Christian Lequesne, professeur à Sciences Po, ancien directeur du CERI, ancien titulaire de chaire à la London School of Economics.
Les difficultés de la situation actuelle sont le résultat d’une succession d’évènements :
– L ‘agression russe en Ukraine et le retrait du soutien américain
– La décision des européens de construire une indépendance stratégique
– Les taxations douanières imposées par Trump.
Il y a, pour l’U.E. des décisions collectives militaires et économiques à prendre. Peut-on obtenir l’unanimité ? Hongrie et Slovaquie posent problème. Les intérêts économiques des pays membres ne sont pas les mêmes. L’économie allemande est plus secouée par l’augmentation des taxes douanières. L’unanimité a permis d’imposer des sanctions à la Russie. Les clauses passerelles prévues par le traité de Lisbonne ont donné une souplesse au processus décisionnel et permettent, dans certaines conditions, de statuer à la majorité qualifiée dans un domaine où était prévue l’unanimité.
Cela fait quelques années que l’Europe fait face à des crises à répétition. Le Covid a montré la capacité de l’union européenne à obtenir des vaccins et même à en fournir à des pays tiers. On a tendance à être trop pessimiste. La politique de Trump est un réveil pour l’Europe « wake-up call » : les chefs d’état ont compris qu’il faut agir pour donner plus d’indépendance à l’Europe.
La question de la sécurité
La Russie, puissance nucléaire, en brandit la menace. Depuis la crise de Cuba en 1962, on n’avait plus entendu cette rhétorique. La seule riposte, c’est l’Europe plus les USA. C’est ce qu’a fait Biden en fournissant un appui militaire et financier à l’Ukraine. 300 milliards prétend mensongèrement Trump dans une rhétorique populiste. Trump veut imposer la paix, reprend les arguments de Poutine qui dénonce l’agression par l’Ukraine de la Russie, et retire son aide. Sans aucun respect des valeurs occidentales, Trump est dans une logique transactionnelle. « Vous n’avez pas les cartes pour vous opposer. » C’est une déstablisation totale pour l’Europe. C’est un peu moins vrai pour la France avec sa tradition gaulliste et sa stratégie de défense basée sur la bombe atomique. Pour les allemands et l’Europe Centrale plus dépendants de l’appui américain, il y a une réelle inquiétude.
Le président Macron souhaite une plus grande autonomie stratégique pour l’U.E. Le futur Chancelier de l’Allemagne, Merz, annonce un changement de paradigmes radical. «Nous ne pouvons plus compter sur les USA.» L’engagement miltaire allemand devra atteindre 2% du PIB. C’est une décision courageuse pour un Chrétien Démocrate et il faudra modifer quelques dispositions constitutionnelles. Les Polonais sont déjà à 3% PIB. Les difficultés sont grandes. La politique industrielle de défense est une compétence nationale. Il faudrait mutualiser, acheter le matériel en Europe ; peux-t-on stopper les achats aux USA et à la Coré du Sud ?
Les accords de paix
Les Européens ont du mal à y participer. Trump veut agir seul..Il y a eu quelques avancées. Le mini accord sur la mer noire pour permettre l’exportation des céréales et l’arrêt des bombardements sur les infrastructures énergétiques.
Le retour aux frontières de 1971 a été abandonné par les européens. Mais ceux-ci veulent des garanties de sécurité pour le reste du territoire de l’Ukraine. Les américains refusent..Les européens ne sont pas tous d’accord pour l’envoi de troupes. Peur d’un risque d’escalade pour la position allemande et polonaise. Par contre, cette éventualité est retenue par la France et le Royaume uni et par une éventuelle coalition de volontaires.
Poutine va-t-il poursuivre sa politique d’expansion ? La Moldavie, prochaine sur la liste ? Les Pays baltes où il y a des minorités russes ? Poutine n’attaquera pas les pays de l’ OTAN protégés par l’ art. 5 du traité. Les membres de l’UE bénéficient par l’art.42 /7 du traité UE d’une solidarité en cas d’attaque de leur territoire. Poutine pourrait prendre le prétexte de mauvais traitements de minorités russes en Estonie par exemple.
La peur d’une guerre territoriale, d’une insécurité militaire est revenue. La guerre en Ukraine avec son front allongé sur des kilomètres, ses tranchées, fait resurgir les images de la guerre de 1914.
