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05/05/2025 - Marc LAVERGNE - Comment établir la paix dans un cadre démocratique après 14 ans de guerre civile ?

André Bourgey présente Marc Lavergne, directeur de recherches émérite, spécialiste du développement au Moyen-Orient et en Méditerranée. Il a beaucoup écrit dans Hérodote, Esprit, etc. par exemple le numéro qu’il a dirigé de la revue Hérodote sur La Mer Rouge et la mondialisation des échanges. Il a été longuement en Jordanie.

Est-ce qu’un miracle se produit en Syrie ? Hayat Tahrir al-Sham, l’organisation de Libération du Levant (HTS), a fait chuter Damas le8 décembre 2024 et le dictateur Bachar Al-Assad a pris la fuite en Russie. Le chef d’HTS, Abou Mohammed al-Joulani a nommé Premier Ministre Mohammad Ghazi al-Jalani, qui semble faire des avancées vers la démocratie et la liberté d’expression. Il a promis une « nouvelle Syrie » où tout le monde vivrait en paix et dans la justice. Le pays est quasi en ruines, 90% de la population est sous le seuil de pauvreté, il reste encore quelques poches de résistance et il y a des règlements de compte avec les Alaouites1 ou les Druzes…
Est-ce que les milices et les règlements de compte seront maîtrisés et la Syrie pourra-t-elle avoir des liens pacifiques avec la Turquie et ses autres voisins ?

Marc Lavergne :

Il faut être modeste quand on prévoit l’avenir ! Quel sort pour les minorités au Moyen- Orient et quelles perspectives de paix dans la région ? Les Syriens pourront-ils rétablir la paix dans un cadre démocratique ?
Il y a eu une cécité des observateurs : Bachar al-Assad avait une position qui semblait stable, son père Hafez al-Assad avait eu un pouvoir absolu depuis son coup d’état de 1970, donc 55 ans pendant lesquels le pays a été tenu d’une main de fer avec le parti Baas et l’organisation d’un culte de la personnalité (sur le modèle nord-coréen) du leader Assad. Alaouite (une branche du chiisme), il avait surtout l’appui des alaouites et une rhétorique conspiratrice et militariste. Il faut revenir aux grandes lignes de l’histoire de la Syrie :
La Syrie a été 20 ans sous mandat français après la guerre (14-18) contre l’empire ottoman. Les chambres de commerce en France avaient besoin de relancer la France et la Syrie avait une terre fertile et une paysannerie. Et il y a eu une renaissance arabe après la guerre. A Damas comme à Beyrouth, ce sont des sociétés urbaines, modernisatrices. Mais le Liban est surtout sunnite. On a lâché la Syrie à la seconde guerre mondiale, et les Syriens ne voulaient pas de roi. Ce sont des nationalistes. La chrétienté syrienne n’est pas comparable avec la libanaise. La Syrie a été découpée dans l’Empire Ottoman par les puissances coloniales qui ont tracé des frontières en ligne droite à travers le désert, tronçonnant les parcours traditionnels des nomades et des kurdes. Le pays kurde a été coupé en 2. On a donné des cartes d’identité aux nomades mais, ayant des cousins de l’autre côté des frontières, ils ignorent ces frontières. Beaucoup font de la contrebande, comme celle du captagon2 produit en masse en Syrie. Dans la Syrie de Bachar, les jeunes allaient faire des études en Russie. Il leur était facile d’avoir un visa. Il y avait beaucoup de laïcs modernisateurs, de socialistes et des communistes. Il y a un culte de la personnalité qui prenait modèle sur celui de la Corée du Nord.

