9 -1et 10-1), puis par l’ONU en 1966  dans  le pacte international sur le droits civils et politiques (art. 18-1 et 19 -1 et 2),  ainsi que par  l’Union européenne  dans la charte des droits fondamentaux  adoptée en 2000 (art.10-1et 11-1) leur a donné  la valeur juridique éminente qui s’attache  à tout traité  international . Elles s’imposent donc, sous le contrôle des juges européens  et nationaux,  aux Etats qui , comme la France,  y ont souscrit. La Cour européenne des droits de l’homme (cour de Strasbourg)  a  pour sa part contribué à l’enrichissement  substantiel des dispositions de la convention européenne par l’interprétation qu’elle en a donnée. Ainsi a-t-elle mis en exergue,  dans son célèbre arrêt Handyside du 7 décembre 1976,  la double  finalité collective et individuelle de la liberté d’expression qui constitue  pour elle  « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions  primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun ». De même,  elle a jugé que  cette liberté « figure dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et leur conception de la vie  mais est aussi un bien pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents » en ajoutant « il y va du pluralisme consubstantiel à pareille société » (CEDH, 25 mai 1993, Kokinakis c/Grèce). Cette  jurisprudence  a ainsi donné  toute sa portée à la liberté de croire et de  ne pas croire en se montrant respectueuse des multiples expressions de la foi religieuse mais en valorisant aussi « les impératifs de  la laïcité ».

Pour être  largement conçues et fermement défendues,  aucune de  ces deux libertés n’est toutefois  absolue.

II- L’encadrement des  libertés d’expression et de religion

Sans doute est-ce aux  Etats-Unis que le caractère fondamental  de   liberté d’expression tant pour la démocratie qui exige un débat  libre sur les questions d’intérêt public que  pour le progrès des idées favorisé  par « leur   « libre marché»  est le mieux  compris. Tenue  pour absolue par le premier amendement de la Constitution, cette liberté n’est assortie que de faibles restrictions et s’avère particulièrement extensive puisque reposant sur l’indifférence de l’Etat au contenu des opinions –aucune idée n’est  fausse, et peu importe les valeurs qu’elle défend, seuls les faits peuvent l’être –  ainsi que sur sa neutralité à l’égard de ces valeurs. Il n’y a donc pas  de place pour  la « moralité publique » mais  pour  des idées et valeurs portées par chacun , ce qui  garantit  notamment le respect de la  liberté de religion de chacun qui fut au fondement de la construction  des  États- Unis  en un temps  où il s’agissait de protéger la religion des immigrants contre l’État .

La situation est différente en France ne serait-ce que parce  qu’ historiquement  il s’est agi de  protéger l’État  et plus précisément la République contre les  religions. Dès 1789, la Déclaration des droits de l’homme fixe  une limite générale  à l’exercice des droits et  libertés qu’elle proclame, en disposant  en son article 4 que  « la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme  n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des même droits. Ces bornes ne  peuvent qu’être déterminées par la loi ».  Un principe de  non-nuisance  est ainsi posé dont certains, s’inscrivant dans une perspective libérale, comme Stuart Mill (De la liberté, 1859)  donnèrent ensuite   une interprétation stricte en l’entendant comme l’interdiction de causer  un préjudice concret  à autrui  De façon plus précise, cette Déclaration le  subordonne la manifestation  des opinions à la condition de ne pas troubler «  l’ordre public établi par la loi » (art.10) et  garantit la liberté d’expression « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » (art.11). Les juges  se sont attachés à préciser ce cadre . Ainsi le   Conseil constitutionnel  a jugé que,  si en vertu de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme ,  la loi  peut limiter la liberté de communication pour réprimer les abus de son exercice qui portent  « atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers », c’est à la condition que ces  atteintes soient «  nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ».(CC, 28 fév.2012). Ce cadre  n’est pas sans lien avec l’encadrement de cette liberté par  le  droit international des droits de l’homme de l’après-guerre.

