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06/03/2023 - Arthur GRIMONPONT – Comment bâtir une démocratie de l’information et de l’utilisation des plateformes numériques ?

Arthur Grimonpont est ingénieur ESTP. Il a publié en 2022 chez Actes Sud « Algocratie. Vivre libre à l’heure des algorithmes » avec une préface de Jean-Marc Jancovici. Ce livre porte sur l’influence des réseaux sociaux dans la formation de l’opinion publique. En démocratie, la formation de l’esprit critique des citoyens est décisive. Comment se forme l’opinion à l’heure des réseaux sociaux comme TikTok et YouTube ? On sait leur influence sur certaines élections.


Dans la tradition philosophique et politique occidentale, depuis 2500 ans, la confrontation des opinions est pensée comme la meilleure manière de sélectionner les meilleures idées, c’est l’alpha et l’oméga de tout progrès moral et politique. Notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen proclame dans son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Cette liberté d’expression est aujourd’hui menacée. En effet, qui décide des règles du débat public, de la diffusion des idées ?
Ce fut la première motivation d’Arthur Grimonpont à écrire ce livre. En 1920, l’auteur de science-fiction H.G.Wells écrit : « L’histoire de l’humanité devient de plus en plus une course entre l’éducation et la catastrophe. »
Le niveau intellectuel moyen a progressé pendant tout le vingtième siècle, c’est ce qu’on appelle l’effet Flynn, grâce aux progrès de l’éducation, ceux de la circulation de l’information, et de l’accroissement du temps libre. Au vingt et unième siècle, on observe une diminution du QI, tandis que l’espérance de vie stagne. Il y a un problème avec la diffusion de l’information, des idées. Nous avons placé notre confiance dans les médias traditionnels (journaux, télévision, radios). Jusqu’en l’an 2000, le paysage de l’information limite le catalogue des idées disponibles : les idées inoffensives pour les pouvoirs en place sont privilégiées, du fait qu’une dizaine de familles possède la plupart des journaux et une part importante de l’audience des radios et TV, ce qui influence les comités éditoriaux.
Mais de plus en plus, au 21ème siècle, un second filtre sélectionne l’information, celui des réseaux sociaux, des médias sociaux, inexistants il y a seulement vingt ans ; ils représentent le premier usage d’Internet en temps passé, comme en nombre d’utilisateurs : YouTube, Facebook, Twitter, Snapchat, Instagram, TikTok, etc., ont le même modèle de profit : transformer le temps que nous y passons en revenus publicitaires. Ils amassent des fortunes à partir d’une ressource « le temps de cerveau disponible » de la plus grande base d’utilisateurs possible. Et ils sont en compétition… C’est l’économie de la capture de l’attention : les réseaux sociaux sont gratuits car ils vendent notre attention aux annonceurs.
D’où l’extraordinaire facilité de ce modèle économique des plateformes : YouTube diffuse 120000 vidéos par jour, les ¾ sont le fruit d’une recommandation de You Tube. TikTok, la plus chargée au monde, par 1 milliard et demi de personnes !
Toutes ces plateformes suggèrent des contenus et ces suggestions qui sont produites par une Intelligence Artificielle (IA) de recommandation.
Qu’est-ce qu’un algorithme de recommandation ? Le fonctionnement est complexe et opaque. A quels intérêts obéit-il ? Il vise à prédire les contenus les plus à même de retenir l’attention des utilisateurs qui les visionnent. Parmi les milliards de contenus, il fait apparaître les bribes d’information les plus susceptibles de retenir notre attention, mais néglige nos intentions réfléchies. Il sélectionne un accident de la route, un fait divers avec une star, un incendie. Si nous regardons une minute, il nous en sélectionnera d’autres. C’est comme la consommation de sucre. Les aliments sucrés étant rares, ce penchant inné nous a guidé utilement pour nous nourrir. Mais exploité par la filière sucrière, il envahit notre alimentation industrielle et conduit à l’obésité.
Aujourd’hui, les enfants passent 2 à 3 fois moins de temps à l’école qu’à regarder ce que les algorithmes leur sélectionnent pour capter leur attention : YouTube Kids est la section la plus consultée de YouTube. Cocomelon est une chaîne YouTube de 153 millions d’abonnés, présentée comme une chaîne avec une version pour bébés : vidéos avec chansons et couleurs criardes, scénarios incompréhensibles, mais spectaculaires, où on délègue aux algorithmes le soin de chercher ce qui fascine le plus l’enfant.
La Fabrique du crétin digital est le titre du livre de Michel Desmurget, chercheur à l’INSERM en sciences neurocognitives, pour dénoncer que « Jamais dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration des enfants n’avait été conduite à une aussi grande échelle ».
Le temps passé sur les écrans joue un rôle catastrophique sur les déficits de l‘attention. La fascination des écrans détourne les enfants de la conversation, des jeux moteurs, des images non mobiles et des livres, et explique la régression du QI moyen des enfants. L’addiction est le premier objectif que vise aussi le PDG de Netflix : Reed Hastings a écrit à ses actionnaires « Notre seul concurrent dans cette industrie est le sommeil et nous sommes en train de gagner … ».


