C. Deltombe présente P. Lamy et introduit la séance :
P. Lamy a été Président de l’Institut J. Delors en 2004-2005, directeur de l’OMC de 2005 à 2013 et Président du Forum de Paris pour la Paix depuis 2019. Nous avions choisi un sujet sur l’OMC et voulions interroger P. Lamy sur le rôle de l’OMC, la situation du commerce mondial, la Chine qui garde un statut de pays en développement… Est arrivée la guerre en Ukraine. Nous vous proposons d’évoquer les éléments économiques de la guerre en Ukraine. `
4 questions.
- 1) Les sanctions sont-elles de nature à faire reculer Poutine ?
- P. Lamy part d’un entretien qu’il a eu le matin même avec J. Delors à partir des crises qui se répètent , interconnectées. Au départ, on était dans un monde où la science, l’économie et la politique entretenaient l’idée d’un progrès. La question c’étaient les injustices et la crise climatique. Cette crise de l’Ukraine arrive, guerre à l’ancienne qui suscite la stupéfaction devant cette régression. On ne peut pas ne pas penser en écoutant les discours de Poutine qu’il n’a pas toute sa raison. Envahir l’Ukraine pour la ré-annexer ? Il se heurte à une résistance. Les sanctions financières et commerciales vont-elles le ramener à la raison ? Ça va lui coûter très cher par rapport à ce que ça va lui rapporter. L’impact sur la population russe va peut-être devenir insupportable et amener des troubles. Mon sentiment est que Poutine sera perdant au bout du compte, mais à long terme. Les sanctions vont produire leur effet sur la Russie si la Chine ne l’aide pas sérieusement. L’économie russe exporte de l’énergie, de l’aluminium, de la pâte à papier. Avec les sanctions, l’argent va manquer, il y aura de l’inflation. L’embargo sur le pétrole et le gaz russe sera une arme décisive. Actuellement c’est l’Europe qui paye la rente russe du pétrole et du gaz, un superprofit, 200 milliards avec la hausse des prix. Nous ne pouvons pas gagner sans faire monter la pression, et ça va nous coûter cher. Il faut baisser le chauffage ! Sur les prix alimentaires, les céréales, ce sont les pays africains et du Maghreb qui vont souffrir le plus.
- 2) Quelles mesures prendre en Europe pour pallier les mesures de rétorsion russe ?
- En France si on a une inflation énergie +alimentation, le chèque pour compenser serait de 20 milliards d’euros en ordre de grandeur. Il faut réviser la stratégie de décarbonations, accélérer les énergies renouvelables, changer les priorités du Green Deal, ça veut dire de gros coûts d’investissement. Vis à vis des états dits « frugaux » , il ne faut pas commencer par dire « on va refaire un grand emprunt commun ». Il faut dire « on a besoin de faire des investissements », et ensuite « on a besoin de le faire ensemble ». Il faudra d’ailleurs coupler ça avec un geste diplomatique à l’égard de la population russe qui va commencer à sortir du contrôle de la communication, leur dire « on n’est pas contre vous ».
- 3) Sommes-nous en train de faire des avancées dans les mentalités pour la construction de l’Europe ?
- En 2008, on s’est assis sur le Traité de Maastricht. Le second moment, la crise Covid, on a franchi le pas d’un endettement commun. Là, retournement complet de l’Allemagne sur le budget militaire. On a franchi des étapes vers une Europe-puissance, une autonomie stratégique géo-politiquement. On assiste à un changement de rapport entre la géo-économie qui était pacificatrice car l’interdépendance augmente le coût des conflits, et la géo-politique. Voilà que la géo-politique l’emporte sur le géo-économique et sur les intérêts des pays. Ce sont des chocs extérieurs qui nous ramènent dans la géo-politique. A chaque fois, on en est sortis renforcés. Le seul contre-exemple : la crise des réfugiés dans la CEE après l’échec des soulèvements (Syrie). Là, c’est différent, il y a un sentiment d’appartenance, de communauté avec les réfugiés. Ce sont « les forces imaginantes » (M. Delmas-Marty) qui ont été activées, et c’est le carburant de la politique.
- 4) S’agissant du commerce mondial, quelles conséquences sur la Russie et sur la Chine, qui condamne mollement l’invasion russe ?
