Exposé
La question est importante. Toute réflexion sur les droits de l’homme est une invitation à la complexité Même si l’événement est déjà lointain, l’actualité le remet à l’ordre du jour. Son soixante-dixième anniversaire a été marqué par de nombreuses manifestations qui en montent l’actualité. Cette soirée est une invitation à se pencher non de manière très générale sur les droits de l’homme mais sur la construction d’un droit international des droits de l’homme dont la DUDH constitue le socle pour comprendre le mystère de son émergence et le succès de son développement, soit d’abord un état des lieux à dresser avant de s’interroger au-delà sur les questions, défis et enjeux aujourd’hui de ce droit des droits de l’homme.
I- L’état des lieux
La DUDH du 10 décembre 1948 est un texte mythique et sacré. Elle marque une rupture complète avec l’ordre westphalien dessiné deux siècles plus tôt par le traité de Westphalie qui mettait un terme aux guerres de religion ayant décimé l’Europe. Le traité dessine un ordre international – l’ordre westphalien – reposant sur la souveraineté des États – nations et l’égalité entre tous les États. Le droit international s’affirme alors comme un droit des États .
La DUDH ne sort pas du néant. La proclamation internationale des droits de l’homme est le fruit d’une longue maturation de la pensée politique. Au-delà des proclamations nationales des droits de l’homme parfois ancienne (en Angleterre , la charte de de 1215 ,la Pétition des droits de 1628.., aux Etats -Unis, la déclaration d’indépendance de 1776, en France, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), les guerres entre les États conduisent à l’adoption des premiers instruments internationaux de protection des droits de l‘homme, d’abord pour assurer à l’issue de la guerre de Crimée et la bataille de Solférino la protection des « blessés » (convention de Genève de 1864 en réponse à l’appel d’Henri Dunant qui fonde alors la Croix rouge internationale ), puis des « travailleurs » dans le cadre de l’Organisation internationale du travail (OIT) créée après la première guerre sous l’égide de la Société des Nations et qui jouera un rôle fondamental dans leur protection et la promotion de leurs droits, ou encore des « réfugiés » par plusieurs conventions de l’entre-deux guerre.,etc.… Devant la montée des totalitarismes, du nazisme et des fascismes pendant l’entre deux guerres, puis le déchainement de la barbarie de la seconde guerre, la société internationale entend répondre par la création de l’Organisation des Nations unies ( charte de San Francisco en 1945) aux questions qu’Hannah Arendt posait dans Les origines du totalitarisme : comment penser l’impensable? Comment comprendre la terreur absolue et le mépris radical de la personne humaine ?
Le préambule de la charte des Nations unies rend compte de cette prise de conscience mondiale des liens entre la paix et le respect des droits de l’homme en ces termes « Nous peuples des Nations Unies » sommes « résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre […], à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petite[…] ». Il s’agit là d’ « un idéal commun » que la Commission des droits de l’homme créée en 1946 se voit chargée de préciser dans ce qui sera la DUDH. La rupture est majeure. Pour la première fois, l’homme est pris en compte par le droit international en tant que tel, et non plus au vu d’une qualité particulière (celle de blessé, de travailleur..) .Il devient sujet du droit international. Loin d’être une proclamation du seul monde occidental, la charte à des Nations Unies rassemble la signature de 50 États tandis que la Commission de droits d’homme qui élabore la DUDH en rassemble 48 sous la présidence d’Éléonore Roosevelt et la présence particulièrement active de la France mais aussi de la Chine et le Liban.
Cette dynamique n’est pas étrangère à l’action de grandes personnalités. A cet égard doit être cité le nom de René Cassin, mutilé de la guerre de 14 soucieux alors de créer un droit de la responsabilité pour réparer les préjudices causés par la guerre et Président de l’alliance israélite universelle. En 1940, il rejoint De Gaulle à Londres, puis, nommé à son issue vice-président du Conseil d’État, il joue un rôle décisif dans la rédaction de l’avant- projet de DUDH qui en constituera le socle puis de la convention européenne des DH . Il veut associer à la rédaction de la première l’opinion publique et la société civile par la création par les États aux cotés des autorités diplomatiques de comités locaux – comité qui est à l’origine en France de l’actuelle Commission nationale des droits de l’homme – CNCDH) à jugeant que « plus qu’aucun autre, c’est le soutien de l’opinion publique qui forme la clef de voute des droits de l’homme sur le plan international et national ». Bref, il veut profiter des esprits disposés à mettre fin à l’horreur des camps. Il va s’appuyer sur les dispositions existantes en faveur des DH dans les constitutions des États en y ajoutant des principes généraux touchant à ce qu’il nomme « l’unité du genre humain ».