Un autre effet des réseaux sociaux : le dévoiement des démocraties
C’est la formation de bulles informationnelles : nous trouvons sur les réseaux les vidéos qui confirment nos opinions et nos croyances, ce qui nous est agréable ou nous passionne et qu’on communique à nos amis. Si on a un apriori anti-flic, on voit des policiers matraquer des gens tranquilles, si on est pro-ordre public, on voit des casseurs casser des vitrines et mettre le feu aux voitures. Les médias sociaux forment un microcosme depuis lequel on n’aperçoit plus ce que voit l’autre camp. On est attiré vers l’extrémisme qui nous insurge encore plus car on aime confirmer ce qu’on pense. L’algorithme voit là où penche la personne et l’enferme dans une bulle informationnelle qui conforte ses opinions et la radicalise.
Elon Musk est un absolutiste de la liberté d’expression qui, pour lui, prévaut sur la vérification des sources et des circonstances dans lesquelles les faits filmés se sont produits. Le débat apaisé ne captive pas l’attention : il est écarté. La liberté d’expression, d’après E. Musk, c’est la même liberté que celle du port d’armes. Et on procure un haut-parleur à celui qui invente une information fausse qui va captiver l’attention. Les réseaux renforcent systématiquement les positions radicales. Souvenons-nous du fait que le tiers des républicains adhéraient à l’opinion selon laquelle les démocrates étaient pédophiles, enfermaient des enfants dans leurs caves et buvaient leur sang pour rajeunir…
En 2016, on a vu le rôle de l’ingérence russe dans l’élection de Trump. Obama se refusait à attaquer ses adversaires. Le Guardian a montré le rôle de YouTube en faveur de Trump puisque son algorithme favorise et rediffuse les fakes spectaculaires, les injures, l’audace de Trump qui affuble ses adversaires de sobriquets1. Il a vu que ça rapporte, donc il ne se gêne pas. Ce rôle décisif des réseaux sociaux dans l’élection de Trump a été démontré par l’expert français2 qui a créé AlgoTransparency et a mis au jour le biais de l’algorithme favorisant les contenus les plus agressifs et polarisants. C’est un biais massif. La société américaine est polarisée comme jamais.
Le Métavers est virtuel mais ses conséquences sont réelles !
Une illustration tragique : en Birmanie, il y a eu sous la dictature militaire une censure politique. En 2013 Internet se répand et Facebook apparaît. C’est verser de l’acide sur une plaie ouverte. La haine entre les Birmans bouddhistes et les Rohingyas musulmans se déchaîne avec de fausses rumeurs, des désinformations. D’après l’ONU, ces rumeurs ont eu un rôle moteur dans le nettoyage ethnique qui s’en est suivi et qui s’est traduit par l’exode d’un million de Rohingyas au Bengladesh.
Depuis 1945 et Hiroshima, les scientifiques du Bulletin of the Atomic Scientists travaillent sur les menaces existentielles qui pèsent sur l’humanité. Ils soulignent qu’après les menaces climatiques, le paysage de l’information corrompu par la désinformation de masse est une autre menace existentielle que nous n’avons aucune chance de réduire, « la vérité noyée dans un océan d’insignifiance » comme le dit A. Huxley dans Le Meilleur des Mondes (1931). Les règles du jeu donnent perdantes les informations sur un débat public pour réaliser le bien commun, étant donné la polarisation de l’opinion et la désinformation de masse. Dans un jeu où on est sûr de perdre, comment jouer ? Il faudrait donner la possibilité d’informer à des médias sociaux qui ne se font pas concurrence pour capter notre attention. Il faut créer des règles de concurrence autres. Facebook invisibilise les contenus à caractère politique. Méta décide de donner raison à l’Océan d’insignifiance.
Il faut en passer par la loi pour préserver l’intérêt public. Que faudrait-il craindre ? La censure ? Une centralisation ?
L’Europe a commencé en édictant en juillet 2022 le Digital Service Act avec ses 2 parties :

