Autour du dernier ouvrage publié par J. M. Guehenno, Le premier vingt et unième siècle (2021)
Dans ce premier vingt et unième siècle, on est passé de la globalisation à l’émiettement du monde. L’Europe a raté le virage de l’après-guerre froide. Elle n’a pas réalisé son projet.
- Elle est aujourd’hui en retrait par rapport à la rivalité des Etats-Unis et de la Chine.
- Elle a raté le train des données, même si elle n’a pas encore perdu la course de l’Intelligence Artificielle.
En 1989, on est au bout d’un cycle où l’on avait le sentiment que l’individu pouvait tout. La crise actuelle n’est pas seulement socio-économique. Quelle légitimité ont aujourd’hui les communautés politiques ? Les électeurs sont peu convaincus. Il y a une crise démocratique. « Pour que la démocratie soit possible, il faut une société »
Nous sommes dans l’âge des données, révolution comparable à celle de la diffusion de l’imprimerie. Cela bouleverse la légitimité des savoirs avec leur diffusion. L’âge des révolutions a été précédé par une longue crise des légitimités. Nous sommes dans une nouvelle ère de destruction créatrice.
1. La crise de la politique. La mondialisation fragilise les gouvernements, décrédibilise l’État, ce qui impacte d’abord les partis de gauche qui attendent que l’État soit protecteur. Quelle solidarité promouvoir ? Entre français, européens, une solidarité mondiale ? Cela remet en cause la triade Progrès, Paix, Prospérité. Il n ‘y a pas de société (disait Margaret Thatcher), il n’y a que des individus, chacun seul avec lui-même. Cela fait un monde invivable
2. La triade Marché/Élections/Réussite individuelle est brutale pour ceux d’en-bas, qui en tirent pauvreté et mépris de soi. Une méritocratie est pire qu’une ploutocratie affichée car l’échec y semble mérité. Un tel monde secrète une réaction brutale et il n’y a pas de réponse politique sinon le fondamentalisme et un populisme sans projet collectif qui s’oppose aux élites, en mettant dans le même sac un chercheur et un milliardaire, avec en face tous les autres.
3. Les communautés territoriales nées avec les cités italiennes où on rencontre, sur la place du marché, de l’inopiné, du différent, sont fragilisées par la circulation des hommes, des idées, des capitaux. Les communautés virtuelles évacuent les opinions différentes. On se retrouve entre soi puisque les algorithmes rassemblent entre soi en bulles fermées les communautés où l’on ne se frotte pas à la contradiction car pas de terrain commun. Cela donne une prime à la radicalité et l’illusion de l’égalité d’un nouveau rapport au savoir. Chacun devient émetteur de contenu, centre d’un petit monde dans l’illusion d’une démocratie directe. Avec les « like », on tisse les murs de sa prison. Plus vous dévoilez vos opinions ou vos goûts, plus on vous enferme dans une bulle étanche avec les mêmes opinions. Enfermés dans un méta-monde, plus de rencontre avec l’autre.
4. L’apparence de la démocratie du pouvoir va avec une concentration du pouvoir. L’internet des objets, la géolocalisation, les voitures autonomes, nous laissons partout des traces de notre vie, de nos actes, chaque instant génère des données. Les polices staliniennes ne sont rien par rapport à ce qui est permis aujourd’hui par le numérique quant à la manipulation de nos pensées. Les algorithmes auto-apprenants gèrent cette masse de données. L’intérêt commercial des GAFA est dans la polarisation, non la nuance. Ils tendent donc à la confrontation. Et en Chine, on fait la transition de Orwell à Huxley, du côté répressif (1984, Orwell) vers le Meilleur des Mondes ! L’IA redéfinit la fabrication du savoir .
5. La Chine et sa relation avec l’Occident. Allons nous vers une nouvelle guerre froide ? Non à cause de l’interdépendance commerciale mondiale. Dans nos démocraties dysfonctionnelles, il y a comme un désir de Chine… avec sa profonde tradition orientale du collectif. Avec le « crédit social », la Chine bâtit une dictature préventive qui fait des êtres qui ne sentent pas leur collier ( leurs chaînes) . L’enveloppe que nous habitons étant à notre mesure ne nous fait pas souffrir. On peut aller plus loin que Goebbels !
Nous voyons arriver un monde où la puissance des données est mise au service de divers radicalismes. D’où une violence émiettée de bulles qui se méfient les unes des autres. Pendant ce temps, aux USA, on s’inquiète d’offenser, on prend des précautions de langage. Les schémas de l’espace commun empêchent toute parole qui dérange, d’où un endormissement collectif. Je dis à mes auditeurs que je suis là pour les déranger !
Quelques pistes :
- Réfléchir plus au contrôle des données. Nous ne comprenons pas ce qui nous arrive. Une donnée ne disparaît pas, elle est à usage privé et public. Aujourd’hui on utilise le droit de la concurrence pour contrer le pouvoir des GAFA. C’est un petit aspect des choses.
- La question des légitimités concurrentes. Nous sommes obsédés par la représentation et il y a des appels à la démocratie directe. La priorité n’est pas d’être fidèle à l’émiettement du monde. Il faut une légitimité pluraliste et une pluralité de légitimités et il faut limiter une légitimité par une autre, celle des scientifiques par celle des politiques.
