Exposé
Le comportement face à la drogue est le point central. Les stratégies doivent être adaptées aux types d’addictions rencontrées. Il faut d’abord prendre du recul par rapport à tel ou tel produit pour embrasser l’ensemble des drogues licites ou non. Il y a la question de la dépénalisation de l’usage et celle, différente, de la légalisation du commerce.
La morale ou l’idéologie sont facilement maîtresses du terrain. Il y a peu de domaines où il y a tant de distance entre ce que la science sait et ce que l’opinion croît savoir.
Tout le monde parle du « fléau » des drogues. Mais par exemple, la surmortalité des jeunes par drogues licites (hors tabac) est bien supérieure à celle due aux drogues illicites. La question de la façon de parler des drogues est importante.
Les drogues, en modifiant l’état de conscience, peuvent être une source de plaisir mais aussi de souffrance. On a fait de gros progrès sur les comportements et facteurs de risques associés à l’addiction où il faut toujours distinguer les trois paramètres : l’individu, la substance, l’environnement. Il y a des solutions efficaces pour réduire les risques.
– En quoi les politiques publiques menées à ce jour ont-elles été un échec ?
La loi qui les fonde, conforme aux principes posés par la convention unique de l’ONU votée en 1961, définit une stratégie de guerre à la drogue. On cherche l’éradication pour aller vers l’abstinence.
Le sida a conduit à un infléchissement vers une politique de réduction des risques. L’on part alors des consommations et comportements tels qu’ils sont. Pour ceux qui sont dans une stratégie de survie, la priorité est alors de les maintenir en vie. Cette attitude est efficace tant en termes de santé ou sécurité publique qu’en termes de réduction des nuisances sociales.
– Au niveau des enjeux, on constate que la consommation est plutôt en hausse pour tous produits licites (tabac, alcool avec le phénomène du binge drinking ou « biture express ») ou illicites (cannabis stabilisé, cocaïne en hausse….). La frontière légale entre licite et illicite est de plus en plus poreuse (52 nouvelles substances sont apparues). Au niveau des dommages, le tabac est en tête suivi par l’alcool avec 100000 décès/an. Les acquis sur le sida sont fragiles. La lutte contre le virus de l’hépatite C est un échec avec une situation très préoccupante dans le milieu carcéral qui est symptomatique de l’inefficacité des politiques de répression.
La mortalité par usage de drogues illicites a connu un pic en 1994 puis une forte diminution jusqu’à la fin du siècle. Elle repart à la hausse en raison de la pause opérée sur la politique de réduction des risques.
– Vers quoi aller ? Se référer à la charte adoptée par un grand nombre de professionnels du sujet
(http://www.pouruneautrepolitiquedesaddictions.fr/) qui prône la régulation des usages pour réduire les dommages sur le bien-être de chacun et de tous. Elle repose sur 4 piliers :
• La prévention absente ou inefficace en France : on a une prévention « ligne Maginot » qui vise à empêcher le premier usage. Or le premier motif est bien souvent l’influence du père de copains. Il faudrait un 2ème filet – le plus important – avec un dispositif permettant de détecter de façon précoce les « usages problématiques ».
• La réduction des risques et des dommages en allant d’abord vers les personnes précarisées qui sont hors des parcours de soins pour les y insérer.
• Le soin pour sortir d’un usage nocif
• La réduction de l’offre de drogue et des dommages liés à son trafic : ces deux objectifs, retenus par le dernier plan drogue de l’Union européenne (2009-2012), doivent être mis en cohérence avec l’objectif plus global de protection de la santé de la nouvelle stratégie souhaitée. Les usagers de drogues doivent relever de la santé publique,tandis que les services de police doivent se consacrer à leur mission : la lutte contre les grandes organisations criminelles d’une part, la sécurité de tous les citoyens d’autre part.
– La dépénalisation de l’usage. Elle ne devrait même pas faire débat à partir du moment où il n’y a pas d’autre atteinte qu’à soi-même. Il serait monstrueux de punir une tentative de suicide des peines prévues par l’article L 3421-1 du code de la santé pubique (3750 € d’amende et un an d’emprisonnement) pour usage de stupéfiants. La criminalisation des usages fait obstacle à la protection de la santé.