Le préambule de la déclaration de 48 est essentiel. Il met l’accent sur la dignité de la personne humaine qui caractérise tous les membres de la communauté humaine. La déclaration comporte l’énoncé du principe d’universalité et d’indivisibilité des droits civils et politiques d’une part, économiques, sociaux et culturels de l’autre. Elle est assez courte et pose la dignité de la personne comme fondatrice des droits qui lui seront attachés. Pour obtenir l’adhésion du plus grand nombre d’États , elle évite de prendre parti sur la nature des droits et de la société et les controverses métaphysiques. 48 États vont voter, 40 pour et 8 abstentions dont l’URSS (en raison de la place insuffisante faite aux « libertés concrètes » , l’Afrique du Sud (en raison du régime apartheid contraire au principe d’égalité) et l’Arabie saoudite (en raison de la liberté de religion). Ce n’est toutefois qu’une déclaration car il a fallu profiter de l’élan de l’après-guerre et du consensus de la communauté internationale pour dire tout de suite l’essentiel. Elle n‘a donc qu’une valeur morale. Elle passera quasiment inaperçue. Le Monde du lendemain se bornera à l’évoquer. I
Il faudra 20 ans pour que les États précisent dans des conventions internationales dotées comme telles de valeur juridique leurs obligations et que ces droits deviennent ainsi opposables par toute personnes aux États qui y ont souscrit , à savoir :
- Le pacte sur les droits civils et politiques (1966)
- Le pacte sur les droits économiques, culturels et sociaux,
Alors que la colonisation touche à sa fin et que la DUDH était restée muette en la matière , les deux pactes consacrent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes . En la matière , Cassin sera en difficulté aux Nations Unies du fait de la position de la France pendant la guerre d’Algérie.
.La portée du 2ème pacte est moindre que la premier , les obligations qu’ils posent prennent en compte leur état de développement . Les deux pactes s’imposent aux États qui les ratifient.C’est à partir de là que va s’édifier un véritable droit des droits de l’Homme. L’ONU va mettre l’accent sur l’effectivité des droits pour en assurer la garantie. Un comité des DH est créé pour veiller à l’application du 1° pacte , instance quasi juridictionnelle. On met aussi en place un comité des droits économiques, sociaux et culturels. Tous deux recueillent données, enquêtes, plaintes etc. … Des conventions sectorielles importantes sont adoptées (droit des femmes, des enfants, des migrants etc…) chacune assistée d’un comité pour recevoir les plaintes. Un droit pénal international né avec le procès de Nuremberg poursuit son développement avec les TPI pour la Yougoslavie, le Liban, le Rwanda… puis la cour pénale internationale.
Une dynamique régionale est aussi engagée dès le lendemains de la guerre qui conduit à l’adoption dans le cadre du Conseil de l’Europe en 1950 de la convention européenne des droits de l’homme et la création de la Cour européenne des DH qui est compétente pour en sanctionner les violations par les États à la demande des personnes ( nationaux ou étrangers ), tandis que l’Union européenne prend acte mais un peu plus tard des droits de l’homme notamment par l’adoption en 2000 de la Charte des droits fondamentaux des DH à laquelle le traité de Lisbonne a reconnu en 2008 valeur juridique d’un traité et dont le respect est placé sous le contrôle de la Cour de justice de l’UE. Même dynamique en Amérique latine avec la charte de Bogota et la convention américaine des DH, une commission et une cour des droits de l’Homme … ainsi qu’en Afrique avec la création de l’OUA en 1963 et la charte africaine des droits de l’homme assortie elle aussi d’un mécanisme de contrôle , et même dans le monde arabe avec en 1994, une charte arabe des DH mais interprétés au vu de la charia.
