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05/06/2023 - Bertrand HERVIEU - Comment le monde agricole fait-il face aux défis actuels ?

Bertrand Hervieu, est sociologue, ancien directeur de recherches au CNRS ancien président de l’INRAE, auteur de : « Une agriculture sans agriculteurs », Les Presses de Sciences-Po, déc. 2022.

B. Hervieu commence par mentionner les articles du Monde du 4, 5, 6,7 ,8 avril sur l’agriculture bretonne soumise au lobby breton de l’agroalimentaire : « Les paysans bretons dans la spirale du productivisme », et sq., et l’émission sur France Culture L’Esprit Public du 4 juin 2023 sur : « L’agriculture face au
changement climatique ».

Les transformations de l’agriculture supposent une stratégie, des techniques. Le monde agricole est un monde complexe qui a subi des mutations importantes récemment et qui est aux prises avec des injonctions contradictoires : augmenter la production et particulièrement la production de viande et d’autre part supprimer l’usage des pesticides et des engrais, réduire les gaz à effet de serre, préserver la biodiversité. Comment faire face à ces injonctions de la société civile ?
En amont, il faut répondre à la question : qui sont aujourd’hui les agriculteurs ? L’image de la ferme, d’une exploitation familiale de polyculture et poly-élevage plane encore. Il reste une multitude d’exploitations moyennes familiales, ce qui constitue un invariant socle. Derrière cette apparente
stabilité, on assiste à une déstabilisation du travail agricole.
Premier constat : en 2010, il y avait 490.000 exploitations agricoles, 100.000 ont disparu en 2022. Leur taille augmente, la surface agricole n’a perdu que 1%.
Second constat : La crise du modèle de l’exploitation familiale, pas seulement une crise économique mais aussi une crise politique et culturelle.
Nous sommes sur un nouvel âge de l’agriculture et de la place des agriculteurs dans les sociétés avancées. Le changement est radical. Il existe des tensions fortes entre les agriculteurs et les autres catégories sociales, y compris dans les espaces ruraux.

Constat démographique

En 1890, la moitié de la population française travaillait dans l’agriculture. Il y a eu un effondrement démographique de cette catégorie. Aujourd’hui, ils représentent 1,5 % de la population active : il y a 400.000 chefs d’exploitation, avec les conjoints on arrive à 460.000 actifs non salariés dans l’agriculture. C’est moins 75% en 40 ans. L’effondrement se poursuit : 50 % d’entre eux ont plus de 50 ans, dont 25% plus de 60 ans. Et les 2/3 d’entre eux n’ont pas de repreneur désigné. Le modèle de l’exploitation familiale semble donc caduc.

Effets de cet effondrement : éclatement du modèle

  • 100 000 micro-exploitations, moins de 14 ha : soit grâce à un revenu
    secondaire, soit par des néo-ruraux culturellement détachés des autres,
    bio, etc.
  • 100 000 petites exploitations, moins de 50 ha
  • 100 000 moyennes, moins de 100 ha.
  • 80 000 grandes, plus de 100 ha, les seules à augmenter de nombre. Elles
    occupent 40% de la surface agricole et 45 % de l’emploi agricole. Les 10%
    les plus grandes produisent 20 % de la production agricole.

Structure économique : 60 % des exploitations ont un statut de sociétés : GAEC qui permet le modèle familial, Société Civile d’Exploitation Agricole, Exploitation Agricole à Responsabilité Limitée, SARL et SA.

Le rapport au capital foncier a changé de nature : on est passé de terres plus ou moins cadastrées à un capital en parts de sociétés avec un calcul de rentabilité du capital foncier. On introduit le capital financier. C’est un changement culturel que ces calculs de rentabilité.

La plupart des entreprises agricoles utilisent la délégation de travaux : plutôt que d’avoir des salariés, on externalise certaines activités agricoles à des prestataires. On constate un bond du recours à des boîtes de saisonniers et d’intermittents. Il est probable que la question de la transition écologique va se traiter par des délégations de travaux avec un cahier des charges, mais quel cahier des charges ?