Les arguments pour le statu quo sont :
• « L’interdit » joue un rôle de prévention. Il va pourtant à l’encontre des travaux conduits par l’observatoire européen qui n’observe pas de lien avec l’interdit dans les résultats des politiques
• La valeur éducative de l’interdit. Mais l’interdit n’est pas identique à la criminalisation. C’est une question de posture éducative. C’est ce qu’on a fait avec les drogues licites (interdiction de vente d’alcool aux mineurs). Il s’agit de dépénaliser un comportement et non pas le produit.
– La légalisation du commerce. C’est un problème plus compliqué où, à l’inverse du précédent, il n’y a pas de consensus chez les professionnels de la lutte contre les drogues. C’est à regarder substance par substance suivant notamment sa diffusion massive (cannabis) ou discrète (cocaïne)
Une étude réalisée par David Nutt et ses collègues publiée en 2010 par « The Lancet », a comparé la dangerosité de 20 drogues différentes par rapport à 16 critères, en prenant en compte la dépendance, les dommages infligés à soi-même et à l’environnement immédiat du consommateur des drogues en question, les coûts économiques, les coûts relationnels, les coûts de santé, etc. Le score maximum est de 100. L’alcool obtient 72 points, suivi de l’héroïne (55) et du crack (54)… la cocaïne (27), le tabac (26), les amphétamines (23), le cannabis (20), … le khat (9), l’ecstasy (9),.. le LSD (7) …et les champignons (5). Notre classification n’a donc aucun rapport avec ce que dit la science sur la dangerosité des produits. La prohibition n’a d’ailleurs pas toujours existé . En témoignent par exemple la « Régie marocaine du kif et du tabac » sous le protectorat français ou encore le « vin Mariani » à la fin du XIXème siècle mixture de vin de bordeaux et de feuilles de coca.
La prohibition des opiacées par la convention de l’ONU a eu pour résultat l’essor de l’héroïne !
En fait le problème de la levée de la prohibition du cannabis n’est pas bien documenté. On se reportera utilement à ce sujet au reportage du Monde mis en PJ sur les décisions récentes de légalisation prises par les États du Washington et du Colorado aux USA. En conclusion, les politiques publiques ont peu d’impact sur le niveau des usages. L’approche par la santé publique et la réduction des risques liés à certains comportements est nécessaire.
Débat
Q1. Les consommateurs sont-ils pénalisés ? En cas de légalisation, le cannabis sera-t-il vendu dans les débits de tabac ? Drogue la plus dangereuse ?
R. La loi différencie le trafic et l’usage. En raison de la loi sur les peines planchers en cas de récidive, elle est d’autant plus appliquée que les interpellations pour usage de stupéfiants font partie des indices de performances de la LOLF. 130000 jeunes sont interpellés pour usage, 7 à 8000 pour trafic. Dans le cas d’usage, cela se traduit de plus en plus par l’obligation d’un stage payant, la récidive menant à l’incarcération. Pour 20000 condamnations, on a quelques centaines d’incarcérations. Mais qui sont ces jeunes mis en prison alors que 11 M de personnes ont consommé ?
La légalisation demande réflexion. À quel rythme ? Elle ne peut se décider au niveau franco-français. À priori pas de problème pour les adultes qui pourraient être autorisés à produire leur propre consommation (« cannabis social clubs ». 200000 cannabiculteurs en France aujourd’hui ?). La légalisation décidée par les États du Washington et du Colorado est trop récente pour que l’on puisse lui attribuer des effets négatifs. La Californie a déjà commencé à taxer les « centres médicaux ». distribuant le cannabis.
L’alcool est sans conteste la drogue la plus dangereuse avec 30000 morts par an. Les libéraux proposent que la société ne prennent plus en charge le traitement du cancer du poumon s’il peut être attribué au tabac (100000 morts/an).
Q2. Pourquoi les politiques ont-ils fermé la porte à la dépénalisation ? Est-il logique de ne pas traiter simultanément la question de la légalisation alors qu’on sait que la dépénalisation accroîtra vraisemblablement la consommation et fera donc le miel des trafics mafieux ?
