• L'Europe à l'honneur au Club Citoyens.

Archives annuelles

14/05/2007 - Sortir de l'étrangeté française ? - P. d'Iribarne, directeur de recherche CNRS

Exposé

Pour comprendre la singularité française, il est bon de partir de concepts ou de valeurs partagés par tous, telle la liberté. Selon que l’on est français, allemand, britannique ou américain ce concept ou valeur recouvrira des choses bien différentes alors même que les penseurs de la liberté au siècle des Lumières se connaissaient parfaitement. Pour l’anglais, ainsi que le précise Locke, la liberté dans toutes ses dimensions est une liberté de propriétaire, maître chez lui, protégé contre tout empiètement auquel il n’aurait pas consenti. Pour l’allemand, ainsi que le précise Troeltsch, la liberté est discipline voulue, avancement du moi propre dans un tout et pour un tout. Pour Kant, ce n’est que dans une soumission à la société que l’on peut devenir un homme accompli. « L’homme a besoin d’un maître qui brise sa volonté particulière et le force d’obéir à une volonté universellement valable ».
L’opposition entre la liberté possédée dans l’état de nature et celle possédée dans l’état de société n’est pas, comme chez Locke, une opposition entre une liberté précaire et une liberté sûre d’un individu resté inchangé, mais une opposition entre une « liberté sauvage », sorte de fausse liberté, et une liberté d’un individu transformé, civilisé par la dépendance où il se trouve par rapport au tout. La référence à une sorte de communauté est primordiale pour l’allemand. « Ainsi dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au dessus d’eux et par suite poussent beaux et droits, tandis que ceux qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres poussent rabougris, tordus et courbés »
Le français n’est pas étranger à la vision anglaise de la liberté. Bien des français l’ont vantée : Montesquieu, Voltaire, Constant pour n’en citer que quelques uns. Mais si la conversion de la France à un libéralisme authentique est toujours matière à projet, c’est qu’elle ne s’est jamais accomplie et qu’elle doit toujours composer avec une vision indigène en quête d’autres franchises et prête à accepter d’autres contraintes.
Tocqueville note à ce sujet qu’il « régnait beaucoup plus de liberté dans l’ancien régime que de nos jours… mais c’était une espèce de liberté irrégulière, intermittente toujours liée à l’idée d’exception ou de privilège qui permettait de braver tant la loi que l’arbitraire… ». Ces différentes visions de la liberté, anglaise, française, allemande sont héritées de l’époque médiévale où coexistait une forme de dépendance au seigneur très répandue, héritière de l’antique esclavage et des groupes jouissant du statut d’hommes libres. Mais la frontière entre ces deux catégories n’est pas passée partout au même endroit. En Angleterre, tout engagement à vie ne pouvait être que servile. L’homme libre devait pouvoir quitter son seigneur à son gré du moment qu’il lui rendait les biens qu’il lui avait confiés. En Allemagne, toute subordination personnelle, fût-elle celle d’un vassal pour son suzerain, était vue comme peu compatible avec un état d’homme libre, tandis qu’en France, le statut d’homme libre était resté associé à la noblesse et au métier des armes. La Révolution a aboli les privilèges. Officiellement ils ne fondent donc plus aucune vision moderne de l’organisation politique et sociale française. Une approche d’ethnologue observant les mœurs, les sentiments permet néanmoins de continuer à rencontrer la prégnance forte de cette vision de la liberté où le privilège a sa place et de mettre à jour des conceptions implicites qui orientent souterrainement les discours.
Tant chez Sieyès que chez Tocqueville, on sent le balancement entre l’idée d’abolir totalement les privilèges (et les privilégiés) et avec eux toute forme d’humiliation ou au contraire la tentation d’anoblir le « Tiers qui autrefois était serf ». « Le Tiers est aussi sensible à son honneur. Il redeviendra noble en étant conquérant à son tour ».
L’opposition entre ce qui est « grand », « noble », ce qui « agrandit », «élève » et ce qui est « bas », « vulgaire », « grossier » est constante chez Tocqueville. Transparaît chez lui sa crainte d’une tyrannie de la majorité menaçant la grandeur de l’homme et par laquelle « les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ».
En fait, pour supprimer l’esclavage, trois solutions sont proposées :
– Eradiquer totalement privilèges et privilégiés. C’est en gros la vision actuelle de l’ultra-gauche, pour laquelle tout le mal vient des possédants. Cela ne marche pas.
– Créer une nouvelle noblesse conforme à la nature et à la raison. « Tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). L’accent mis sur les dignités montre bien la place que le « rang » garde dans notre société. C’est la vision de l’élitisme républicain inspirée de Sieyès mais largement critiquée depuis les années 60. L’inégalité des talents et des vertus n’est que le résultat de contextes sociaux différents.
– Une vision complètement libérale de la société fondée sur le travail et le mérite. Mais elle reproduit les travers de la société de Cour où ce qui distinguait les hommes était le fait d’avoir ou non été remarqué par le monarque. Aujourd’hui l’audimat est le monarque : un prix Nobel pèse peu dans une société starisée.
Pour combiner une vision très hiérarchisée et un désir d’égalité accolés à la liberté, les français ont bricolé un arrangement où la notion de statut et celle de métier tiennent une place centrale : personne ne peut se voir opposer quelque chose contraire à son statut ; l’homme de métier n’a pas à se voir dicter sa façon de faire. La révolte contre le CPE s’est faite au motif que si le patron pouvait vous virer à son bon plaisir, il pourrait vous faire faire n’importe quoi et donc vous déchoir de votre rang.
L’exemple des intermittents du spectacle illustre bien la spécificité du modèle social français face à la mondialisation libérale.
Au Danemark, la collectivité a la responsabilité de vous trouver un travail mais que quelqu’un puisse refuser un job différent est incompréhensible. En UK, la responsabilité de la collectivité est moindre et au surplus le spectacle est un métier comme un autre qui ne mérite pas un traitement d’exception.
En France, le spectacle est noble. Il élève au-delà de la banalité du quotidien. Penser vous obliger à prendre un travail différent serait une insulte à un quasi statut et ressenti comme une déchéance. Il apparaît donc difficile de gérer la compétitivité de l’économie avec le désir de chacun d’avoir un vrai emploi correspondant à une « situation », à un rang, à une « condition ».
Le débat qui a eu lieu en 2005-2006 sur l’emploi des seniors l’illustre aussi très bien. Pour la CFDT, il fallait renoncer à la baisse des rémunérations car il est faux de dire que leur productivité baisse. Cela n’est naturellement pas vrai dans l’ensemble mais le dire quand on est dans l’obsession du rang équivaudrait à vouloir faire déchoir du rang occupé.
Comment faire alors sans déchoir ? Mieux armer pour la compétition ? Mais c’est dire que l’employabilité de l’intéressé est mauvaise. C’est mal vu. Ainsi s’enfonce-t-on dans des difficultés qui freinent ou compliquent l’adaptation de la société.