- L’écologie : Pour qu’elle soit un socle du débat politique , il faut un débat sur le risque . Pas de risque zéro. Il faut des compromis et un débat sur le risque acceptable. L’écologie oblige les sociétés au débat et que chaque parti ait sa perspective sur l’écologie.
- L’Europe doit être le laboratoire d’une vision réformée. Elle n’a pas à devenir un État-continent. Ce n’est pas politiquement souhaitable. La grande taille fait les grands risques. Mais dans un monde de puissances, L’Europe doit jouer le jeu de la puissance, donc il lui faut les moyens de la puissance. L’Europe peut mobiliser des richesses dans les données, jouer de sa complexité qui limite la légitimité venant des élections.
- L’éducation Les savoirs scientifiques et techniques ne suffisent pas. Il faut une idée problématique de la science.
Questions :
- Quel rôle peut jouer l’ONU ? Quelle possibilité malgré le repli sur les nationalismes ?
- Il y a 2 handicaps : aujourd’hui les entreprises de données sont plus puissantes que beaucoup d’États. Elles ont une expertise mais risquent de manipuler les États et l’ONU.
- Comment retrouver le temps long de la politique ?
- C’est vrai, la Chine, elle, peut prévoir sur le long terme ! Comment le retrouver ? C’est d’autant plus difficile que les populismes sont dans l’immédiateté. Le temps de l’expertise est un temps long. Introduire un temps long n’est pas bon électoralement.
- Que faire face à la paralysie du Conseil de Sécurité ?
- Rien présentement. L’Union Européenne devrait être un fédérateur. Elle est très introvertie et n’a pas le rayonnement positif d’il y a quelques années. Je crains que les questions structurelles ne soient pas posées ! L’ONU est dans un mode « pompier » d’urgence et non de reconstruction.
- Que pourra-t-elle faire si la Russie envahit l’Ukraine ?
- L’Europe est hors-jeu avec l’Ukraine. Ce qui compte c’est la dissuasion américaine. Mais sur le plan du commerce et des normes, Poutine voudrait que les sanctions soient levées. C’est une mesure de rétorsion sérieuse. Mais l’Europe n’est pas capable de s’unir sur une position et de s’afficher comme telle. La division des européens est réelle. On n’est pas capable d’avoir une force militaire unifiée. La France et quelques autres veulent des capacités militaires. Les autres pensent que la menace russe réclame le parapluie américain sinon les États-Unis s’éloigneraient de l’Europe. L’engagement américain en Europe n’est pas garanti si Trump revient au pouvoir. Mais la position de la France est peu partagée. Il faudrait accepter un fonds de défense augmenté, faire subventionner les états militaires par les autres. D’autre part ce n’est pas adroit de tirer sur l’OTAN. On ne doit pas se montrer anti-OTAN. Les sanctions financières peuvent faire du mal à la Russie. Les voeux de la Finlande ont un intérêt dans la sécurité européenne. Il faudrait une cohérence et la Finlande pourrait rejoindre l’Union européenne, la Suède aussi.
- La société Wagner n’est-elle pas au service de la Russie ?
- Ça brouille les cartes, comme la guerre cyber et les forces non étatiques. On est dans un monde brouillé où l’on fait la guerre sans déclaration de guerre. Ce sont des jeux ambigus qui font le monde de plus en plus dangereux.
- La diabolisation de la Russie n’est-elle pas contre-productive ?
- Mélanchon réclame une dé-diabolisation de la Russie entourée par l’OTAN. On a certes fait des erreurs après 1989. ON n’aurait pas du ouvrir l’OTAN avec les pays européens qui avaient peur des Russes, on a mal traité la Russie. Des privatisations ont été faites par des oligarques liés au pouvoir qui ont été menées par des banquiers américains. Mais Poutine est toxique pour la Russie comme on voit avec la fermeture du Mémorial. Et en Russie se produit une dégradation inégalitariste de l’enseignement. La Russie est gérée par Poutine de façon désastreuse. Sa force, c’est son arsenal nucléaire et son habileté diplomatique. Mélanchon voit les erreurs d’hier mais ce n’est plus ce qu’il faut faire aujourd’hui. Poutine sous-estime les forces occidentales et c’est un danger. Les Russes veulent détruire l’Union européenne en aidant les forces centrifuges. Poutine voudrait avoir des états satellites. On ne peut lui concéder ça. Il faut donner du temps au temps, négocier une désescalade dans une position de force. La Russie n’a pas à dominer, il faut développer une relation de bon voisinage. La situation s’est dégradée, les compromis auraient été plus faciles il y a 10 ans.
- Quelle évolution de la société chinoise ?
- Le contrat social chinois est fondé sur la réussite économique. Pour les chinois, en 22ans, il y a eu un progrès immense et solide. Mais la dictature chinoise a des difficultés qu’ils vont payer : leurs vaccins ne sont pas très bons, ils n’ont pas d’immunité et le variant Omicron arrive en Chine malgré les confinements très durs et le Covid va percuter l’économie chinoise. Le contrat de croissance avec la population va-t-il se rompre ? La fibre nationaliste est agitée pour détourner de l’échec sur le Covid. Guterres ne veut pas se brouiller avec la Chine, il pousse les Européens à s’en rapprocher.
Notes prises par Sylvie Cadolle.
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