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06/11/1995 - Le modèle d'intégration français est-il en panne ?

Françoise Salmon : L’Islam a une présence de plus en plus visible en France. Mais de quel Islam s’agit-il ? F Khosrokhavar dit dans la lettre d’  » Agir  » que l’Islam traditionnel des parents laisse les jeunes froids…

Selon l’enquête de Michèle Tribalat pour l’Institut national d’études démographiques, INED, (les immigrés et leurs enfants), le lien à l’Islam est plus ou moins lâche selon le pays d’origine. Les Africains noirs sont les plus pratiquants, les Algériens les moins pratiquants. Chez ces derniers, les enfants nés en France (âgés maintenant de 20 à 29 ans) sont aussi indifférents que les français du même âge : non croyants et non pratiquants y sont aussi nombreux (environ 70 % des hommes et 60 % des femmes dans cette classe d’âge). Leur attachement au ramadan et aux interdits alimentaires relève de la fidélité aux parents plutôt que de l’assiduité religieuse. Chez ces jeunes d’origine algérienne nés en France, la proportion d’unions mixtes atteint 50 % chez les hommes et 24 % chez les femmes. Toujours selon la même enquête de l’INED, si 11 % de la population française peut être considérée comme très mal logée, entre 45 et 50 % des ménages originaires du Maroc, d’Algérie, d’Afrique noire et de Turquie sont dans ce cas. Ce chiffre est exemplaire : l’intégration n’est pas tout à fait réussie, en tout cas elle ne se fait pas par l’habitat. Alors, la tentation est grande du repli identitaire. Certains jeunes découvrent l’Islam  » authentique  » et disent y trouver une fraternité et la dignité que la société leur refuse. Ils se rapprochent des jeunes catholiques traditionalistes. Khaled Kelkal selon ses confidences faites en 1992 à un sociologue allemand, semblait sur la voie de l’intégration jusqu’à son entrée au lycée. Comment expliquer sa dérive vers la petite délinquance d’abord, puis vers le terrorisme sinon en partie par le désespoir de ne pas réussir cette intégration ?

 

Yves Ballanger : Deux réponses à la question sont souvent présentées comme exclusives l’une de l’autre:

– l’intégration à la française demeure quoi qu’on en dise, le module le plus performant. S’il connaît aujourd’hui des ratés, c’est en raison du chômage: pas d’intégration sans participation à la société de l’emploi et de la consommation.

– L’idée d’intégration repose sur des valeurs républicaines et universelles. Ne reconnaissant que des individus citoyens, notre société est fondamentalement incapable de concevoir toute forme d’identité culturelle collective, toute revendication de type communautaire. Sans ignorer la première proposition, arrêtons-nous à la seconde qui heurte notre culture politique.

Tout en affirmant sa tradition d’accueil, notre société n’a cessé et ne cesse de produire des exclusions sur la base de différences religieuses ethniques culturelles… et ce jusqu’aux  » deuxième génération, troisième génération d’origine maghrébine « .

Comment s’étonner dès lors,

– que de telles différences forgent des identités collectives à la recherche d’une reconnaissance publique,

– et que l’idée d’intégration se présente comme le discours des groupes dominants ?

Il ne s’agit nullement de rejeter cette idée d’intégration. Mais celle-ci peut-elle devenir effective sans  » que la société devienne réaliste, ouverte à la différence culturelle, prenne le risque de devenir conflictuelle, intégrée dans des processus où les acteurs revendiquent plus et autre chose que ce qu’elle peut offrir  » (Michel Wieviorka) ?

Sans doute, comparaison n’est-elle pas raison, mais rappelons nous la longue marche émeutière des

 » classes dangereuses  » avant que celles-ci fassent reconnaître leur  » culture ouvrière  » et qu’elles soient intégrées dans le jeu social.

 

Nicolas Renard : Je ne pense pas que le système français d’intégration des populations d’origine étrangère soit aujourd’hui en cause comme tel et l’école qui en est par exemple un maillon essentiel n’est pas contestée dans cette fonction. Si le système d’intégration semble patiner, c’est qu’il est recouvert par un phénomène d’exclusion beaucoup plus massif et plus dévastateur dans ses effets.