Contestation de l’ordre libéral international
Il était fondé sur un Etat de droit, une économie de marché et la démocratie. On s’est rendu compte que l’économie de marché n’engendre pas automatiquement la démocratie. Aujourdhui, 78% des états ne sont pas démocratiques. On assiste à la montée des régimes autoritaires, aux régressions de la démocratie et de la liberté religieuse ( Inde/ Turquie …. )Il y a une poussée de l’illibéralisme avec la fragilité de l’état de droit, l’absence d’élections libres, la fin d’une presse et d’une justice indépendante.
Trump n’abandonne pas l’Europe mais veut la transformer en une Europe proche de ses idées. C’est ce qu’a expliqué Vance dans son discours de Berlin. Ainsi,la décision de la Cour Constitutionnelle roumaine d’annuler le premier tour des élections de novembre 2024 du fait d’ingérence russe est contestée: les juges sont vus comme les ennemis du peuple.
Remise en cause également du libéralisme des échanges
Le libre échange reste une forte valeur pour l’Allemagne, il lui a permis de devenir la troisième puissance mondiale. Doit-on revenir au protectionnisme ? Il ne faut pas être naïf. On peut renforcer les droits de douane (tesla). Négocier prend du temps. Il faudrait se rapprocher de l’Inde, du Japon, de l’Afrique du sud. Il faudrait une stratégie commune.
Par rapport aux USA l’Europe a de graves failles technologiques en particulier dans le digital, comme l’a montré en 2024 le rapport Draghi : faiblesse en centres de recherche, en Start-up. Les européens n’ont pas assez le goût du risque ni la culture de l’ innovation.
Le futur
- On doit augmenter les dépenses pour bâtir une défense européenne. Doit-on toucher aux bénéfices de l’Etat providence, au mécanisme de redistribution qui permet une meilleure justice sociale ?.
- En cas de victoire des partis populistes comme l’AFD en Allemagne on peut s’inquiéter de ce que serait l’utilisation de ces moyens militaires.
L’élargissement de l’UE doit être poursuivi dans les Balkans, l’Ukraine. Il y a dans ces espaces une forte concurrence géopolitique. Les Chinois sont présents massivement avec une politique d’aide économique, culturelle, universitaire (institut Confucius à Tirana, Albanie) Ils n’exigent aucun engagement démocratique ou écologique. La Turquie valorise une approche identitaire, héritage de l’empire ottoman au Kosovo, Monténégro, Bosnie, (via bourses) Rénovation des mosquées.
L’avenir institutionnel de l’UE
Il n’y a pas de projet en cours sur les procédures décisionnelles. On ne veut pas revenir au referendum. Il faut souligner que 17 paquets de sanctions à l’égard de la Russie ont été votés à l’unanimité. L’opposition de Victor Orban a été levée au moyen de compensations financières. La question se poserait si on avait en France ou en Allemagne de gouvernements eurosceptiques.
L’ article 7 traité de l’UE prévoit l’application de sanctions contre un pays qui ne respecte pas les valeurs du traité ; dans ce cas la décision est prise à l’unanimité. Les pays d’Europe centrale très attachés à l’idée de souveraineté nationale, seraient réticents et les pays scandinaves ou l’Estonie préferrent la voie diplomatique. Cela laisse les mains libres aux régimes illibéraux. La procédure de l’article 7 n’a jamais été menée à terme malgré des tentatives en 2017 contre la Pologne et 2018 contre la Hongrie. Les exigences pour les candidats à l’entrée dans l’U.E. sont plus grandes que pour les membres de l’union. La procédure de conditionnalité des aides financières a été mise en œuvre contre la Hongrie pour violation de l’état de droit.
Les sociétés européennes
- Elles ont une des meilleures productivités du monde (voir Irlande Luxembourg)
- Le vieillissement de la population libère près de 2 millions d’emplois ; il y a un besoin d’une main d’oeuvre qualifiée. Comment réguler le phénomène migratoire ? Les Pays-Bas demandent de sortir des règles européennes sur l’asile et les migrations.. L’Allemagne veut baisser le nombre d’arrivées des travailleurs des Ballkans. Un débat serait nécessaire.
