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03/04/2023 - Thomas COUTROT - Le sens du travail, un renouveau du politique ?

Thomas Coutrot, économiste, statisticien, chef de département à la DARES, auteur
avec Coralie Perez de « Redonner du sens au travail. Une inspiration révolutionnaire », La
République des Idées, Le Seuil, 2022.

Le mouvement social actuel contre la réforme des retraites s’est cristallisé autour du refus du recul de l’âge de la retraite. Cela signifie un rejet, une insatisfaction des actifs actuels à l’encontre de l’allongement de leur période de vie au travail. Le phénomène de multiplication de démissions de travailleurs signifie aussi la perte de sens du travail analysé par Alain Supiot, Jean-Pierre Le Goff ou Dominique Méda.

T. Coutrot propose de faire d’abord un état des lieux avec les résultats des enquêtes de la DARES menées par C. Pérez et lui pour clarifier l’historique en France de cette perte du sens au travail, notion qui a émergé des entretiens d’enquêtes sur les ruptures par les salariés de leurs contrats de travail en 2008-2009. Souvent, quelques années avant ces ruptures, on note de grands changements administratifs du service où ils étaient affectés, qui a été l’objet de transformations dues à l’introduction d’un management par les chiffres, le New Public Management (NPM). Cette « nouvelle gestion publique » s’est étendue du secteur privé au secteur public à partir des années 2000 dans tous les milieux de travail, avec une décomposition des tâches, la fixation d’objectifs chiffrés souvent en décalage avec le réel, et surtout le reporting (tableau de bord des performances). Les managers veulent pouvoir anticiper et maîtriser les coûts, mettre sous pression le travailleur, mettre en procédure le travail dans la plupart des emplois de service, en présence d’usagers, de patients, d’élèves. Par exemple, dans le secteur de la santé, une aide-soignante voit son travail décomposé en tâches, chacun de ses actes est minuté, et le reporting qu’elle doit assurer permet au gestionnaire de contrôler ses gestes et le temps qu’elle passe à telle et telle tâche. Le cadrage est serré, on n‘a plus de marges de manœuvre pour s’adapter aux personnes et à leurs spécificités.


Dans nos enquêtes, des questions comme « Est-ce que votre travail est utile d’après vous ? » et « Etes-vous fier d’appartenir à cette entreprise, la vôtre ? » ont été posées à un échantillon représentatif1 de 16000 salariés. On peut construire à partir des réponses un chiffre pour exprimer le sens que quelqu’un trouve à son travail.
En relisant les entretiens, on voit 3 réactions fréquentes des salariés :

  • Je ne sais plus à quoi sert ce que je fais.
  • Je ne peux plus faire un travail de qualité en accord avec mes valeurs éthiques : (pour
    une aide-soignante), c’est ne pas avoir de temps pour faire manger une personne.
    Dans une banque, c’est inciter un client à prendre un produit financier qui ne convient
    pas à ses intérêts mais à ce que la banque veut placer.
  • Je suis obligé de suivre des protocoles, mon travail est routinier, je ne développe pas
    mon expérience, mes compétences, je ne peux pas chercher à faire mieux car tout est
    tellement normé et rigide.

Le genre intervient peu sur le sens au travail, sauf que les femmes ont plus souvent contact avec du public dans leur travail, ce qui leur permet d’y trouver plus de sens. Mais elles rapportent aussi plus de conflits éthiques. L’âge joue peu si ce n’est que les plus de 50 ans y trouvent un peu plus de sens car leur carrière accomplie leur donne parfois plus de possibilité de choix.
Ce qui est opposé au fait de trouver du sens au travail c’est :

  • de travailler avec des objectifs chiffrés,
  • de travailler dans la sous-traitance,
  • et/ou avec de fréquents changements importants dans l’organisation du travail.