Un grand nombre de jeunes des  » banlieues  » ou d’ailleurs se trouvent en effet exclus simultanément de la production et de la consommation. Cette double exclusion engendre à la fois une très grande frustration et des réflexes d’irresponsabilité.

Il y a là un phénomène très lourd de conséquence dans la mesure où notre société ne parvient plus à donner à une fraction importante de ses jeunes les moyens de devenir adultes et responsables.

Ce phénomène peut entraîner un renouveau des attachements identitaires de nature ethnique ou religieuse mais il me semble que ce n’est pas à ce niveau de surface que l’on trouvera les moyens de traiter le problème. Cette situation nouvelle de rupture sociale ne trouvera de solution que dans un accès plus important des jeunes au travail et à l’identité sociale qui en est la contrepartie. Il est illusoire de vouloir améliorer notre politique d’intégration si on admet comme fait accompli un volant de chômage aussi important que celui que nous avons aujourd’hui.

 

Olivier Appert : il existe une tradition d’intégration à la française qui diffère du modèle américain du  » melting pot  » ou du modèle allemand du droit du sang: elle est basée sur l’adhésion individuelle aux principes républicains hérités de la Révolution françaises l’école ayant joué depuis un siècle un rôle déterminant.

Indéniablement ce modèle a été couronné de succès si on se rappelle l’exemple des immigrations italiennes ou polonaises. Cette tradition est cependant en crise, dans la mesure où la société française est confrontée, depuis quelques années, à une désintégration de sa propre culture. Ainsi, dans une société à deux vitesses, elle a de grandes difficultés à intégrer un nombre croissant de ses propres ressortissants notamment dans les banlieues. L’intégration des immigrés d’Afrique du Nord se fait de plus en plus mal, même pour les immigrés de deuxième génération. L’histoire nous apporte cependant une lueur d’espoir: en effet, bien que l’intégration italienne ou polonaise ait été un succès, elle ne fut acquise qu’après des décennies.

La dimension religieuse de l’immigration arabe pose un problème spécifique qu’il ne faut pas sous-estimer. Le modèle français d’intégration individuelle et laïque se heurte aux fondements mêmes de l’Islam qui est une religion communautaire, frappée d’immobilisme par l’absence de clergé structuré. Par ailleurs, les immigrés musulmans font l’objet d’une tentative d’encadrement de la part de gouvernements étrangers : l’Arabie Saoudite et le Maroc financent la construction de mosquées en France, alors que l’Algérie soutient activement la Mosquée de Paris. Il n’existe pas un Islam, mais une multitude de communautés aux intérêts parfois divergents. Dans ces conditions, le développement d’un Islam à la Française semble un leurre dangereux et sans doute sans issue.

 

Jean Leobal : le modèle d’intégration à la française, fondé sur le refus de l’État de reconnaître une autre entité que l’individu peut se vérifier à deux éléments, l’un positif, l’école, l’autre négatif, le logement. Quel est le rôle exact du lycée dans l’échec de l’intégration (alors que l’intégration semble encore bien se faire au niveau du collège ?) Comment expliquer l’impact de l’échec scolaire sur le comportement de l’adolescent en demande ou en voie d’intégration ? L’école semble vouloir la réussite de l’enfant issu de l’immigration ; pourquoi est-elle si désarmée face aux phénomènes de confusion globale qui accompagne l’échec scolaire, et qui entraîne une complète déstructuration de l’adolescent ?

Le rôle de l’emploi : c’est moins le travail lui-même, que la collectivité autour du travail qui a permis au modèle français de fonctionner.

À partir de ce type d’interrogations, ne convient-il pas de favoriser d’autres éléments d’intégration, qui, dans le passé, n’ont joué qu’un rôle marginal, à commencer par la religion musulmane ? Ne faut-il pas considérer que la religion musulmane constitue désormais la forme privilégiée de l’accès, pour la masse la moins susceptible de s’intégrer par le travail et la reconnaissance sociale qui l’accompagne, à une identité culturelle ? En particulier, en ce qui concerne les très jeunes adolescents, en voie de déstructuration complète du fait de l’expérience de véritable désintégration du milieu dans lesquels ils vivent (parents et frères aînés semblent définitivement exclus de l’emploi), ont-ils une chance d’intégration autre que celle qui passe par une reconstruction de l’identité sociale par la religion ?