Au total un mouvement important qui voit souvent comme en 48 pour la DUDH, des « déclarations » (soft law) rendre compte de consensus sur des questions nouvelles ou délicates (Déclaration sur le développement en 86 , sur les minorités en 92, sur les peuples autochtones en 2007, trois pactes récemment adoptés sur l’environnement, sur les migrations, sur les réfugiés) en attendant que de véritables conventions internationales viennent les relayer en fixant aux États de véritables obligations juridiques.
II -Avenir de la DUDH aujourd’hui
Des questions se posent : d’abord , qui est titulaire des droits de l’Homme ? Les êtres humains certes , mais au-delà les personnes morales ( entreprises, associations,..), les peuples puisque rompant avec le silence de la DUDH sur la colonisation , les pactes de 66 ont consacré les droits de peuples à disposer d’eux même , les peuples autochtones , les minorités. Et quid des animaux (dont la cause est portée par le courant antispéciste) ? Par ailleurs, les droits ont-ils comme corollaire des devoirs comme l’expriment les États totalitaires ou religieux (respecter Mao, la Charia). Les droits sont le fruit d’une lutte politique contre l’État, la symétrie n’a pas lieu d’être, ces devoirs sont liberticides. Mais les devoirs peuvent être entendus – et ils le sont souvent par des textes nationaux et internationaux- comme des devoirs envers autrui (DDHC 89), la communauté humaine, les générations futures. L’interdiction de l’abus de droit rend aussi compte d’un devoir. Reste aussi la question de la dignité. La notion est ambivalente et peut-être liberticide si elle est opposée à l’individu au nom de son appartenance à l’espèce humaine qui lui dicterait des devoirs , une conduite …Cette ambivalence avait conduit Simone Veil à écarter en 2008 son inscription dans la Constitution de 1958 lorsque Nicolas Sarkozy avait souhaité réformer le préambule pour y faire référence.
Des défis restent à relever liés à la triple exigence de 1948 : universalité, indivisibilité, effectivité des DH
Sur l’indivisibilité, les pactes de l966 par leur dualité la mettaient déjà en cause de même qu’en Europe, la convention européenne des droits de l’homme distincte de la charte sociale européenne mais désormais les droits civils et politiques font l’objet avec les droits économiques, sociaux et culturels d’un seul instrument dans l’autre Europe, celle de l’UE avec la charte des droits fondamentaux qui a donné lieu à un bras de fer entre l’Allemagne et la France d’une part, les anglais d’autre part, s’achevant par un compromis faisant des droits économiques, sociaux et culturels des principes et non des droits.
Sur l’universalité, problème des minorités linguistiques, religieuses (mutilations sexuelles), des mariages forcés pour les migrants. La question est difficile : il faut poser le principe tout en reconnaissant des particularismes. Les Gilets jaunes s’en prennent aux bâtiments publics (les révolutions ont toujours fait cela). Mais pour l’essentiel, ils veulent de la justice sociale, plus d’hôpitaux et de services publics à la campagne, plus de participation citoyenne (RIC)…
Sur l’effectivité, les juridictions internationales des droits de l’homme sont mises en cause par les États qu’elles condamnent (la Turquie, le Royaume uni …). Les anglais ont réussi à faire prévaloir la « marge nationale d’appréciation » dans l’application de la convention européenne. La Pologne a mis en avant « l’unité ethnique de la population » à protéger ! Sa réforme de la justice donnera-t-elle lieu à engagement par la Roumanie qui assure la présidence de l’UE de la procédure de sanctions prévue à l’article 7 du traité de l’UE ? La Hongrie a adopté une loi « esclavagiste » (400 heures de travail avec différé de paiement de 3 ans dans certains contrats). Reste qu’une dynamique des DH s’est installée (par exemple sur l’impossibilité de renvoyer des étrangers dans leurs pays s’ils risquent d’y être torturés …). Selon l’article 3 de la convention européenne des DH, le droit est indérogeable, le juge ne peut mettre en balance la dangerosité d’une personne dans l’appréciation de l’atteinte aux DH.