Les métiers qu’on trouve riches en sens peuvent aussi bien être très qualifiés que peu qualifiés : médecins, infirmières, aides-soignantes se sentent très utiles socialement mais ont souvent des conflits éthiques dus à leur rythme de travail. Les ouvriers qualifiés du bâtiment ou des TP apprécient d’avoir la maîtrise de leur métier, et le contact avec le client. Les métiers les moins riches en sens, ce sont : les caissières, les agents d’entretien, mais aussi les cadres d’assurances, les conseillers bancaires, qui sont très cadrés par les
algorithmes et pas toujours éthiques.
Les attentes de sens existent aussi dans le bas de la hiérarchie. Il n’y a pas que les ouvriers les plus qualifiés qui ont un rapport expressif au travail.
L’enquête de 2019 porte aussi sur la question environnementale. « Avez-vous l’impression que votre emploi a des conséquences négatives pour l’environnement ? », 1/3 des salariés répondent « oui ». C’est le cas des ouvriers et des agriculteurs qui utilisent des produits toxiques mais aussi des cols blancs comme les cadres dans la publicité, la communication et les travaux publics. Beaucoup font état de conflits éthiques et de leur projet de changer d’emploi, de quitter leurs bullshit jobs.2 La perte de sens impacte les gens en les poussant à partir.
Le COVID a été un moment de réflexivité sur la fragilité de notre civilisation par rapport à une pandémie et au dérèglement du climat. Le débat social a été accéléré mais préexistait. Et effectivement quand elles quittent leur emploi pour en trouver un autre qui a plus de sens, les personnes interrogées trois ans plus tard disent que leur nouvel emploi est plus satisfaisant. On savait que la mauvaise relation à l’employeur est une cause de démissions, mais la perte de sens est le facteur explicatif qui les favorise le plus, et qui a existé massivement à la sortie du COVID. Ceux qui restent dans leur emploi insatisfaisant font état d’une dégradation de leur état de santé, et ont un risque de dépression multiplié par 2. Pour 74% des salariés, leur emploi affecte leur santé. 28% rapportent avoir été en burn out. Ce qui est destructeur c’est que les processus de production sont ramenés à la tâche et à la mesure, avec une hiérarchie pléthorique et sans efficience sur le produit rendu.

Et cela est aussi vrai pour les cadres que pour les ouvriers

Comment en sommes-nous arrivés là ? Y a- t-il des pistes plus ou moins prometteuses ?
Les méthodes de gouvernance par les Nombres ont été rendues possibles par les outils numériques, les progiciels intégrés. Certes, il faut se méfier du déterminisme technologique : l’IA peut être utilisée pour un néo-taylorisme, avec des prescriptions rigides qui remplacent l’expertise, mais aussi au service de projets, où l’algorithme ne prend pas les décisions mais vient en appui au travail des employés.
Entre 1970 et 1980-90, on a assisté à un basculement du taylorisme vers « la qualité totale », les cercles de qualité. On supprime des niveaux hiérarchiques, on s’engage sur ce qu’on livre, de la chaîne au client. En Allemagne, la productivité a augmenté, on arrive à un optimal grâce à l’autonomie au travail, on met ensemble les opérateurs dans un processus d’amélioration continue, alliant agilité, coopération, échanges de retour d’expériences. Ce qui n’est pas parfait est chassé, identifié, objet d’un processus d’amélioration alliant agilité et coopération. Les Allemands produisent du haut de gamme par des investissements dans la formation des personnels, les entreprises apprenantes, avec la participation des salariés en équipe.
Les Français, eux, ont fait de la chasse aux coûts, intense, avec un modèle de management hiérarchique et répétitif : le management par les chiffres. A la fin des années 90, en France, on associe plus les ouvriers. La sphère financière exige un contrôle et une soumission permis par les outils numériques. On ne peut plus tricher, il y avait des régulations autonomes, désormais il y a une traçabilité des actes de travail, une soumission du « travail vivant », l’appel à l’intelligence, l’adaptation engageant la subjectivité, sont refoulés par rapport au « travail mort », codifié, sans autonomie. Les réorganisations permanentes sont destinées à envoyer des signaux aux marchés financiers. Inspirée de Toyota, la production allégée (Lean
management) qui visait la réduction des coûts et des stocks par la responsabilisation des salariés, est dévoyée par le contrôle, les process, et le reporting, obligation de rendre des comptes par rapport aux objectifs fixés.
On peut conclure de cette première partie que ce qui est nouveau et destructeur dans le travail, c’est que le processus de production est ramené à la tâche et à la mesure. Le modèle français actuel est celui d’un taylorisme moderne où l’on fixe des objectifs chiffrés du fait d’une soumission à la financiarisation. On est dans le Top/Down.
Pourtant des pistes s’ouvrent plus ou moins aux acteurs sociaux. Il existe des alternatives, mais les expériences de libération du travail en entreprise durent rarement au-delà du mandat du dirigeant qui les a menées et soutenues.
Les start-up conservent cette organisation là…