En Bretagne, 37% des exploitations sont classées comme grandes. On y trouve des holdings qui échappent à la statistique, elles se restructurent souvent, on a du mal à les cerner. 7% sont en délégation intégrale, par ex. elles délèguent le suivi vétérinaire, ou des suivis avec cahier des charges pour chaque secteur. 23% des entreprises ont recours au salariat, 53% à des sous-traitants.

Il y a des tendances lourdes à l’agrandissement, qui va toucher la moitié de la production française. On utilise une stratégie d’association (les holdings sont plus puissants face à l’agro-alimentaire), une stratégie de délégation de travaux, de distribution de la production.

De plus, on spécialise l’exploitation en fonction de la géographie : exploitation céréalière ou d’élevage, pour le lait, ou pour la viande, vache, ou cochon, ou chèvre : des bassins porcins, des bassins laitiers. 58% des cochons français sont bretons. On parle de minerai de viande. On sépare la terre, le sol, de la production animale … On fait des étables à étages, hors-sol.

Les revenus sont très diversifiés dans le monde agricole :

  • 10% des indépendants ont un revenu annuel négatif. Ou ils se relèvent, ou ils mettent la clé sous la porte.
  • 10% ont de hauts revenus, qui dépassent 70000 € par pers. ; 94000 € pour l’élevage de porcs ; 123000 € dans la viticulture.

Les agriculteurs ne forment pas une population unifiée, ce que les organisations agricoles méconnaissent.
Au cœur du malaise paysan, il y a la fragilisation de l’entreprise familiale polyvalente devant la puissance de ces nouvelles pratiques. La mobilité ébranle tout. Cette transformation à bas-bruit est en grande partie irréversible.

Il y a une surmortalité par suicide chez les agriculteurs.

On distingue 3 types de suicides :

  • Un suicide de désocialisation : célibataires, en dehors de la modernisation, la solitude, l’alcoolisme…
  • Suicide en fin de carrière : pas de successeur, l’exploitation n’est pas transmissible, la lignée est rompue…
  • Suicide des moins de 50 ans : ils ont repris l’exploitation, tiraillés entre le père, la mère, la jeune femme qui en a assez, veut habiter hors la ferme, travailler, tensions familiales très fortes.

Ce sur-suicide agricole n’est pas propre à la France, on le note en Australie, en Grande-Bretagne : il est corrélé aux faibles revenus, les hauts revenus en sont exonérés et se marient hors milieu agricole. Les petits revenus restent célibataires.

Il y a un effondrement de l’exploitation conjugale : on est passé de 60% d’épouses co-exploitantes à 19%. L’osmose entre la vie familiale et la ferme vole en éclats. Le monde agricole veut de l’autonomie et surtout les femmes, qui veulent leur revenu propre. 2/3 des exploitants de plus de 60 ans n’ont pas de repreneur alors que beaucoup de jeunes voudraient exercer ce métier, mais pas en exploitation familiale.

Nous ne sommes pas devant une opposition entre petits et gros agriculteurs.

Trois pôles coexistent :

  • Survivance d’une agriculture familiale fragilisée.
  • Pôle de micro-exploitations, grâce à l’agro-tourisme, ou à un membre du couple ayant d’autres revenus, avec un autre métier, de l’innovation style start-up, de la vente directe locale, en bio, etc.
  • Les firmes capitalistiques, éventuellement internationales.

Peut-on penser une politique publique cohérente pour une troisième mutation en 150 ans à peine ?