Plus généralement, au-delà de la question trop limitée autour de l’Islam, la revendication de la reconnaissance d’une dignité, à défaut d’une reconnaissance par l’utilité dans l’emploi, semble une revendication trop pauvre dans notre contexte social et culturel pour porter un mouvement d’intégration.

Par ailleurs, il convient de s’interroger sur le mode

d’intégration des asiatiques du XIIIème arrondissement. S’agit-il vraiment d’une forme d’intégration, ou tout au contraire, une forme d’échec de l’intégration ? Pourquoi ce modèle-là ne marche t-il pas pour les maghrébins ? Le mode d’intégration des asiatiques du XIIIème arrondissement constitue un véritable défi au modèle français d’intégration. Et si le modèle français parvient à supporter ce modèle de type communautaire, ce sera alors le seul cas d’intégration de populations d’origine chinoise par un mode alternatif à l’intégration du type individuel.

 

Jean Benoît de Vericourt : à Plusieurs reprises dans les échanges qui ont eu lieu, la religion a été avancée comme un facteur favorisant l’intégration.

Cette solution paraît dangereuse pour deux raisons :

– il ne faut pas oublier que la République française s’est construite avec une très grande opposition émanant de l’Église catholique. Celle-ci souhaitait conserver son pouvoir dans l’État, ce queue avait eu pendant des siècles. La séparation de l’Église et de l’État

en 1905 fut un moment d’affrontement.

– L’Islam, car en filigrane, c’est de cette religion dont il est question, peut encore moins s’accommoder d’un État laïc. Cela paraît totalement incompatible. N’oublions pas que dès l’origine, il y a eu confusion entre l’Islam et l’État : le prophète était à la fois religieux et chef de guerre.

 

Gilles Guillaud : Du concept au pragmatisme.

La distinction entre intégration à la française et intégration  » communautaire  » reste théorique. La loi reconnaît dans tous les pays l’individu citoyen. Qu’il vive ensuite ou non en communauté, cela le regarde. Et il existe en France des populations qui vivent plus ou moins en communauté : des chinois aux portugais, sans même compter les corses ou les bretons. Par contre, il y a un totalitarisme de la société française, s’appuyant sur l’idée que sa civilisation est parfaite et universelle, à prendre ou à laisser. Nous acceptons très difficilement la différence.

C’est cela notre problème de l’immigration, un problème dans nos têtes. Pour y remédier, soyons souples et concrets, réfléchissons en fonction de ce qui se pose : sur quoi sommes nous intraitables ? L’excision ? La polygamie ? Un droit laïque ? Probablement. Que n’acceptons nous pas ? Qu’un Imam étranger insulte la France dans ses prêches ? Sur quoi acceptons nous de réfléchir et éventuellement d’évoluer ? Faut-il aider à la construction ou à l’entretien des mosquées ? Faut-il reprendre l’idée d’un droit de vote municipal aux immigrés ? Faut-il être intolérant vis-à-vis du tchador ? C’est la résolution de ces problèmes pratiques et non

la discussion sur des concepts intellectuels globalisants qui fera avancer l’intégration dans une société affirmant ses valeurs et pourtant ouverte.

 

Odile Guillaud : De l’intégration par l’école.

On ne peut accuser l’institution scolaire ni la plupart des enseignants de ne pas chercher à favoriser l’intégration des élèves d’origine étrangère. Pour peu qu’ils jouent le jeu scolaire (sérieux, mérite, travail) et qu’ils réussissent, les jeunes maghrébins, en particulier, seront pleinement valorisés et reconnus dans le milieu scolaire. Or l’intégration passe par la reconnaissance. L’exemple de Kelkal en est une illustration. à l’école, puis au collège, il était reconnu dans une image de bon élève, puis tout a basculé pour lui quand au lycée, pour diverses raisons, il a perdu cette reconnaissance. Plus généralement, on peut se poser le problème de l’unique critère de la réussite scolaire ; privilégier l’écrit et le raisonnement abstrait. Ce critère favorise t-il la réussite de jeunes étrangers dont les qualités spécifiques ne sont pas prises en compte ?