C’est le développement de la philosophie du chacun pour soi ? Que devient le plaisir de
travailler en équipe ?

Mais oui, la coopération est très importante. Une équipe de travail, les collègues, c’est le lieu de la sociabilité, le plaisir de la coopération, condition de la qualité et du sens. Dans quelle mesure on trouve du soutien chez les collègues et les chefs… c’est souvent l’entraide qui fait tenir les gens. Mais avec les contrôles, il y a dégradation de la coopération, la régulation collective est plus difficile.

Les démissions ça coûte cher à une entreprise !
Mais il y a du déni. Ce que dit l’association des DRH, c’est que les gens veulent des avantages « périphériques de la rémunération» : la machine à café gratuite, du télétravail, un baby- foot, des cours de yoga… C’est que les DRH n’ont aucun pouvoir sur l’organisation du travail, or c’est eux qui pourraient la transformer. Il y a des conseillers comme Frédéric Laloux3 , Isaac Getz4 , qui ont trouvé des modèles théoriques comme « l’entreprise libérée » de Chronoflex (entreprise de plus de 300 salariés, fabriquant de flexibles et tuyaux hydrauliques pour dépannage) où l’on désignait un territoire à une équipe responsable chargée de toutes les décisions. Dans l’entreprise libérée, le leader « libérateur » décide de lâcher prise sur le contrôle, les objectifs, la hiérarchie, et les équipes s’organisent pour la politique commerciale, les devis, les achats, la relation client : ils gèrent une micro-PME. Ils font du reporting pour remonter la performance. Le patron qui a mis en place cette organisation est parti un an faire du voilier avec sa famille…
Ces expériences ne se développent pas beaucoup. Les salariés vont mieux, pas de départs de salariés, mais les financiers n’aiment pas cet imprévisible. Il y a eu une biscuiterie à Montauban, avec des équipes autonomes, de l’innovation, qui gagnaient des parts de marché, mais les actionnaires ont remis une hiérarchie. Il y a donc souvent blocage de la part de l’industrie de la finance ou de la culture patronale, cela suppose un état d’esprit peu courant.
Il y a aussi la RSE, responsabilité sociétale des entreprises, ce qui comprend le sociétal, plus l’environnemental et les entreprises à mission. Mais l’enquête « conditions de travail » de 2019 montre que dans les entreprises où a été adoptée une démarche RSE certifiée, les salariés ne trouvent pas plus de sens à leur travail que les autres.

Et l’entreprenariat collectif ? Les SCOOP, les Coop d’Initiation à l’Entreprenariat Collectif qui regroupent les salariés, des associations, des usagers qui ont des finalités divergentes mais qui construisent des compromis ?