  • Après l’avènement de la propriété paysanne au dix-neuvième siècle après la nationalisation des biens du clergé ou de l’aristocratie, 80 % de la population sont des paysans et/ou des ruraux. Ils sont avides de terre. La sécurité et le statut social passent par la terre qui se transmet par l’héritage et le mariage. Gambetta pense une politique agricole capable de convertir les paysans à la République. Il ne veut pas qu’ils soient contaminés par le mouvement ouvrier ! Gambetta a une vision patriotique et patriarcale. On crée le Crédit Agricole. La ferme de la Troisième République assure d’abord la subsistance du groupe familial. Il s’agit d’avoir assez de tout. Le marché est second.
  • Mutation entre 1930 et 1950 : les jeunes aspirent à échapper à la pression de l’Eglise et de la famille. « La terre n’est pas d’abord un patrimoine, mais un outil de travail. » Le thème va monter de la « décohabitation des générations ». On s’émancipe des parents. On passe du patriarcat au couple, révolution culturelle et religieuse où la Jeunesse Agricole Chrétienne joue un rôle, l’émancipation des femmes passe par le choix du conjoint, on se marie hors du canton. Il y a eu un brassage culturel, et la revue « Christiane 1» propose un modèle où le couple est l’enjeu et le pivot. Jamais une femme n’aurait pris, auparavant, une exploitation toute seule. L’agriculture entre dans la modernité dans les années 1960. La PAC garantit les prix. Au lendemain de 1945 la France importe le tiers de son alimentation, en 20 ans, elle devient le plus grand producteur d’Europe. Il y a des crises de surproduction mais Bruxelles absorbe. On remplit les frigos. C’est le début des marchés mondiaux. Les céréaliers sont assez puissants pour faire rentrer leurs produits agricoles dans l’OMC. Ce modèle accompli dans les années 60-80 a été une conquête, un modèle désiré des jeunes agriculteurs et il a produit des résultats, la productivité. Cette exploitation familiale a été un moment historique…en train de se défaire, de s’effacer.
  • Le troisième moment est celui de l’agriculture de firmes internationales, comme aux USA (même si on y rencontre aussi un renouveau de l’agriculture de proximité pour un tiers des exploitations).

Pourquoi ce modèle est-il dépassé ? La population d’agriculteurs représente 5, 1 % des actifs en France. Ils arrivent à nourrir 66 personnes par agriculteur. Mais une rupture culturelle s’est creusée entre le monde agricole d’une part, le monde urbain de l’autre. Même dans les communes rurales la fonction
résidentielle est concurrente de l’agriculture. Aujourd’hui, on n’a plus de souci pour se nourrir, mais on a de nouvelles attentes : on demande des zones de non-traitement par pesticides. Aujourd’hui, on assiste à un retournement douloureux et les agriculteurs traitent leurs champs la nuit pendant que les voisins dorment. Ils se sentent dépossédés de leur terre quand les écologistes parlent de « communs ». Mendras avait écrit « La fin des paysans » en 1967, l’idée était qu’ils avaient changé de statut en devenant agriculteurs. Aujourd’hui, on publie « Une agriculture sans agriculteurs » : le robot, le drone, la numérisation de l’agriculture complète l’automatisation déjà installée. Cela devient un métier hyper technique.

Que deviennent les parcelles sans repreneur ?
Quand les agriculteurs ont 55 ans et que leur fils a un BTS agricole, ils veulent trouver une ferme pour leur fils en plus de la leur.
Quel est le rôle de la FNSEA ?
Au départ, au moment de l’entrée dans l’OMC, le leader R. Lacombe, défenseur de l’exploitation familiale, a pleuré. La vocation exportatrice pour les marchés mondiaux voulait exclure la micro exploitation innovante.
Que pensez-vous de la PAC ?
En 92, on avait des prix garantis. On les a supprimés, on ne soutient plus les prix en cas de surproduction. Mais des types d’aide étaient permis : une prime à l’hectare en comptant comme avec les prix garantis. On a alors figé la prime à l’hectare. Plus on a d’hectares, plus on est subventionné ! Mais les producteurs de lait ont souffert de la concurrence et la moitié des exploitations laitières ont disparu.
N’y a-t-il pas un accaparement des terres par des sociétés internationales capitalistiques pour des monocultures à grand renfort de pesticides ?