 

Odile Collet : Si l’intégration commence à l’école, certaines difficultés viennent aussi du décalage entre vie scolaire et vie familiale : échelle de valeurs, place et soutien accordés aux études jusqu’à quel âge ?). S’y ajoute peut-être, dans une société et un système scolaire où l’écrit domine, celui d’une culture et d’une structure de langue plus éloignées des nôtres que ne le sont celles des étrangers d’origine européenne (problèmes que rencontrent aussi les jeunes asiatiques, par exemple). Et plutôt que de se complaire dans des propos culpabilisateurs sur la place faite à l’Islam en France (cf. sondage de l’INED sur les motivations des jeunes), ne pourrait-on pas insister sur un enseignement de l’histoire des religions, propre à engendrer compréhension et tolérance ?

 

Hélène Deltombe : Les difficultés actuelles d’intégration par le travail, les attitudes racistes et les comportements discriminatoires ne peuvent qu’émousser le désir d’intégration des jeunes. Ces difficultés seraient-elles aplanies, la question du désir d’intégration de chaque jeune reste posée, car pour beaucoup, l’écart est sensible entre la culture familiale et les valeurs de notre société.

Cela va parfois jusqu’au clivage, surtout lorsque la famille n’est pas en mesure de soutenir cette démarche particulière vers une identité propre qui ne peut pas rester dans le fil des identifications primordiales.

C’est pourquoi des structures sociales doivent se multiplier pour aider chacun à l’élaboration psychique de son intégration. Dans les cas aigus, la psychanalyse dans les centres de consultation offre la possibilité d’énoncer et d’élaborer les problèmes d’intégration et d’identité. Et pour tous n’est-il pas très important de développer des associations favorisant la connaissance des attaches culturelles de chacun, et les outils pour forger son identité à la conquête d’une autre culture.

 

Jacques Lhommelet : Parmi les exclus, les maghrébins attirent davantage notre attention. Les attentats, l’agitation grandissante (aux USA entre autres), la montée de l’intégrisme islamique commencent à faire peur. Depuis une quinzaine d’années, pour des raisons de survie économique, nous encourageons la compétitivité, la réussite, l’argent. Toutes choses qui, par leur nature même, produisent de l’exclusion. Peut-on espérer qu’une religion fondée sur d’autres valeurs mais aussi tentée par le repli, facilite l’intégration à une société dont elle conteste les motivations ? L’abandon de nos valeurs républicaines, que l’on tente de justifier par la crise, n’est-elle pas l’une des causes de cette situation ? (Nous sommes quand même un des pays les plus riches du monde). Il nous faut redonner force à ces valeurs. La Liberté, mais accompagnée de son cortège d’exigences. (Pas seulement la liberté des affairistes, mais liberté de conscience, d’expression, liberté de culte, mais aussi tolérance et respect des libertés des autres). L’Égalité (non seulement celle formelle, des droits civiques, mais aussi l’accès à la parole, aux savoirs, aux responsabilités). La Fraternité (on n’en parle jamais. On pourrait l’appeler la solidarité. Mais comment la conjuguer avec la compétitivité ?).

Extraits de prises de parole de participants

 

 » D’autres jeunes de nos banlieues ont été impliqués dans ces actions violentes, par exemple au Maroc il y a deux ans ou plus récemment en France dans le cadre d’attentats terroristes. Leur nombre est infime. Ils ont sans doute été contactés par des personnes qui prétendaient agir au nom de l’islam. Mais cela ne permet pas d’affirmer que leur adhésion à l’islam les a conduits à commettre ces actes ni que les associations musulmanes en France soient noyautés par des partisans de la lutte armée. Les principales organisations islamiques de France ont condamné le terrorisme. Il faut plutôt considérer l’itinéraire de ces jeunes. Le sentiment d’être rejetés par la société, un horizon bouché, le manque de repères ont fait naître en eux  » la haine « . Elle les a poussés vers des formes de délinquance et de violence désapprouvées par l’islam. Mais des gens sont venus leur proposer des opérations plus reluisantes que de petits exploits de casseurs. Ils leur ont offert une cause qu’ils disaient être celle de l’islam et des actions susceptibles d’en faire des personnages redoutables. Ces jeunes se sont laissés séduire. La fracture sociale et le mépris dans lequel les musulmans ont été tenus ont rendu possible cette dérive, qui pourrait se reproduire si rien n’est fait pour remédier à la situation présente « .

Jean Weydert in  » Projet  » n°24

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