On manque de données statistiques. Leurs problèmes, c’est quelles régulations collectives ? Et ça marche le plus souvent grâce à un sur-engagement des salariés !
Il y a aussi la piste des enquêtes-actions, menées par des syndicats. Des équipes syndicales s’appuient sur la frustration des salariés pour la reconquête du « pouvoir d’agir ». Elles déploient des enquêtes participatives sur comment ils font leur travail, si on peut améliorer l’organisation pour mieux préserver leur santé, ou l’environnement, en répondant à des demandes ou suggestions du terrain, cela apporte des changements, de nouvelles adhésions syndicales. C’est ce que fait la CGT : la démarche travail.
On peut réformer le fonctionnement des entreprises en donnant le droit aux salariés de se réunir avec un/e élue du personnel de proximité, disposer de temps pour délibérer, repenser le travail.

Les directions ont-elles une conscience de cette prise en compte du sens du travail ?

Il y a eu la cogestion, le droit d’expression des travailleurs à l’allemande, des dispositifs vers de l’autonomie. Mais notre système est pyramidal, avec une gouvernance par les actionnaires. Comment harmoniser avec l’hégémonie de la finance ? Il faut des contre- pouvoirs, contraindre par la loi. Avec les lois Auroux, on tenait compte des aspirations à remobiliser des contre-pouvoirs. Maintenant, les cabinets de consulting font les préconisations. La logique du système met le capitalisme industriel sous la main du
capitalisme financier. Le système productif a des objectifs contraignants : les fonds de pension mondiaux veulent verser les pensions et réclament du 10% de rendement. On n’en est pas à remettre la finance au service de l’économie. On a échoué à faire même la taxe Tobin sur les transactions financières… !


Où sont les leviers en termes de mobilisation de la société ?

Certes, ça pousse du côté de la souffrance au travail, mais la gauche et les syndicats ne s’en emparent pas assez. L’absence de pouvoir des DRH sur l’organisation du travail est très dommageable, les syndicats pourraient le réclamer. La gauche, les syndicats ne s’en emparent pas assez.


Vous focalisez sur le salariat mais les aides à domicile, leur travail est empêché par des protocoles à suivre, ça détruit le sens pour les professionnelles !

Il y a eu un débat il y a 3 ans sur le travail « ni fait ni à faire » mais les protocoles les protègent aussi des caprices des usagers. La même fédération qui utilise des protocoles développe les équipes autonomes qui s’organisent comme elles veulent en fonction de l’état de santé des gens, leurs besoins. Mais les financeurs du département ont des tableaux Excel, ils ont un budget global. La tarification à l’activité mutile le travail vivant. Les aides à domicile disent notre travail est passionnant mais pas assez payé. Mais elles ne trouvent pas de travail mieux payé.

Les jeunes qui bifurquent après leur diplôme en dénonçant le travail dans une société où règne le profit ?

Ils n’ont plus envie de faire carrière.

Les entreprises ne proposent plus de carrière ! Il y a aussi l’éco-anxiété. Dans les données statistiques, il y a peu de différences entre les jeunes et leurs aînés : ils vont un peu plus vers l’auto-entreprenariat par fuite de la hiérarchie. En fait, ils se mettent sous la coupe du marché et non plus du patron au prix de la perte de leurs droits sociaux.


L’Economie Sociale et Solidaire ?
Des emplois attractifs, mais les employeurs se plaignent d’absentéisme : il y a eu pénétration
du management et du reporting permanent.
C’est L. Berger qui est en pointe maintenant sur le sens du travail aujourd’hui, la CFDT et la CGT ont pris conscience, ils portent la question du malaise au travail. C’est un aspect de l’unité syndicale qui est poussé par la base.


Dans l’Europe du Nord, le management est moins autoritaire, les organisations passent des compromis !

On voit la différence des taux de syndicalisation ! le syndicat, c’est quand même un contre-pouvoir, la représentation collective des travailleurs !

1 Enquêtes « Conditions de travail », menées de 2013 à 2016, DARES.

2 David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.

3 Reinventing organizations, Vers des communautés de travail inspirées, 2014

4 L’entreprise libérée, Fayard, 2017.

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