Ainsi la Déclaration universelle fait état en  1948 des « devoirs de l’individu envers la communauté dans laquelle il vit » toute  en précisant que ces « limitations »  doivent être « établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique » (art .19). Les traités internationaux ultérieurs  formulent également, sauf pour certains droits considérés comme « indérogeables » tels notamment l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains et dégradants, des limitations  à l’exercice des droits et libertés sous la forme d’une  clause – type qui assortit systématiquement, chacun de ces droits et libertés en  subordonnant sa limitation  à   une  triple condition d’une  part, d’être prévue par la loi, celle-ci étant entendue  comme une  règle accessible et prévisible, d’autre part, de répondre aux  buts légitimes fixés par  la loi pour la liberté en cause et qui sont aussi divers et larges selon l’article 10-2 de la convention européenne relatif à  la liberté d’expression, que « la sécurité nationale, l’intégrité territoriale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, la sauvegarde d’informations confidentielles, la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire », soit une série de buts largement conçus. Enfin, la limitation  doit être nécessaire «dans une société démocratique » à la réalisation de ces buts, c’est-à-dire répondre à « un besoin social impérieux » ; la « société démocratique », véritable standard de la jurisprudence de la cour de Strasbourg,  étant quant à elle définie  comme  une  société caractérisée par « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture ».

L’ingérence des pouvoirs publics dans l’exercice des  libertés est donc encadrée et  contrôlée par le juges nationaux et européens,  et ce d’autant que ceux-ci doivent faire une interprétation   stricte  des limitations prévues par la loi car il s’agit d’exceptions au principe de liberté. Le contrôle  opéré par la Cour de Strasbourg  est toutefois modulé  dans son intensité au vu du consensus existant ou non entre les  Etats européens dans le domaine en cause. Lorsque celui-ci est faible, comme c’est  le cas dans les domaines  sociétaux de la morale et de la religion, les Etats  se voient accorder une large marge nationale d’appréciation.   

III-  Du délit de  blasphème au droit au blasphème ?

La  violence des réactions suscitées par  la  publication des caricatures de Mahomet ou par  leur présentation par Samuel Paty à ses  élèves, rend  compte sur le  mode le plus tragique de  la tension en réalité  constante entre  ces  deux libertés fondamentales que sont les  libertés d’expression  et de religion. Elle invite à s‘interroger au-delà sur  la compatibilité de l’incrimination du  « délit de blasphème » avec  la liberté d’expression ainsi qu’ à l’inverse, celle d’ « un droit au blasphème », entendu comme  permettant  à quiconque de blesser ou d’offenser autrui dans ses croyances  religieuses, avec le respect  de la liberté de religion. 

Le droit européen n’apporte guère de réponses  en la matière  car la cour de Strasbourg, renvoie l’équilibre entre ces libertés à la marge nationale d’appréciation des États au vu des fortes disparités des  législations des États parties  à la convention. Ainsi la France a aboli  sous la Révolution le crime de « lèse-majesté divine » et a définitivement renoncé à l’incrimination du blasphème dans la loi sur la presse de 1881,  sauf en  Alsace –Moselle en raison de l’application qui perdure du code pénal allemand  de 1871. En revanche,  nombre d’Etats , dont  l’Autriche, la Grèce, la Turquie et jusqu’en 2018,l’Irlande, l’incriminent. Cette diversité a conduit la cour  de Strasbourg  à juger que  l’interdiction d’un film jugé  blasphématoire par  les autorités autrichiennes  n’était pas contraire  à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la convention européenne (CEDH 1994, Otto Preminger Institut c/Autriche) . Elle a fait de  même  à propos d’une vidéo interdite  par le  Royaume Uni  à une époque où  le blasphème  n’y avait pas encore été aboli, il le sera en 2008 , après avoir relevé l’absence « dans les ordres  juridiques et sociaux des Etats membres du Conseil de l’Europe », d’«une concordance de vues suffisante  pour conclure  qu’un système permettant à un Etat d’imposer des restrictions à la propagation d’articles  réputés blasphématoires , n’est pas en soi  nécessaire dans une société démocratique «  (CEDH, 25 nov.1996,Wingrove c/Royaume-Uni).  Plus récemment en 2018,  c’est encore au nom de «  l’ample marge d’appréciation »  à  laisser aux Etats, qu’ elle a conclu à la non- incompatibilité avec  la convention, de  la condamnation par l’Autriche des déclarations d’une journaliste faisant état de tendances pédophiles du prophète Mahomet à propos de  son mariage avec la jeune Aicha ; propos jugés abusifs et  blasphématoires et « dépassant les limites d’un débat objectif »,  risquant en outre  d’engendrer des préjugés et de menacer « la paix religieuse »  au  sein d’une   population  comptant près de 90% de catholiques (CEDH, 25 octobre 2018, ES c/Autriche). Non sans avoir  à nouveau relevé  à propos du voile islamique « l’absence de communauté de vues entre les États »,  la Cour a en sens inverse jugé incompatible avec  la  liberté d’expression, au vu du  principe de laïcité prévalant dans  ces deux pays, l’interdiction du voile dans les  écoles publiques  françaises ( CEDH, 4 déc. 2008, Dogru c/France)  et dans les  universités turques ( CEDH, 10 nov.2005, Leila Sahin c/ Turquie) de même que celle du voile intégral en France (CEDH, 1° juillet 2014, SAS c/France)

