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04/01/2010 - Américanisation de la Justice ? - Antoine Garapon

Exposé

Il faut prendre de la hauteur pour comprendre et juger de la réforme en cours. Nous vivons effectivement un changement d’époque dont on ne finit pas de mesurer l’importance et dont la Justice est un excellent révélateur. Par rapport à la loi Peyrefitte « Sécurité-Liberté » de 1979, les choses sont maintenant beaucoup plus compliquées du fait de changements qui affectent toutes les sociétés démocratiques.
Avant de parler d’«américanisation» possible, il faut bien appréhender ces changements.
Les 30 années passées ont été marquées par une judiciarisation accélérée de tous les pans de la vie collective et par la fin des immunités à laquelle même les juges n’échappent pas.
C’est une judiciarisation par défaut qui résulte d’une perte subite de la puissance symbolique de l’État (En témoigne la mode des excuses de l’État dans l’affaire Outreau par exemple) et d’un tournant vers une démocratie d’opinion où le scandale joue un rôle important. Elle embarrasse bien les juges.
Elle témoigne d’une certaine panique morale hantée par le spectre d’un État capable de devenir criminel dans un monde qui se « dé-moralise ». On passe ainsi d’une morale collective prégnante caractérisée par « les bonnes mœurs », à une morale centrée sur l’individu et la « dignité humaine ».
Pourquoi ce changement si brusque ? Pour l’essentiel une évolution vers des sociétés plurielles où l’on ne voit plus au nom de quoi imposer un ordre moral à leur collectivité. Deux limites sont posées au développement du libéralisme moral : ne pas toucher aux enfants et le consentement des adultes. Face à une attente généralisée d’une reconnaissance publique de la différence (Gay Pride par exemple) au nom des droits de l’individu à la dignité et à la liberté de vivre comme il l’entend, la Justice est sommée de valider cette lecture possible des « Droits de l’Homme » et de bien poser les limites.
On voit donc partout se profiler un modèle libéral autoritaire, mix de libéralisme moral et économique et de sécuritarisme. Plus les États se libéralisent, plus le sécuritarisme se développe. T.Blair a été à la fois extraordinairement sécuritaire et d’un libéralisme débridé. Clinton avait choisi cette voie. C’est celle de N.Sarkozy. Dans cette conception le groupe politique apparaît comme une somme d’individualités. Dans une société désacralisée, elle installe la peur au cœur de l’individu. Sa demande de sécurité dépasse largement le clivage droite-gauche. Elle est prioritaire et la Justice doit en être l’instrument. Ainsi T.Blair instaure la garde à vue possible jusqu’à 28 jours, l’assignation à résidence des terroristes présumés (l’équivalent chez nous de la rétention de sûreté). Le risque 0 doit être l’obsession de l’État.
Ce néolibéralisme se distingue du libéralisme classique en ce qu’il considère qu’il faut :
• organiser le marché qui n’est pas un produit naturel
• étendre le modèle économique à toutes les sphères de la vie collective
• mettre les personnes en concurrence
Désormais le rôle de l’État est d’intervenir indirectement en exigeant des institutions une performance. Tel tribunal doit être plus performant que celui d’à côté. Ce sont les choix faits par les individus qui sont importants. Ainsi Chacun doit rédiger sa convention de divorce. Les toxicos ne sont plus des malades mais des acteurs rationnels du marché. Le problème est donc d’assainir le marché etc… Le « plea bargaining » (possibilité pour un inculpé de se voir notifier un chef d’inculpation moins grave s’il accepte de plaider coupable) est de la même veine : une fois signé, votre choix est fait. On le respecte. De même a-t-on voulu dans les années 80, proposer des procédures plus souples où l’action de l’État se transforme en service payant : par exemple pour les secours en montagne : « Vous voulez bénéficier du secours des services publics, cela vous coûtera tant. Faites votre choix »…ou encore la mise en concurrence des familles en matière de divorce et de garde des enfants : celle qui donnera le plus aura l’avantage. « Faites votre choix ». D’où le propos de R.Dati parlant « d’une Justice sans audience » car les choix sont déjà faits.
C’est à l’évidence un progrès qui laisse néanmoins perplexe si cette façon de juger se généralise.
Le juge d’instruction avait un pouvoir en surplomb garantissant une certaine égalité républicaine. Le nouveau procès pénal sera désormais une compétition entre le procureur et l’avocat du plaignant.
Cela suppose au minimum que le Parquet soit indépendant de l’Exécutif. Cela marche aux USA, État fédéral. En France, les avocats risquent d’être en position d’infériorité. Enfin les « Class actions » (actions de groupe) relèvent de la même logique : mettre sur un pied d’égalité pour négocier une transaction d’une part un grand nombre de petits plaignants s’estimant lésés, d’autre part une institution ou entreprise (cf. affaire Deutche Telekom par exemple) contre laquelle le plaignant isolé ne fait pas le poids. Elles ne sont possibles en France que par le truchement d’une association des plaignants préalablement constituée.

