Exposé
L’intérêt pour l’Ukraine en France a été distant et tardif. Ukraine-Russie : La situation héritée de la chute du mur de Berlin est loin d’être maîtrisée, défi majeur pour l’Ukraine qui doit se construire alors que la Russie n’a pas fait le deuil d’ambitions impériales inconcevables sans elle.
Entre les deux pays, le malentendu est existentiel, une affaire de famille qu’une évolution de plus en plus divergente rend plus difficile à traiter. Pour la Russie, l’Ukraine est une « Alsace-Lorraine » qu’il faut récupérer à tout prix. L’Ukraine est à l’origine de son histoire, d’une histoire difficile mais continue. Les mythes fondateurs sont bien différents. La Russie ne peut se définir comme une nation. L’Ukraine se lit comme un « palimpseste » (Manuscrit dont on a effacé la première écriture pour écrire un nouveau texte). La grande famine de 1933 provoquée par la collectivisation forcée et la réquisition des récoltes décidées par Staline restent sujettes à polémiques (entre 3 et 5 millions de morts !).
Il y a un contentieux culturel mais pas de problème linguistique sérieux.
L’orthodoxie qui couvre 60% de la population, est divisée en trois obédiences dont une relève du patriarcat de Moscou. Ceci n’est un problème que pour l’establishment religieux, pas pour le peuple. Le centralisme russe s’oppose au régionalisme très prononcé de l’Ukraine.
Il n’y a pas en principe de contentieux territorial mais un problème délicat sur la Crimée que N.Kroutchev, élevé en Ukraine, a transféré en 1954 à la république socialiste soviétique d’Ukraine. Le traité de coopération de 1997 prévoit que la base navale de Sébastopol est louée aux Russes jusqu’en 2017. La grande majorité des Ukrainiens n’est pas favorable à la reconduction du bail. Chacun des deux pays aborde de façon très différente l’héritage soviétique. La Russie a très mal vécu sa crise financière d’août 1998 ressentie comme un échec du libéralisme. L’obsession de W.Poutine est de rétablir le statut de grande puissance de son pays avec une diplomatie de plus en plus musclée vis-à-vis des pays proches et avec le gaz comme arme déclarée. Elle a vécu la révolution «orange» de janvier 2005 comme un véritable « 11 septembre ».
L’Ukraine a une vision plus confuse mais très différente de son avenir.Elle veut rejoindre l’Europe dont elle partage les valeurs et à laquelle elle estime appartenir . En 1991, son vote massif en faveur de l’indépendance avait surpris. L’Ukraine s’est alors organisée empiriquement sans effusion de sang, imposant progressivement une démocratie favorisée par une croissance économique rapide à 12%/an depuis 2000.
Aujourd’hui la désillusion est profonde, mais une véritable liberté d’expression subsiste. Il y a de bons débats à la télé. L’Ukrainien peut s’exprimer par le vote. Mais le pays doit faire face à trois défis majeurs :
• Brusque effondrement de la croissance passée de 7% en moyenne sur 2000-2008 à une récession de -8% pendant les premiers mois de 2009. Les trois piliers de l’économie sont ébranlés : forte contraction des exportations d’acier et de produits chimiques, baisse de la consommation intérieure, faiblesse du système financier ;
• Crise institutionnelle. Les compétences entre le président, le gouvernement et le parlement ne sont pas clairement définies. Le pays n’est pas gouverné. Les intérêts économiques et financiers font la loi.
• Crise énergétique de janvier qui n’est pas qu’un simple différend commercial. La négociation se poursuit chaotiquement de façon élastique.
UE-Ukraine : L’UE a été très visible sur la scène ukrainienne. C’est grâce à elle que la révolution Orange de 2004 a pu déboucher sur un compromis. Mais aujourd’hui elle se donne à voir comme le fruit défendu au risque de désespérer les Ukrainiens et notamment la classe moyenne très touchée. Pour y parer, le projet de « Partenariat oriental » a été lancé a l’initiative de la Pologne, avec une cagnotte (maigrichonne) de 600M€. Mais comment engager la Biélorussie dans ce jeu ?
Pour l’OTAN, les choses sont plus claires et plus délicates : l’OTAN n’est pas populaire car perçue, grâce à la propagande russe, comme une alliance agressive et hostile (l’Afghanistan reste un souvenir cuisant). Il en est différemment au niveau des chefs politiques qui considèrent que c’est un point de passage obligé pour l’adhésion à l’UE. Le sommet de Bucarest a ouvert une porte mais la crise géorgienne et le soutien du président Loutchenko au président Saaskachvili ont étét mal perçus. Les USA sont beaucoup moins populaires que dans les autres pays de l’Est européen. Beaucoup dépendait d’eux car depuis Clinton, l’Ukraine était une pièce maîtresse de la diplomatie US. Un profond dépit a accueilli Obama. On a le sentiment que les choses vont changer. Cela dépendra pour beaucoup de l’évolution du problème iranien. Rien de constructif ne peut se faire sans la Russie qu’il faut convaincre que ses intérêts sont avec l’UE pour faire face à la Chine. Cela explique l’engagement d’une négociation pour un aggiornamento du traité de l’OSCE pour la sécurité en Europe.