Après la mort de Hafez-al-Assad, Bachar al-Hassad a réprimé sauvagement la révolution syrienne de 2011 qui avait pris part au Printemps arabe. Bachar a mené une guerre civile de plusieurs années avec attaques aux armes chimiques et/ou au gaz sarin qui ont fait plus de 500.000 morts. Une répression sanglante a favorisé la montée d’islamistes radicaux. On a mis récemment au jour les horreurs, les crimes de guerre3 du régime de Bachar-al-Assad.
En 2024, en une semaine, le régime est tombé ! Pourquoi ? Le Mossad, présent dans ces pays, ne l’avait pas prévu. Quels soutiens avait le régime baassiste ? Les soutiens du régime syrien, l’Iran et la Russie, sont en difficultés, ce qui a fragilisé Bachar al-Assad.
Les coups portés par Israël au Hezbollah ont confirmé un affaiblissement de Téhéran sur la scène régionale. L’Iran a un régime fragile car il est l’objet d’un rejet populaire massif. Et la Russie, qui a une base en Syrie, priorise la guerre contre l’Ukraine. Mais Moscou veut bien recueillir Bachar el Hassad et sa famille qui pourraient peut-être resservir. Ainsi Bachar a pris l’avion pour Moscou où il venait d’envoyer sa famille… Personne n’avait prévu sa chute.
La Syrie est prise dans la problématique régionale : le projet d’Israël, c’est l’extension de son emprise. Israël a besoin d’ennemis car sa société est fragmentée mais elle est soudée par les dangers extérieurs. La Syrie est la mal-aimée du monde arabe, avec une fenêtre peu ouverte sur la Méditerranée, sinon dans la région alaouite vers le Nord. Il y a des polarités externes. Les Syriens sont très différents les uns des autres, avec des religions qui cohabitent mal. Leurs ressources sont le coton, le fer et autres minerais, les phosphates, le pétrole et le gaz. C’est un pays de vieille civilisation. De nombreuses ruines témoignent d’un héritage dont ils sont fiers. La route de la soie traverse la Syrie, point de départ de Marco Polo ; la route de la Mecque Nord-Sud ; la route Est-Ouest vers la Chine. Ces routes sont aussi celles des
Croisades, elles avaient été tracées par les Omeyyades.
Depuis l’Indépendance de la Syrie (1946), il y a eu des décennies perdues dans les années 60, avec la déception du nassérisme, la résistance palestinienne, la défaite dans le Golan en 1973 qui reste très prégnante, la perte du Liban, les militaires qui trafiquent entre le Liban et la Syrie…
Les points de vue divergent sur les perspectives syriennes …

Questions

Farouk Al-Charah, qui est-il ?

Farouk Al-Charah est un homme d’état syrien membre important du parti Baas et ministre de 2006 à 2013 sous Bachar el-Hassad qui l’a écarté en 2013, car relativement modéré. Son neveu est Abou Ahmed Al-Charah Al Joulani.

  • Abou Ahmed Al-Charah Al-Joulani est le chef des rebelles de Hayat Tahir al Cham (HTC) depuis la fuite en Russie de Bachar el-Assad. Les gens le suivent. Il est en veste et cravate. Il semble raisonnable.
  • Une anecdote sur le vieux monastère de Mar Sarkis à Maaloula à 1600 m d’altitude, à 50 Kms de Damas, avec un jeune moine libanais, et le rite byzantin, le culte en arabe et en grec, et on y entend l’araméen que parlait Jésus.

A-t-on le chiffre des morts de la répression par le régime Assad ?

Plus de 100.000 morts dans les prisons dont celle de Saydinaya, « abattoir humain », par tortures, manque de nourriture, entre 2011 et 2018 et 500 morts entre 2018 et 2021. En 2022, seuls 6000 détenus sont sortis des prisons sur 30.000 prisonniers d’après le Rapport de l’Observatoire syrien des droits de l’Homme. On n’a pas le chiffre des opposants morts des crimes du régime.

    Comment la société syrienne est-elle composée et quel pourcentage des minorités ?

    Les Kurdes : 10%. Ils jouent leur avenir car ils ont une autonomie au Nord-Est de la Syrie dans le Rojava où l’ordre est maintenu par les Unités de protection du Peuple (kurdes) mais qui sont menacés par le Turquie qui voit très mal cette autonomie. En décembre 2024, l’ANS4 s’en est pris aux FDS5 . HTC reconnaît le droit légitime des Kurdes à vivre en Syrie malgré la Turquie qui cherche à les chasser vers l’est et amputer le Rojava.

    Les Alaouites sont 12%, surtout autour du port de Lattaquié. Dans la zone côtière, ils ne sont pas reconnus comme musulmans par certains sunnites.

    Les Chrétiens sont en 2024 moins de 5 % car la moitié sont partis depuis 2011 (maronites, orthodoxes, grecs-catholiques, arméniens, chaldéens, byzantins).