Débat

Q1. La class action illustre bien le recul de l’État. Pensez-vous que la société française aille vraiment dans le sens que vous décrivez ? S’agit-il bien d’une évolution propre aux sociétés démocratiques ?
R. La crise financière marque un retour de l’État… pour refaire fonctionner le marché. L’évolution constatée est une bonne réponse à l’organisation d’une société démocratique. Elle résulte d’un radicalisme démocratique qui met la gauche mal à l’aise et la pousse à tort au conservatisme.

Q2. Qui va dire l’intérêt général ?
R. Il n’y a pas d’intérêt général sans institution. Elles sont maintenant contrôlées par des organisations comme le BCG (Boston Consulting Group). D’où une désymbolisation surtout forte en France.

Q3. En réentendant le Droit sans l’État, j’ai l’impression qu’on importe une logique américaine. Ne faut-il pas résister à une logique qui fait une part si belle à la concurrence ?
R. Le néolibéralisme est une technique de gouvernement partagée en France depuis 1980 tant par la Droite que par la Gauche. La Justice a été conspuée et déconsidérée des deux côtés. D’où l’ambiguïté du discours sur l’État. La « résistance » ne peut être un programme politique. On n’est pas en face d’une américanisation mais d’une manière de ne pas vouloir voir ce à quoi nous sommes acculés.

Q4. À supposer que le Parquet soit réellement indépendant, la suppression du Juge d’Instruction serait-elle plus acceptable ?
R. Oui, mais insuffisante pour régler tous les problèmes. I1. C’est de toute façon un changement où le riche sera mieux traité que le pauvre. La compétition à armes égales, c’est la guerre ! I2. On a peine à croire que de plus vieilles démocraties que la nôtre, comme celle de l’UK, n’aient pas vu ce problème ni cherché à lui apporter une réponse. R. L’UK se rapproche beaucoup plus du continent que des USA.

Q5. Comment poser la question de la formation de l’idée de bien public ?
R. Au début, elle a été portée par la Religion. Au XXème siècle, elle a été portée par les fascismes et totalitarismes. La seule voie possible aujourd’hui est le bien public contractuel. Je suis partisan du bien public, mais la réponse n’est pas dans la résistance.

Q6. Comment fonder une société sur le consentement des individus ? La réforme est liée à une reconnaissance faible de la Justice. Mais quelle justice peut agir quand la règle n’est plus partagée ?
Que pensez-vous de la question posée par la burka ? À vous entendre, on comprend qu’il suffirait de dire que tout acte public est interdit à une personne non identifiable.
R. Sur ce dernier point, le malheur français est de vouloir trouver une voie républicaine à la coexistence de communautés différentes. L’approche communautariste est plus efficace. Les limites à ne pas franchir par chacune d’elles sont parfaitement connues et respectées en UK ou aux USA. En France, on attend de la loi une fonction d’émancipation plutôt qu’une référence commune. On est à l’opposé de ce qui se passe ailleurs. Le problème vient surtout de la gauche. On ne peut faire une société avec le consentement qui repose sur la fiction d’une parfaite maîtrise de soi. Mais alors, quelle meilleure réponse que l’organisation de la confrontation des intérêts lorsque la loi est contestée ?
I1. Que devient dans ce contexte la dignité humaine ?
R. Le droit du travail se transforme en droit de l’homme au travail. Le néolibéralisme va au bout de la logique du respect des individus. I2. Ne faut-il pas tenter de redéfinir par le Droit un espace pour l’intérêt général ?
R. Aux USA le consensus sur la Loi et la Constitution est sans commune mesure avec ce qu’il est chez nous. Nul ne se hasarderait à contester la décision d’un juge. Il y a donc beaucoup de travail chez nous pour y arriver.