Débat
Q1. Pourquoi le pays n’est pas gouverné ?
R. Les Ukrainiens ont un sens forcené de l’anarchie. Après le formidable succès du président louchtchenko en 2005, l’Ukraine a connu des crises successives dont elle n’arrive pas à se sortir. Qui l’emportera aujourd’hui du Président, du Premier Ministre Loulia Tymochenko ou du Parlement ? Face à l’allergie profonde entre les deux premiers et malgré la volonté de pouvoir très forte et l’équipe très organisée du PM, ce pourrait être le troisième larron, Viktor Ianoukovytch chef du parti des Régions, qui l’emportera aux présidentielles anticipées prévues pour le 25 octobre avec élections législatives simultanées….mais avec quelle règle électorale et pour quel régime présidentiel ? La loi constitutionnelle n’est pas praticable. Les oligarques en ont assez.
Q2. Timochenko est-elle un dictateur en puissance ou est-elle démocrate ?
R. C’est une très forte personnalité, très intelligente, la plus capable…mais sans orientation politique nette. Ianoukovytch a beaucoup progressé mais il y a de fortes dissensions au sein de son parti. Dans ce contexte, des extrémistes d‘extrême droite commencent à faire parler d’eux.
Q3. Quelle est l’influence des groupes économiques étrangers sur la politique ukrainienne ?
R. Pas d’influence nettement identifiée de groupes étrangers. Quant aux Russe, ils se rendent compte qu’il vaut mieux ne pas intervenir directement dans la politique ukrainienne. Ils préfèrent intervenir indirectement par le biais du gaz ou des exports de viande ukrainienne…
Q4. Comment est venu le projet de gazoduc russo-allemand par la Baltique ?
R. C’est un sujet sensible. Les Russes sont obsédés par le contrôle des exports de Gaz vers l’UE. Si on augmentait la capacité du gazoduc ukrainien, cela pourrait suffire à ces exports. Les projets pharaoniques prévus sont pour l’instant irréalistes ce qui rend les Russes furieux.
Q5. Pourquoi les USA ont-ils tellement misé sur l’Ukraine ?
R. Pour éviter la résurgence de l’URSS. On méconnaît la souffrance terrible des militaires russes.
Q6. Ne surestime –t-on pas le problème de la sécurité des importations de gaz russe par l’UE car en fait toutes les parties ont un intérêt égal et important à ce que le gazoduc fonctionne. La crise de janvier causée par les prix hors marché dont bénéficiait l’Ukraine, n’est-elle pas au fond un petit mélodrame à l’issue bien prévisible ? L’Ukraine a tenté d’apitoyer sur son sort l’opinion de l’UE qui ne connaît pas les données du problème. L’intérêt stratégique de l’Ukraine n’est-il pas de ne pas se lier ni à l’UE, ni à la Russie pour jouer un jeu de bascule entre l’un et l’autre en fonction de ses intérêts ? Quelle est la nature de ses relations avec la Pologne ?
R. Le problème vient de ce que la charte de l’énergie entre l’UE et la Russie fonctionne mal.Chacun (GDF, les Allemands avec le gazoduc du Nord,…a tendance à faire cavalier seul….et puis la Finlande dépend à 100% du gaz russe. Entre l’Ukraine et la Russie, la négociation est plus complexe qu’il n’y paraît. La question du stockage souterrain (pour laquelle l’Ukraine a un très grand potentiel) est déterminante. Des intérêts particuliers interviennent de part et d’autre. L’Ukraine bénéficie certes de tarifs privilégiés mais avec des compensations. Elle a obtenu de lier le coût du transit au prix du gaz. Mais il est sûr que Gazprom a subi une perte considérable dans cette affaire. Avec la Pologne, la relation est intense mais difficile. Il y a une très grande proximité historique entre les deux pays avec des moments heureux ou difficiles. La Pologne est l’avocat le plus résolu de l’Ukraine dans l’UE. Elle se voit comme une puissance régionale.
Q7. Peut-on envisager un scénario « à la Géorgienne » avec un parti russe puissant qui puisse faire basculer les choses ou susciter une partition ?
