Exposé.
– Le concept de «développement durable » (DD) s’est popularisé dans les années 80s par suite d’un changement profond de la problématique de l’environnement du à :
1. la prise de conscience de l’importance des pollutions ignorant les frontières (pluies acides, fleuves frontaliers, nuage de Tchernobyl, trou d’ozone du aux CFCs, émissions de gaz à effet de serre..) ;
2. l’importance croissante des pollutions diffuses et disséminées (transport), à côté des pollutions industrielles localisées et relativement bien maîtrisées ;
3. l’accent à mettre sur la prévention face au traitement difficile de ces pollutions ;
4. l’émergence de l’utilisation d’instruments économiques, plus efficaces à cette fin.
Il a succédé au concept de la « croissance 0 » apparu dans la deuxième partie des années 70s (club de Rome) alors qu’on imputait essentiellement la pollution à la croissance, mais qui a rapidement fait l’objet de nombreuses critiques en raison du besoin de croissance pour résoudre d’autres problèmes.
C’est un concept «fourre tout » dont le mérite est cependant d’établir qu’on ne peut plus faire comme si l’environnement n’avait aucune valeur ou comme si sa destruction n’avait pas un coût. Il faut l’intégrer dans les calculs économiques (dans le jargon des économistes, c’est la prise en compte des externalités correspondantes). Sa pratique oscille entre deux visions extrêmes partant toutes deux de l’idée que le DD implique que la génération actuelle s’emploie à augmenter le capital disponible qu’il soit financier, humain ou naturel. Mais dans la vision dite de soutenabilité forte et à la différence de celle dite de soutenabilité faible, il ne peut y avoir de substitution d’une forme de capital par une autre.
Ces deux extrêmes sont également inapplicables puisque la soutenabilité forte interdirait notamment l’emploi de combustibles fossiles, tandis qu’à la lettre la soutenabilité faible admettrait qu’une piscine puisse remplacer une zone humide, ce qui est absurde.
– Le principe de précaution pose qu’il ne faut pas attendre d’avoir des certitudes pour engager des actions à des coûts proportionnés lorsqu’existent des présomptions de risques graves par leur ampleur et irréversibles.
Son application reste floue et problématique : que faire dans le cas de la vache folle ? Doit-on agir dès qu’on peut imaginer un danger ? Aurait-on inventé le feu si l’on avait su qu’il y aurait un jour l’incendie de Londres ?
– Le changement climatique est une conséquence possible de la multiplication par deux, du fait de l’activité humaine, de la teneur de l’atmosphère en gaz renforçant l’effet de serre (GES) (principalement le gaz carbonique issu des combustions, mais aussi le méthane issu de la décomposition des matières organiques, le protoxyde d’azote…), i.e bloquant la propagation vers l’espace des rayonnements infrarouges réémis par la terre sous l’effet du rayonnement solaire. Les scientifiques s’accordent dans l’ensemble sur le fait que la température moyenne de la planète pourrait s’élever en conséquence en un siècle de 1,5 à 4,5°C avec des effets régionaux contrastés. 4,5° serait équivalent à l’écart moyen de température entre la dernière glaciation et aujourd’hui.
Bien que ce ne soit pas le problème environnemental aujourd’hui le plus préoccupant (La mauvaise qualité de l’eau l’est davantage), il est devenu le problème emblématique du «développement durable » parcequ’il est par essence mondial (rien ne sert de réduire les émissions en un point si on les augmente inconsidérément ailleurs), parce qu’il touche à quasiment tous les secteurs d’activité et qu’enfin on ne dispose d’aucun traitement pour supprimer ces gaz une fois qu’ils sont émis.
C’est un problème à long terme au regard de l’horizon des politiques. On en touche peut-être déjà du doigt la réalité (tempêtes des 26 et 28 décembre 1999). Les PED en souffriront davantage, ne disposant pas des ressources propres à en atténuer les conséquences.
La conférence de Rio en 1992 a posé les principes de bases de lutte contre l’effet de serre :
Les pays industrialisés (PI) doivent en prendre le leadership ;
Les pays en développement (PED) ont le droit de se développer ;
Les émissions de GES doivent être stabilisées à un niveau qui permette aux écosystèmes de s’adapter sans dommages. Mais on ne sait déterminer ce niveau. Il résultera finalement d’un arbitrage coûts-avantages car il y aura un coût.
Le protocole de Kyoto en 1997 a arrêté pour les PI un objectif moyen à l’horizon de réduction de 5% des émissions à l’horizon 2008-2012 par rapport au niveau de 1990. Ses modalités de mise en œuvre ont été arrêtées en 2000 à Marrakech, ouvrant la voie à une ratification du protocole. Les objectifs arrêtés à Kyoto sont très insuffisants pour parer au risque d’élévation de la température moyenne de la Terre. Ce n’est qu’un premier pas qui mettra en évidence un coût de la tonne de GES émise. Le cadre est encore imparfait puisqu’il n’inclut pas les PED qui y sont très réticents.
C’est d’ailleurs un des deux arguments avancés par G.Bush pour ne pas ratifier, l’autre étant le coût élevé de l’objectif fixé. De fait, l’objectif fixé pour les USA à l’horizon 2008-2012 est une réduction de 22% par rapport à leur tendance actuelle projetée à cet horizon.
La fixation d’objectifs (qui sont en fait pour l’essentiel des objectifs de réduction des consommations d’énergie fossile) à 15 ans n’était nullement évidente en 1997. Elle ignore l’effet des cycles économiques. Il serait normal de trouver le moyen de dire aux pays qu’on ne fera pas de drame en cas de dépassement s’il est clair qu’ils ont agi de bonne foi car c’est l’essentiel.