Q7. Qu’est-ce qui légitime cette façon d’organiser la société ?
R. Le président a dit « Je vais réformer la Justice pour augmenter vos libertés ». Il n’a pas parlé de sécurité ; Par ailleurs, la mondialisation est une véritable révolution ontologique de l’être au monde par la concurrence générale qui la fonde. On a changé le Droit du travail pour éviter que Disney Land ne s’installe au Luxembourg ! On ne peut se débarrasser facilement de cette contrainte.

Q8. Comment appréciez-vous à cet égard la récente décision du Conseil Constitutionnel (CC) rejetant le projet de taxe carbone au motif qu’il y a trop de d’émetteurs exonérés particulièrement dans l’industrie ? Elle semble traduire une méconnaissance des contraintes de concurrence dues à la mondialisation, qui risque de bloquer la mise place d’une fiscalité verte à la hauteur du problème posé par le changement climatique.
R. Une réforme des institutions passe sans doute par une réforme du CC pour redéfinir l’intérêt général.

Q9. Dans le livre de M.Leonard « Que pense la Chine ? » on y apprend que, pour les chinois, le modèle démocratique européen est une baliverne. L’avenir est dans ce que la Chine est en train de construire : un néolibéralisme très autoritaire.
R. Ce que vous dites de la Chine est parfaitement exact. La seule légitimité du PC chinois est de faciliter l’enrichissement des gens. Seul l’avenir les intéresse. La faille du système est dans ce qu’ils devront vivre dans 30 ans.

Q10. Comment expliquez-vous le fort attachement des pays de l’Est au néo-libéralisme ?
R. Tout d’abord, la protection qui leur est offerte par l’UE en matière de Défense n’est pas crédible. L’adossement aux USA est ressenti comme un impératif vital. Ensuite les États se sont dans l’ensemble complètement décrédibilisés dans leur gestion de sortie du communisme. La solution ne peut passer par l’idée de se reposer sur eux.

Q11. « Dommages et intérêts sanction » ne pourrait-on pas adopter cette procédure pour réintroduire une notion d’intérêt général ?
R. On n’en prend pas le chemin. Le MEDEF s’oppose de toutes ses forces à l’adoption de la « Class action ». Résultat : Vivendi est jugé à New York. À droite comme à gauche, il y a consensus pour ne pas avoir une justice respectée (Cf affaire du sang contaminé. « Responsable mais pas coupable » !).

Q12. Que pensez-vous de l’introduction du principe de précaution dans la Constitution ?
R. On demande de plus en plus au juge de se comporter comme un « risk manager ». On est encore là dans une logique néolibérale («Le prévenu va-t-il se suicider à l’annonce du jugement ? »). On passe ainsi d’un jugement de valeur à un jugement de réalité. Avec le principe de précaution, l’objectif devient : Que faire pour que le mal ne se produise pas. C’est la même logique !.

Q13. Comment la Gauche peut-elle reconstruire le respect des Institutions alors que la déconstruction est importante pour la réflexion et que Bourdieu, Deleuze, Foucault sont fort admirés aux USA ?
R. On ne peut mettre tous ces gens dans le même sac. Bourdieu incarne parfaitement la Gauche archaïque qui ne dit pas comment gouverner. Foucault est ambigu. Sa préoccupation essentielle est de savoir comment être le moins gouverné possible. C’et un néolibéral qui s’ignore. Les foucaldiens sont des néolibéraux de gauche anarchistes.

Q14. Sommes-nous bien barrés ?
R. On agit à la hâte sans la réflexion nécessaire….

Gérard Piketty

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