- Conscience écologique. Est-ce de l’idéalisme. ? C’est un avantage sur le long terme qui fortifie notre continent pour l’avenir. A court terme, c’est moins clair : cela joue dans la concurrence. L’Inde jonchée de plastiques et bordée par des mers polluées se prépare un avenir difficile.
Il manque un récit fédérateur. La communauté européenne s’est construite sur un idéal de paix et de prospérité après trois guerres européennes. Ce récit est il dépassé ? Avec le retour de l’insécurité, ce message devrait être exploré davantage. 5 millions d’ukrainiens sont réfugiés dans les pays européens. Y a- t-il une fierté européenne ? On la ressent lorsqu’on sort de l’Europe, par comparaison. Mais on observe plutôt une sorte de mollesse. L’Europe ne domine plus le monde ; il y a un sentiment de déclin et la peur d’être vassalisé.
Réponses aux questions de la salle
Défense U.E. : cyber défense ? Les drones sont aussi importants que les chars. Il y a une utilisation de l’I.A. Des robots sous-marin détruisent les câbles. Oui le coût de la défense nucléaire est incluse dans calcul de La Défense française.
L’Allemagne a une influence sur la Hongrie en raison de ses relations économiques. Mais l’Allemagne est rentrée en récession ce qui a des conséquences sur ses voisins balkaniques.
Italie Le phénomène Meloni est difficile à décrire ; c’est une femme pragmatique et très intuitive, héritage du fascisme mais avec un rêve de la droite convenable. Elle respecte la souveraineté de l’Ukraine. Elle a un discours dur sur l’immigration tout en jouant l’U.E. classique (Trump + Van der Leyen). Elle aimerait jouer les médiateurs.
La Chrétienté peut-elle être au cœur du récit européen ? Oui. Elle fait partie de l’ histoire de l’Europe mais le risque d’exclusivisme peut susciter des tensions. Il y a en Albanie un sentiments d’Europe avec 57 % de musulmans ! C’est aussi l’Europe. On ne peut oublier l’héritage du judaïsme.
Espagne L’opinion est très opposée à la guerre et à l’ augmentation des dépenses militaires, peut-être le souvenir du franquisme. Il faut donc avancer sans attendre la participation de tous. C’est comme le propose Macron, la «coalition des volontaires».
Hongrie La nostalgie de la grande Hongrie nourrit un nationalisme de regret partagé par la diaspora. A cela s’ajoute un programme idéologique réactionnaire. On critique les élites européennes dévoyées qui ont mis à mal la famille.
Optimisme Il y a une réelle volonté de l’Europe de trouver une solution ; Elle peut être fortifiée par les manifestations aux USA. La société américaine n’est pas unanime.
Elargissement de l’U.E. Il ne doit pas être abandonné en choisissant le préalable de l’approfondissement de l’union. Les pays des Balkans attendent depuis 20 ans une entrée proposée lors du sommet de Thessalonique. Cinq pays ont toujours le statut de candidat à l’adhésion. C’est regrettable car cet espace intéresse la Chine et la Turquie. Mais il est nécessaire d’avoir un appui de l’opinion. Est-ce que les peuples des états européens vont ratifier ?. Est-ce que les parlements vont ratifier ?
Afrique C’est un angle mort de la politique U.E.. En Afrique de l’Ouest une seconde décolonisation des jeunes génération africaines a chassé la France .La situation est différente dans le reste de l’Afrique australe et de l’Est.
Qui peut porter le récit européen ?
L’absence de centralité européenne est le résultat de l’histoire. Qui représente l’Europe ?
Qui connait Alexandre Costa, président du Conseil européen depuis le 1er décembre 2024 ? Qui connait Kaja Kallas, Estonnienne, chef de la diplomatie européenne? Sans oublier la présidence tournante du conseil de l’UE exercée en 2025 par le Danemark. La question du digital pour la régulation des plates-formes, l’Europe est en pointe : des amendes importantes décidées contre le réseau X. La RGPP protège les données personnelles. Le chantier sur l’IA vient de s’ouvrir.
Investissement : L’Europe a de grandes capacités financières mais nous hésitons à les engager.. Nous avons également des chercheurs de pointe.
Notes prises par Hélène Guillaume
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