R. La Crimée est un problème. Tout le monde est attaché à cette région considérée comme la « Côte d’Azur ». Il y a plus de Russes que d’Ukrainiens en Crimée, mais la confiance vis à vis de Moscou n’est pas si forte qu’il y paraît….il y a la question des Tatars, population originelle de la Crimée, massivement déportée par Staline. Ils sont revenus subrepticement cherchant à retrouver leurs biens. lls sont complètement marginalisés et très favorables à Kiev. Il n’y a pas de bonne alternative à Sébastopol en mer Noire pour la flotte russe qui y est aujourd’hui basée. La Crimée n’est pas un vrai problème en soi, mais la situation peut dégénérer. Le Kremlin parle fort mais se rend compte que l’affaire géorgienne n’a pas été aussi profitable pour lui qu’il peut y paraître. Bref, c’est un peu la Comedia dell’arte.
Q8. Problème de l’agriculture ukrainienne vis-à-vis de la PAC ?
R. L’Ukraine dispose de terres d’une richesse exceptionnelle. À court moyen terme, ce sera une puissance agricole de première grandeur. Les infrastructures sont aujourd’hui très insuffisantes. Elle s’oriente vers une agriculture du type « Beauce » qui précipitera l’exode rural.
Q9. Problèmes confessionnels ?
R. Non, la majorité sont des chrétiens orientaux (Uniates) et le reste des orthodoxes avec des problèmes d’obédiences pour les clercs mais pas pour les fidèles. Les musulmans ont un poids négligeable. À noter qu’il n’y a pas de visas pour les Russes et les européens.
Q10. Où en sont-ils avec Tchernobyl ? Y a-t-il d’autres risques de même nature ?
R. Les conséquences de Tchernobyl sont difficilement quantifiables. Tchernobyl n’est pas une obsession en Ukraine. Étant situé à la frontière et vu le régime des vents, l’accident a surtout touché la Biélorussie. Bref l’opinion n’est pas hostile au nucléaire. Elle est même plutôt fière de ses capacités techniques dans ce domaine. Les problèmes d’environnement sont sérieux mais la préoccupation immédiate concerne l’industrie chimique. Quant à l’accident lui-même, il résulte d’une suite de négligences caractérisées. Au total, il y a de grosses réserves d’uranium et aucun parti ne s’opposera au nucléaire.
Q11. Quid de l’armée ukrainienne ? Est-elle dépendante de la Russie ? Est-elle une force politique ?
R. C’est une armée assez considérable avec une forte tradition militaire. Mais elle est à moderniser et à professionnaliser. C’est la raison pour laquelle les officiers ukrainiens sont attachés à l’OTAN. Aujourd’hui c’est une armée de conscription sans aucun poids politique. Les forces de sécurité sont dispersées entre différents corps et n’ont pas de poids politique à la différence de la Russie.
Q12. Quels sont les intérêts économiques français attachés à l’Ukraaine ?
R. L’Ukraine a une forte tradition industrielle, mais son industrie doit être réformée. Les Allemands se sont vite aperçus de son potentiel et profitent des liens tissés avec l’ancienne RDA. Leurs intérêts commerciaux sont donc très présents. La France est venue avec du retard mais avec des résultats marquants dans le secteur agro-alimentaire, la grande distribution ou le secteur nucléaire avec AREVA. Le secteur bancaire est aussi bien présent. Les milieux d’affaires sont plus dynamiques que les milieux politiques.
Q13. Quelle devrait être l’attitude de l’UE ? R. D’abord qu’une relation active avec l’Ukraine ne se fasse pas au détriment d’une relation active avec la Russie. Plus nous aurons une relation équilibrée plus on favorisera une relation équilibrée et satisfaisante entre l’Ukraine et la Russie. Ceci étant, l’Ukraine est un gros morceau et on a tendance à faire un parallèle avec la Turquie. Il est de fait que l’élargissement est de plus en plus difficile à gérer, de même que le postcommunisme. La Bulgarie ou la Roumanie donnent à réfléchir à cet égard. Il faut donc que l’Ukraine prenne conscience de son poids spécifique : une fois réformée, ce sera un interlocuteur incontournable qui pèsera lourd (Réponse très diplomatique !!)
Q14. Au plan culturel, où en sont les rapports entre l’Ukraine, l’UE et la France ?
R. La réalité culturelle de l’Ukraine est importante. Il y a des gens qui y ont beaucoup à dire compte tenu de ce qu’ils ont vécu. Le régionalisme empêche de bien savoir ce qui se fait ici ou là. La jeunesse est très dynamique et soucieuse d’échapper à ce régionalisme provincial. Si on n’est pas bon dans la coopération culturelle, on est mal jugé ailleurs.
Q15. Quid de la démographie ?
R. C’est un vrai problème. L’hémorragie se fait au rythme de 200000 personnes par an avec une forte expatriation. La diffusion du sida pose un problème très sérieux.
Q16. Quid de la production de fusées militaires à longue portée ?
R. L’Ukraine a renoncé à son statut nucléaire en contrepartie d’un accord lui donnant de toute part des garanties pour sa sécurité. Les nationalistes ont tendance à faire valoir que le pays a tout le savoir faire nécessaire et posent la question de la remise en cause de ces accords.
Gérard Piketty
Commentaires récents