  1. Le règlement sur les marchés numériques visant à empêcher les pratiques anticoncurrentielles. En fait TikTok a su s’intégrer sur ce marché qui sélectionne le pire.
  2. Le règlement sur les services numériques interdit sur les réseaux sociaux ce qui est interdit dans la société réelle, les contenus illégaux. Il prévoit de suspendre après avertissement la diffusion des contenus illicites, pédopornographie, racisme, vente de drogues ou contrefaçons, désinformations, etc.

En fait, les Etats sont à genoux devant les réseaux et les réseaux sociaux sont appelés à la responsabilisation ! Résultat, les médias en Occident malmènent les gens. La Chine emprunte une autre voie ! Elle interdit tous les réseaux sociaux étrangers et a édifié la Grande Muraille du Web ! L’entreprise numérique chinoise est poreuse avec l’Etat chinois. Le PC chinois emploie 2 millions de personnes à plein temps pour diffuser des informations favorables au PC chinois sur les réseaux sociaux. Là, ce sont les réseaux sociaux qui sont à genoux devant l’Etat chinois. Le PC encadre les contenus et beaucoup d’émissions scientifiques sont diffusées pour susciter la curiosité des jeunes pour les sciences, et de plus le temps d’utilisation est limité à 40 minutes ! Résultat la population adhère à ce que fait le gouvernement et les jeunes veulent devenir astronautes… tandis que chez nous ils rêvent d’être influenceurs.
Les réseaux sociaux sont des infrastructures d’intérêt général. Nous les avons délégués à des algorithmes qui opèrent pour des intérêts privés dont l’unique objectif est de nous tenir captifs.


Comment bâtir une démocratie de l’information ?
TikTok a été interdit dans l’administration canadienne et les administrations de nombreux pays. L’Inde l’a banni, par exemple.

Démocratiser l’algorithme ? On a mis au point un produit dont la qualité est de retenir au maximum l’attention des utilisateurs. Et en général, plus on y passe du temps, moins on est content. Tinder, par exemple, est très mal noté, c’est un outil de frustration. Peut-on demander à ces plateformes de renoncer à leur pouvoir d’attraction ? Ce serait renoncer à leur valeur financière.

Que peut faire l’Europe ?
Elle va en parler !!! Interdire TikTok en Europe, c’est l’enjeu de négociations avec la Chine, mais elle veut faire une balance avec le commerce de composants…
Il y a des Agences du Médicament, des Contrôles de la Sécurité Nucléaire qui sont efficaces, des comités de rédaction, mais… les réseaux sociaux font ce qu’ils veulent.