  • Oui il y a des holdings, mais on a encore un prix des terres parmi les moins élevés à cause du statut du fermage. Tanguy-Prigent2 a garanti l’outil de travail. On a des baux de 18 ans, ou de carrière, des baux cessibles par le fermier. Et quand une exploitation est mise en vente, pour éviter l’accaparement des terres, les SAFER3 qui Informent des transmissions et contrôlent. Il y a eu une alerte en 2008, des fonds d’investissement ont été en concurrence avec des fonds chinois. On fait face à l’émergence de la thématique de la sécurité alimentaire mondiale et des investisseurs achètent des terres en Afrique et en Amérique latine. En France, des investisseurs réorganisent, et délèguent la maîtrise d’ouvrage.

Est-ce favorable à la transition écologique ?

Quand on est en entreprise familiale et qu’il faut passer dans un système tout nouveau, va-t-on pouvoir investir, être en capacité de trouver des soutiens ? Avant 50 ans, quelques-uns le font, par conviction, par militantisme. J’ai un voisin qui a 50 ha, il plante des vergers, se passe des néonicotinoïdes et des fongicides. C’est possible !

Est-on condamné à un capitalisme extractif ?
On peut faire des politiques publiques de transition fortes. Passer à la rémunération du service rendu avec le respect d’un cahier des charges. Mais quel intérêt financier, étant donné l’avantage acquis du soutien à l’hectare ?
Dans la PAC de l’année dernière, il y avait un programme national Pacte Vert mais la copie a été retoquée. La terre est-elle un commun, ou un possible outil financier ?!
On trouve des ingénieurs agronomes qui veulent la transition écologique. De grandes exploitations investissent pour respecter un cahier des charges.
Cela fait 25 ans qu’on cherche à rétribuer les services rendus autour de la santé des consommateurs et au sujet de l’environnement à préserver. Les intrants, les engrais sont mauvais pour la santé mais aussi pour notre bilan carbone. La France a joué un rôle de leader dans la PAC. Il faut qu’elle prenne en charge le problème de l’herbe, le danger pour les paysages. L’artificialisation des sols est à stopper, il commence à y avoir des zones désartificialisées. L’herbe est au cœur de la question du changement climatique. On peut en tirer parti avec le maintien d’un élevage à l’herbe : les éleveurs qui font du Comté ont de bons
revenus.
Le paysage du Bassin Parisien aujourd’hui est triste, avec des parcelles de 30 ha pour les plus petites, comme la séparation entre cultures et élevage. Or pour la transition, il faut de la diversité, faire tourner les cultures, alors qu’on ne pense qu’à faire des économies d’échelle.

La prime à l’hectare, n’est-ce pas une dérogation aux règles de la concurrence ?
C’est le problème du soutien à la convergence des agricultures. Au départ, en Europe Centrale, on a voulu faire converger les agricultures, mais la France et l’Allemagne ne voulaient pas que ce soit à leurs dépens, donc on garde les avantages acquis.

Les OGM sont-elles toujours interdites ?
ça dépend ! Aujourd’hui on interdit toujours la transgénèse, c’est à dire l’’introduction de nouveaux gènes dans la plante. Mais on n’interdit pas les NBT ou NGT, nouvelles techniques de sélection végétale : contrairement à la première génération d’OGM, qui était de la transgenèse où l’on transférait un gène étranger, les techniques d’édition génétique découvertes par E. Charpentier, femme qui a reçu en 2020 le prix Nobel de chimie pour sa découverte des ciseaux moléculaires : on ne transfère pas de gène étranger,
mais on modifie ou recompose des gènes de la plante, pour, par exemple, en améliorer le goût ou réduire ses besoins en eau. Ces nouvelles techniques génétiques font néanmoins débat.

Compte-rendu par Sylvie Cadolle.

1 Revue pour les jeunes filles diffusée par la JEC et la JAC à partir de 1946.

2 Homme politique SFIO, résistant, député du Finistère en 1946, protège les droits des fermiers contre leurs propriétaires.

3 Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural.

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