R. M.Touraine a tenté de contourner l’obstacle politique en mettant l’accent sur les vertus thérapeutiques du cannabis. Pour le reste, la gauche a peur d’être taxée de laxiste.
Q3. Problématique économique propre au cannabis ?
R. La question n’est pas très documentée. Les deniers travaux des années 90 mettaient en évidence plus de coûts que de bénéfices à la légalisation. Aujourd’hui 80% de la recette va aux petits qui gagnent à peine le SMIC. Comment les reconvertir ? Je ne suis pas partisan de taxer à outrance le tabac. Cela devient une taxe régressive car touchant plus les milieux modestes et accroît le risque de marché noir.
Q4. Le maintien de la pénalisation ne permet-il pas de remonter plus facilement aux « gros » dealers. Plus on s’occupe des « petits » moins on s’occupe des « gros ».
R. Il faut travailler sur la question « Comment arrêter un dealer de haut niveau et sur les effets sur la qualité du produit ». Il reste à démontrer que les « petits » permettent de remonter aux « gros ». N. Sarkozy a pris partie pour la légalisation sans être convaincu par la dépénalisation. Pourtant il y a consensus des spécialistes sur la dépénalisation de l’usage. Il n’est pas nécessaire pour cela d’attendre une modification de la convention de l’ONU qui en l’état actuel ne demande de pénaliser que la possession de la drogue. Il ne faut pas mettre de gros moyens de police sur la détention de petites productions artisanales.
Q5. Qu’est ce que le cannabis ? Quid de la qualité ?
R. Le cannabis est le nom de la plante dont on extrait le THC (tétrahydrocannabinol) de ses extrémités. Il y a des cannabis plus ou moins forts. Avant on ne dépassait pas 10% de THC. Aujourd’hui on peut dépasser ce taux. En France, 80% de la production est d’un taux inférieur. La teneur en THC n’est pas un enjeu de santé publique sinon il faudrait confondre bière et whisky. Si un jeune fait une initiation avec du cannabis hyper dosé, il peut y avoir accident. Le haschich est le nom de la résine de cannabis qui est coupée ensuite avec des produits divers (et même des microbilles de verre !)
Q6. Conséquences de la légalisation sur les chaînes actuelles d’approvisionnement ?
R. L’industrie de tabac est déjà sur le coup ! Le problème de la légalisation devrait être abordé à l’échelle mondiale. Les pays d’Amérique centrale et latine sont les plus demandeurs. Mais il faut une forte majorité à l’ONU pour modifier la convention et ce sera très difficile.
Q7. Lien entre cannabis de 1961et schizophrénie ?
R. Mettre quelqu’un en prison à cause du risque de schizophrénie ne tient pas la route. Un lien existe comme facteur de déclenchement mais dans les deux sens. Il y a donc un danger. C’est une question d’éducation et de pédagogie comme pour le tabac. S’il y a un usage anormal, c’est que quelque chose cloche : une souffrance familiale, des abus sexuels, des difficultés scolaires, un problème de santé mentale ? La prévention n’est efficace que si elle est globale.
Q8. Pourquoi le gouvernement a-t-il fermé si brutalement la porte ?
R. Toutes les avancées majeures dans ce domaine ont été faites par la Droite (87 avec Michèle Barzac sur le Sida, 93-94 avec Simone Weil sur le traitement par des substituts…) , la gauche ayant peur d’être traitée de laxiste. Et pourtant un boulevard lui est ouvert.
Conclusion : la politique a été répressive et l’on a observé une croissance de la consommation de cocaïne. Un fumeur de joints en prend pour un an alors qu’un héroïnomane vient et on lui donne du produit. Une salle de shoot, c’est absurde, il en faut beaucoup plus et il faut vaincre la résistance des voisins qui, d’accord de façon générale, n’en veulent surtout pas dans leur voisinage.
Q9. Avec l’évolution de la politique pénale prônée par la Garde des Sceaux, n’y a-t-il pas un chemin possible vers la dépénalisation ?
Gérard Piketty
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