- Les conséquences de cette crise, c’est un changement de paradigme. On voit que pour les États-Unis, L’Europe, ce n’est pas leur sujet. On risque de retrouver Trump bientôt et il n’a aucune considération pour l’Europe. La Chine va imposer ses conditions à Poutine dont la population diminue et l’économie s’affaiblit. Sinon, personne ne soutient la Russie. L’Afrique s’abstient. Dans le pourtour méditerranéen, on note que si l’Europe avale deux millions de réfugiés, c’est parce qu’ils ne sont pas musulmans. Taper sur Poutine parce qu’il refuse la démocratie n’est pas un narratif qui convaincra l’Afrique. Les peuples ont été travaillés ces derniers temps par la Russie et la Chine, on ne sait pas trop ce qu’ils pensent. Mais l’issue de l’intervention russe est à Pékin. Poutine n’escomptait pas des sanctions si fortes, mais que pense le reste du monde, on ne sait pas…
Questions de la salle :
- Et les États-Unis ? La Chine ne va-t-elle pas occuper le terrain laissé par les USA ?
- Ils sont en repli. Biden n’a rien fait dans l’OMC par le multilatéralisme. Ils sont en retrait, instruits par l’expérience que, depuis 1944, ça ne s’est ps très bien passé. Poutine a gagné toutes les guerres où il s’est engagé. Les USA les ont toutes perdues.
La Chine et les États-Unis se pensent en concurrents qui n’ont pas de garantie que l’autre n’est pas un danger pour lui. Il y a un consensus américain que la Chine est un danger et qu’il faut la faire reculer. Et réciproquement. Taïwan est la tension principale. Un jour Taïwan sera chinoise. La chine d’aujourd’hui est plus dominée par l’idéologie, moins pragmatique qu’il y a 20 ans. Dans la période 2000-2010, La Chine devait ouvrir sa croissance, elle allait apprendre de l’économie mondiale, elle a payé pour l’OMC. A partir de 2008, une autre période avec Xi-Jin-Ping : pour traiter la crise mondiale de 2008, le pouvoir chinois a regonflé le secteur d’état collectivisé qu’on a subventionné car sous contrôle du parti : il était à 15%, il est monté à 30%. Sur les marchés mondiaux, il y a problème, les règles de l’OMC ne sont pas assez fermes contre les subventions. En matière de technologie, ils ont déconnecté comme incompatibles la puce américaine et la chinoise. Il faut qu’on fasse plus nous-mêmes en Europe. Si on gagne contre Poutine parce qu’on l’aura étouffé, les chinois se poseront des questions. Et l’épisode russe peut faire rentrer dans une dynamique de fragmentation, avec une Chine déglobalisée. Ce sera plus cher !
– Et notre réindustrialisation ?
– En fonction des prix de l’énergie, ça va avoir un coût. Notre économie est composée de services au 2/3. C’est nécessaire dans certains cas de ré-industrialiser.
- Les sanctions seront-elles efficaces ?
- A condition que la résistance ukrainienne continue et que nous prenions les mesures nécessaires : la fourniture d’armes sur crédits européens. Quant à la non Fly zone, on rentrerait comme belligérants. Mais le souffle des sanctions est sans précédent. Ce que Poutine demande est inacceptable. On verra l’équilibre des forces au moment de la négociation. A long terme, la Chine peut accepter d’acheter le gaz russe, mais les infrastructures à construire prendront des années.
Au moment de l’entrée de la Russie à l’OMC pour faire une zone de libre-échange bilatérale, on a demandé la ratification du protocole de Kyoto mais les gens de Poutine étaient contre. Ils ont demandé très cher.
- Qui peut convaincre ou remplacer Poutine ?
- Des oligarques et des militaires. Les militaires sont brutaux mais rationnels. Poutine n’est obligé d’arrêter que devant l’Otan. Cela a beaucoup secoué les Verts allemands.
- Comment imaginer l’augmentation des prix de l’énergie ? Quelle autonomie peut-on avoir en énergie ?
- La nucléaire, on n’est pas tous d’accord et ça coûte cher en investissement et entretien : on a 15 réacteurs en maintenance. On peut faire un programme européen. On peut penser à un revirement des allemands et des autrichiens, mais c’est peu probable. Sinon, les technologies d’avenir : sur la fusion, il y a un programme mondial.
- Les réfugiés en Europe, comment les accueillir ?
- On a activé le dispositif le plus favorable, sauf les anglais. Ce sera un choc, mais il y a déjà une diaspora ukrainienne. Il faudra repenser le système de solidarité. C’est une question économique et sociale, et non culturelle, comme l’ont fait les Allemands lors de la réunification et les Français lors de l’accueil des rapatriés d’Algérie. On a aligné les moyens.
Compte-rendu rédigé par Sylvie Cadolle
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