Y a-t-il des conséquences positives aux réseaux sociaux ?
Certaines causes en ont profité un temps : des causes féministes, le printemps arabe, la crise climatique… la peur retient l’attention… Mais les algorithmes incitent plutôt à descendre la pente du moindre effort.

On pourrait inventer un nouveau modèle pour l’information ?
Le gratuit nous coûte cher ! Si chaque requête sur Google coûtait 1 centime, on pourrait s’affranchir de la publicité, ou bien il suffirait de quelques euros par utilisateur pour éviter d’être le cerveau disponible de la publicité, pour abolir le modèle de la publicité ciblée. La puissance des plateformes pour faire leur lobbying, le poids du lobbying des GAFAM est supérieur à celui du tabac, ça leur permet de modifier les lois. Les plateformes invisibilisent des contenus et nous présentent une fraction de la réalité. Pas de censure, il suffit de mesurer l’audience… Tiktok a changé de règles et a éliminé les médias occidentaux en Chine pour conserver leur marché. Aux Philippines, il n’y a aucune modération, on laisse la haine se développer… Facebook filtre des contenus chez nous, mais peu.


Hugues Bersini a publié en même temps que vous un « Algocratie », un plagiat ?
Pas du tout. Deux ouvrages en concurrence, l’impression de son livre avait démarré à la sortie de mon livre. C’est un universitaire à Liège…


Avez-vous fait le parallèle avec ChatGPT ?
Développer des algorithmes n’est pas nouveau, tout dépend de la puissance de la base de données. ChatGPT et d’autres potentiels générateurs de langage auront des effets énormes et ça soulève d’énormes questions. Il donne des réponses claires aux questions qu’on se pose. C’est une conception individualisée du savoir. Sa réponse sera plus pertinente que la réponse de Google.


Comment résister ?
C’est irréversible, car les gens ne savent pas comment ça marche. Il y a 30 ans, tout était gratuit sur le Net. Mais il n’y a pas de gratuité : « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ». Nous sommes devenus un marché. Il faut maintenir des havres.


Et les autres usages de l’IA ? La video-surveillance par ex. pour les JO ?
On va définir des profils, des intelligences humaines vont définir les profils d’une personne à surveiller et d’une personne normale. Mais l’IA apprend les règles du jeu de go. Le jeu de go demande des stratégies transmises par les anciens. Alphago, non seulement respecte les règles, mais a trouvé de nouvelles stratégies pour gagner, que personne n’avait encore trouvées.
ChatGPT génère des textes originaux. Les algorithmes échappent aux ingénieurs qui les ont créés. Ils ne voulaient ni l’élection de Trump, ni le génocide des Rohingyas, mais ces algorithmes vont aggraver n’importe quel conflit et toutes les radicalités. Toutes les infos sur la prise d’assaut du Capitole par les trumpistes ont disparu, juste après, de la plate-forme. Il n’y a pas de transparence des algorithmes, cela reste opaque et leur objectif est toujours de capter le maximum de temps d’attention. Cambridge Analytica a aspiré les données de millions d’utilisateurs pour les influencer en ciblant leurs messages sur Facebook ou You Tube, dévoyant les élections sur le Brexit en Angleterre et l’élection de Trump aux Etats-Unis. Ils se protègent en s’affranchissant de toute responsabilité éditoriale en prétendant n’être pas éditeurs des contenus, en sacralisant la liberté d’expression, en fait « la liberté d’atteindre l’audience qu’on veut ». Ils ont changé de nom désormais, mais ont les mêmes pratiques : se vendre au mieux disant.
Les Rohingyas ont engagé à juste titre une procédure en dommages et intérêts à la suite des massacres subis et de l’exil auquel ils ont été contraints du fait de la haine et des diffamations diffusés contre eux sur les réseaux sociaux.
Les plateformes ne favorisent pas un débat éclairé, l’objectif de leurs algorithmes est de nous fixer devant leur contenu.

Compte-rendu par Sylvie Cadolle

1 Hillary le tordue, Joe l’endormi, etc.

2 Guillaume Chaslot

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