Le système des permis (de polluer) négociables part de l’idée que, du point de vue de l’effet global sur l’atmosphère, peu importe l’endroit où se fait l’effort de réduction de la pollution. Dès lors si un pays s’arrange pour émettre moins que son quota, l’idée est de lui permettre de vendre la partie non utilisée à d’autres pays qui trouveraient des difficultés à respecter leur quota. Ce marché fera apparaître un prix de la tonne de GES non émise, très précieux pour permettre à chaque opérateur de déterminer correctement ses investissements de dépollution. La position française est d’admettre cette souplesse pourvu que chaque pays fasse en interne une large proportion de l’effort qui lui est demandé. Une application (subtile) de ce système peut concerner les PED. C’est le « clean development » : un PI peut gagner des permis si ses entreprises vont investir dans les PED en utilisant, avec leur accord, des technologies plus propres que la technologie de référence dans ces pays (par exemple, utiliser du gaz en Chine où la référence est l’usage du charbon local deux fois plus polluant). La détermination de la référence n’est évidemment pas toujours facile.
Débat
Au regard des graves problèmes que connaît le tiers monde, cette problématique du long terme et de la précaution paraît bien décalée face à des exigences pressantes (lutte contre la pauvreté, aide au développement etc…). N’est-il pas urgent d’en cerner le coût pour donner au politique les moyens de juger des priorités d’affectation des ressources correspondantes ? Car, après tout, l’humanité dispose d’une marge d’adaptation au changement climatique. Pourquoi le DD imposerait-il de léguer aux générations futures le même climat qui, au demeurant, a une forte variabilité naturelle à l’échelle de quelques décennies ? C’est vrai, mais c’est difficile et on ne l’a pas fait. Il faut mettre davantage l’accent sur les mécanismes qui peuvent aider les PED. Ces mécanismes ne peuvent intervenir qu’à la marge au niveau de ce qui rentre dans le marché. Pour les PED, le fond du problème est radicalement différent et tient aux choix qui seront faits dans les grandes infrastructures qui déterminent le mode de vie à long terme. Face aux coûts correspondants, les PED iront au moins coûteux faute de capitaux. Cela relève d’une problématique de l’aide au développement.
Le système repose sur la fixation de quotas d’émission. Comment les fixer équitablement lorsque les PED seront entrés dans le système puisque, schématiquement, l’équité impliquerait à long terme un égal droit à polluer par habitant, i.e une forte réduction dans les PI et un niveau très supérieur aux niveaux actuels dans les PED. Ceux-ci, face aux besoins du court terme, ne seront-ils pas alors tentés de vendre une partie de ces quotas pour trouver des ressources financières à court terme, quitte à accepter un moindre niveau de vie à long terme ? Le modèle dit de la convergence a beaucoup de séduction mais il est équivalent à un choc pétrolier qui serait essentiellement à l’avantage de la Chine et de l’Inde. L’approche préférée par l’AIE est de répartir équitablement, non pas la ressource mais les efforts demandés à chaque pays. En tout état de cause, les PED seraient dispensés de pénalités en cas de dépassement, mais à l’inverse, bénéficieraient d’un mieux faire par rapport à leurs objectifs, par le biais du marché des permis négociables. Leurs quotas seraient calés sur leurs besoins indexés sur leur croissance réelle. Il ne faut pas charger le système de corriger toutes les injustices du monde.
Tout ceci est bien compliqué. Ne peut-on faire confiance dans la capacité d’adaptation de l’homme ? (NDLR : Ce qui reviendrait à justifier la décision américaine). C’est une question de rythme du changement. Si l’on va trop vite, les experts pensent que les dommages l’emporteront (NDLR : Il serait intéressant de nourrir le débat public sur ce point qui ne peut être laissé aux seuls experts). Voir les tempêtes de décembre 1999.
Faut-il souhaiter une tempête de même grandeur sur les USA pour les faire ratifier Kyoto ? Les scientifiques ne peuvent les mettre au compte du changement climatique aujourd’hui. La seule chose qu’ils peuvent affirmer est que lorsque le changement climatique sera plus évident, les risques de tempêtes sur l’Atlantique Nord seront plus élevés sans qu’on puisse dire grand chose aujourd’hui sur l’évolution de leur intensité.
Y a-t-il une connexion possible entre « Doha » et « Kyoto » ? Deux thèses s’affrontent : ceux qui pensent que le commerce va sauver l’environnement, car il est source de croissance et les pays riches dépensent plus pour l’environnement que les autres ; et ceux pour qui, au contraire, la compétition favorisera le moins disant écologique. (NDLR : rien ne s’opposerait techniquement à ce que des «externalités » liées à la protection de l’environnement soient prises en compte dans les coûts liés au commerce international) Comment traduire en termes concrets et politiques la nécessité d’une économie humaniste dans ce domaine ? Une économie centrée sur l’homme est un préalable discutable aux yeux de certains écologistes (éthique de la nature sans l’homme ou écologie profonde). Ceci étant, force est de constater le déficit de gouvernance mondiale. Seul le recours à des instruments économiques par « internalisation des externalités environnementales» (NDLR : qu’il faut alors arriver à chiffrer) dans les marchés, offre une voie de solution à des problèmes de plus en plus mondiaux. Les marchés ainsi corrigés préserveraient alors la liberté de chacun, consubstantielle au fonctionnement démocratique.
– Gérard PIKETTY –
Imprimer ce compte rendu
Commentaires récents