Quant au blasphème, si le droit français l’ignore et permet donc la critique même blessante ou offensante  des religions, pour autant , et à la différence des Etats-Unis,  la liberté d’expression ne peut s’exercer sans limite car d certains comportements  peuvent tomber sous le coup de la loi pénale. Ainsi la grande loi sur la presse  de 1881  qui demeure le fondement du droit en la matière protège tant les droits d’autrui  par l’incrimination de la diffamation  et de  l’injure en cas  d’atteintes directes à l’honneur d’une personne ou d’un  corps , que l’ordre public par l’incrimination  de la provocation à  des crimes et délits ;  incrimination élargie depuis 1972 à la  provocation à la discrimination à la haine ou à la violence en raison de l’origine ou d’une  appartenance  notamment religieuse, tandis qu’était renforcée  la sanction  de  la diffamation et l’injure fondées  sur  une  appartenance raciale  ou religieuse.  Le droit français dissocie donc  les attaques aux croyances  de celles offensant des personnes  ou groupe de personnes en raison de leurs croyances, dissociation dont on pourrait voir l’écho de la banalisation par la  Déclaration de droits  de l’homme des  croyances  religieuses réduites à de simples «  opinions »  religieuses et plus sûrement  la conséquence  d’une sécularisation  de plus en plus affirmée de la société.

Reste que cette distinction subtile n’est pas toujours facile à mettre en œuvre ainsi qu’en témoigne la jurisprudence de la Cour de cassation  selon laquelle une publicité commerciale  en faveur  d’une marque de jean  parodiant la Cène  ne  constitue pas une attaque directe et personnelle des catholiques  constitutive du délit d’ injure  en raison de leur confession car n’ayant  pas pour objectif de les offenser  ni de porter  atteinte à leur considération (Cass.civ. 2006, Soc. Girbaud). En revanche  l’assimilation par Dieudonné dans un de ses spectacles, des «  juifs»  à « une secte, une escroquerie » ne relève pas pour la Cour de « la  libre critique du fait religieux participant d’un débat d’intérêt général » mais constitue une injure publique envers un  groupe de personnes  en raison de son origine » dont la répression est « une restriction nécessaire dans une société démocratique »  (Cass . Ass.plen., 6 février 2007). Pour  procéder à une telle dissociation, pas toujours  évidente  en pratique,  les juges prennent en compte,  outre le contenu de l’expression, divers  éléments  comme d’une part,  l’objet de l’expression pour mesurer si elle vise à permettre le débat public ou poursuit d’autres fins, notamment  publicitaires ou commerciales, d’autre part, l’accès  ouvert à l’expression incriminée ou fermé par l’exigence d’une démarche   particulière, ou encore le contexte de l’expression incriminée comme l’existence   de  polémiques ou manifestations violentes  l’ayant accompagnée, enfin le cadre  de l’expression : une expression humoristique irrévérencieuse prenant  place dans un journal satirique appelant  une plus grande  tolérance. C’est au terme d’un tel examen que les juges judicaires ont  relaxé  Charlie Hebdo  pour la publication des caricatures de Mahomet au motif  qu’elle participait « au débat d’intérêt général sur la liberté d’expression mise à mal par la polémique, les intimidations et certaines réactions  suscitées  par leur diffusion dans le journal danois » et qu’elle visait « clairement une fraction et non l’ensemble de la communauté musulmane ». Elle en a déduit que  ces caricatures  ne  constituaient   « pas une  injure  […] et  ne dépassaient  pas la limite admissible de de la liberté d’expression garantie par le droit interne et le droit conventionnel » (CA Paris, 11° ch., 12 mars 2008).