Des enjeux
– La nécessaire adaptation des DH aux situations nouvelles qui interpellent la communauté internationale : les droits de l’homme ont permis sinon des avancées ( par exemple, la récupération des terres indigènes au nom du droit de propriété, l’affirmation du droit au logement et sa mise en place bien que plus aléatoire..) du moins des prises de conscience qui permettent de poser des jalons et des repères comme récemment l’affirmation par le Conseil constitutionnel du principe de fraternité dont la portée sera à préciser). Ils devraient aussi permettre d’apporter des réponses aux nouveaux enjeux mondiaux que sont la mondialisation économique, notamment par l’affirmation d’un principe de responsabilité sociale des entreprises, le réchauffement climatique et la transition écologique ou encore la question migratoire et celle des réfugiés auxquels les pactes sur l’environnement, les migrations et les réfugiés apparaissent comme un prélude à des engagement plus consistants
– Le risque toujours présent de réversibilité des DH liés au terrorisme international et à la montée en puissance des « ismes » ( populisme, antisémitisme, racisme ..) qui appelle les citoyens à la vigilance et à la réflexion sur notre propre violence intérieure (cf. l’essai remarquable de Frédéric Worms « Les maladies chroniques de la démocratie ». Le poison est toujours là (Trump, Poutine, le retour de la raison d’État).
Bref on avance doucement. On pose des repères. Le processus est inachevé mais réversible
Débat
Q1. Pouvez-vous en dire davantage sur la contestation américaine et anglaise concernant les droits économiques, sociaux et culturels ?
- La contestation des DH est ancienne et récurrente ; elle a été portée notamment par des penseurs anglais mais la Déclaration américaine qui au contraire a proclamé ces droits adopte elle aussi une conception fondée sur le droit naturel et le libéralisme politique. Cela dit, elle n’a pas empêché de faire advenir un Roosevelt et des propositions très interventionnistes
Q2. On n’a pas parlé de l’Asie, de Pol Pot, de pollutions attentatoires à la dignité humaine ;
- L’Asie est en retard, pas de déclaration régionale des DH. Pas d’engagement de la dynamique observée ailleurs. En Inde, le droit est là, contre le pouvoir religieux, comme le montre l’exemple récent de l’annulation par la Cour suprême de l’interdiction faite aux femmes d’entrer dans les temples Hindouistes.
Q3. La mondialisation sera demain dominée par la Chine et ses normes. Que va advenir la dynamique des DH dans ce contexte ?
Le développement des classes moyennes chinoises ira-t-il de pair avec un développement des DH ?
- Problème difficile. La pesanteur extrême de l’énorme masse chinoise est mise en avant par les autorités pour ne pas évoquer les droits et libertés qui risqueraient d’affecter l’économie chinoise et leur propre pouvoir .
Q4. L’URSS s’était abstenue de voter la déclaration de 1948 pour des questions de doctrine marxiste. Maintenant que le marxisme a disparu, d’autres pays ont-ils adhéré à la déclaration ?
- L’URSS trouvait que la déclaration ne faisait pas une part suffisante aux droits économiques, sociaux et culturels. On parle de ces droits dans la DUDH mais pas suffisamment pour se mettre d’accord. Par la suite alors qu’il y avait la guerre froide et la décolonisation.
Q5. La question des devoirs associés aux droits ?
- La Déclaration de 1789 faisait déjà référence dans son préambule aux devoirs. Aujourd’hui ce sont les devoirs à l’égard d’autrui, de la communauté internationale, des générations futures[1]
S. La place Tahrir s’était soulevée au nom du pain, de la liberté, de la justice sociale, spécificité des printemps arabes.
Q6. Les droits universels sont-ils vraiment universels ? Pour ma part je pense que oui car la raison est universelle.
- La révolte d’Antigone est comprise par chacun. La charte du Mandé ou « serment des chasseurs » dans le Mali du XIIIème siècle disait déjà que « toute vie humaine est une vie et qu’une vie n’est pas supérieure à une autre» , que la faim ni l’esclavage ne sont des bonnes chose » (NDLR : oui mais c’est à replacer dans le contexte de la culture animiste de l’époque)
La raison est universelle en effet. C’est le triomphe des Lumières de l’avoir mise en avant et de la DUDH de l’avoir dit dans son article 1° : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience […] »
Gérard Piketty
[1] NDLR : La dette
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