    Les Druzes (chiites avec croyance en la réincarnation) sont près de 750.000. Ils ont leur propre chef, Walid Joumblatt, au Liban. Pour eux, Jésus est un grand prophète. Un certain nombre sont citoyens israéliens. L’armée israélienne met les druzes en avant6. Ils n’ont pas résisté. Les druzes de Syrie se sont ralliés au nouveau pouvoir mais Netanyahou veut renforcer ses positions dans le Golan.

    La Syrie est-elle un Etat laïc ?

    Oui, même si les clivages religieux sont parfois violents. Al-Joulani (HTC) a mis en place une administration qui gère la santé, l’éducation, prélève l’impôt et les droits de douane. HTC encourage une version modérée de la charia, a rouvert les églises, rassure les diverses confessions. Les minorités sont moins à plaindre en Syrie qu’ailleurs. Safita est une préfecture grecque orthodoxe !

    Les migrants syriens en sont-ils des réfugiés en Europe ? Quelles perspectives de retour ? On se souvient des migrants syriens en Allemagne quand Angela Merkel avait enjoint aux Allemands à les accueillir.

    Les gens attendent de voir ce qui se passera. Il y a eu peu de retours au pays d’origine. Les Libanais eux font l’aller-retour.

    Les Russes déménagent-ils leurs bases navales que Bachar avait gardées ?

    Ils veulent les garder. Ils ne savent pas bien qui est HTC, ce groupe qui a pris le pouvoir.

    L’Islam syrien est-il très rigoriste ?

    Pas particulièrement. Mais des milices hors contrôle s’en sont prises aux druzes, c’était imprévisible. Les Israéliens les défendent.

    L’armée a-t-elle suivi HTC ?

    L’armée est dans une misère totale, en décomposition, donc pas de résistance.

    En France on a beaucoup de médecins syriens d’abord formés en Allemagne ? ils avaient quitté leur pays…

    Bachar el-Assad a d’abord été bien vu en France et en Europe, il a été pris pour un libérateur du peuple syrien. La France pouvait reprendre son lobbying et faire desaffaires avec la Syrie ! Alors que Bachar n’était pas plus fréquentable que son père…
    le pouvoir des Assad n’a jamais reposé sur l’armée, mais sur des milices triées.

    Israël profite de l’occasion, elle ne se limite pas, elle occupe une partie du territoire syrien.

    Israël ne veut pas de démocratie arabe …

    Vous nous avez montré qu’on a été aveugles sur la Syrie.

    On attend des universitaires qu’ils ne tombent pas dans le piège du régime fort. En 1990, on a été tout étonnés de la chute de régimes qui semblaient durables.

    L’élite syrienne a des liens très forts avec la Turquie d’Erdogan.

    Erdogan a pris en grippe Assad, a accueilli des Syriens et essaie de se rabibocher avec HTC qui n’a pas envie de démembrer la Syrie. Quel accord avec les Kurdes ? Pendant la période Assad, les Kurdes n’avaient aucun droit !

    Et avec l’Arabie Saoudite ?

    Musulmans, venez, la main est tendue. Les militaires américains ont une base à la frontière de la Jordanie et de la Syrie. La base s’est servie des Kurdes. Ils sont présents et surveillent. Il ne faut pas menacer
    Israël.

    Et les sanctions économiques contre la Syrie ?

    Il en subsiste peu. Une partie a été levée. En outre, les saoudiens font des chèques !

    Nous avons perdu les capacités d’écoute des diplomates français !

    1 La dynastie Assad est alaouite, et elle a en majorité le soutien des Alaouites, 10 % environ de la population syrienne, établis surtout sur la région côtière.
    2 Le captagon ou sa contrefaçon à base d’amphétamines, drogue qui circule beaucoup : produite en Syrie à tel point que le narco-trafic aurait été la plus grande source de revenus de l’Etat syrien sous les Assad. 3 Les attaques chimiques au gaz sarin en 2013, 2017, 2018, ont donné lieu à des enquête de l’ONU concluant à plusieurs crimes de guerre. 4 Armée Nationale Syrienne
    5 Forces démocratiques Syriennes
    6 153000 Druzes sont citoyens israéliens mais professent une religion abrahamique chiite

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