Par l’abolition définitive du délit de blasphème en 1881, c’est-à-dire au  moment où s’entamait un processus de laïcisation de l’Etat, la France  a clairement signifié que l’Etat n’avait pas  à préserver « la paix religieuse » et  à protéger  ainsi « un ordre sacré » en limitant  la liberté d’expression en matière religieuse, analyse que conforte  le principe désormais constitutionnel de laïcité. Pour autant , la violence que peut susciter l’exercice de la liberté d’expression en matière religieuse qui vise désormais  l’Islam du fait de  l’essor de la communauté  musulmane mais aussi de la confusion  largement entretenue par certains  médias et politiques avec le terrorisme djihadiste , ne peut laisser indifférent et force  à  s’interroger  sur les moyens  non de restaurer « la paix religieuse » mais   de garantir « la paix sociale », la  seule dont un État laïc  ait à se soucier.

 La tâche est vaste en raison tout à la fois  de l’ampleur de l’écho donné par internet  et les réseaux sociaux à toute information u désinformation en la matière  mais aussi et surtout  de l’ample sécularisation de la société  française qui la rend  de  moins en moins apte à appréhender le fait religieux et à comprendre que pour les fidèles de quelque  religion que ce soit, leur croyance religieuse ne se réduit pas  à une simple opinion  et l’offense  faite  à leur religion est reçue comme une injure directe et personnelle. Le respect mutuel qu’impose l’exercice de la liberté d’expression est pourtant au cœur  du « vivre  ensemble » dans un monde dont l’interconnexion rend le pluralisme  incontournable.  Le droit n’est pas resté indifférent à  ce souci du  « vivre ensemble » puisque certains textes et  décisions de justice s’y  réfèrent  directement, voire aussi indirectement à travers  le souci affirmé de  protection d’un ordre public élargi au-delà de  l’ordre matériel qui comprend  la sécurité, la salubrité et la  tranquillité  publique-, à un ordre public immatériel   fondé sur le respect d’un certain  nombre de valeurs  dont notamment le respect de la dignité de la personne. Reste qu’on ne saurait  sous-estimer le risque que comporte pour les libertés  la promotion du « vivre ensemble » ou de « la dignité »  comme borne à  leur exercice du fait  du caractère  indéterminé et malléable  de  ces  concepts ont ouvrant et partant de   leur appréciations subjective.  Avant tout confiants dans les vertus du débat public pour le progrès de la démocratie et de l’esprit humain, les Etats –unis l’ont depuis longtemps  compris en  bornant  la liberté d’expression aux seuls cas de violence ou d’incitation à la violence physique, soit une interprétation minimaliste du principe de  non-nuisance à autrui à même de garantir au mieux les droits et libertés de chacun .


[1]  Sous peine de  contre-sens  ainsi que l’ont relevé certains juristes à propos  de la   Lettre aux professeurs d’histoire géographie ou Comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression  que le sociologue et démographe F.Héran avait adressé à ces professeurs le 30 octobre   (lettre  publiée sur  le site  la Vie des idées et jointe avec deux autres articles à l’invitation de ce soir) ; critiques dont il est en partie  convenu  dans l’ouvrage Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression  publié en janvier 2021 aux éditions La Découverte.

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