Débat

Q1. – Ce tréfonds lié à l’obsession du rang, de la « condition », est-il immuable ou n’est-il pas en train de s’atténuer fortement avec le métissage rapide de la société française, la construction européenne, le développement des voyages, du tourisme, le mélange des cultures dans les sociétés multinationales, la diminution de l’autorité, l’éducation de masse, la croissance d’une sous-culture très mondialisée etc… ?
– Cette « étrangeté » française est-elle un frein à la marchandisation ou est-ce une bonne chose ? Chaque société produit un mythe qui fait passer la pilule de la soumission à un ordre donné. Etes-vous favorable à un rapprochement du modèle anglo-saxon ? Joue-t-elle également dans la sphère publique et dans la sphère privée.
– Vous semblez en faire une anomalie qui relèverait de la culture du déclin à la mode. Que la culture aristocratique ait perduré, rien de plus évident mais pourquoi critiquer la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Que pouvait-on écrire d’autre que d’accorder dignités et places selon les vertus et les talents ? Comment aurait-elle pu être écrite autrement ?
R. Mon projet n’est pas d’approuver ou de désapprouver, il est de comprendre comment notre société fonctionne pour distinguer ce qui peut changer de façon réaliste. Prenez l’exemple de Pascal : deux gentilshommes se disputent pour savoir lequel des deux pourra passer le premier à travers une porte. S’ils conviennent que c’est le plus intelligent, le plus cultivé etc… la discussion risque de s’éterniser et de s’envenimer. S’ils conviennent que c’est celui qui a le plus de laquais avec lui, la question sera tranchée immédiatement sans problème. C’est un peu ce que l’on retrouve dans la sphère privée. Le risque de périr y favorise la réforme que dans l’administration. Etre ou non favorable à un rapprochement du modèle anglo-saxon du point de vue que nous discutons. On ne peut changer par un simple acte de volonté des modes de comportement sur lesquels s’est largement fondée une société.
Chaque culture produit une « étrangeté » du comportement de la société qu’elle imprègne. Elle a ses avantages et ses difficultés. L’important est d’être lucides sur ces différences pour éviter les malentendus et avoir des stratégies de changement acceptables par les uns et les autres et correctement traduites dans la réalité de leurs contextes. A cet égard, comprendre notre « étrangeté » est équivalent à comprendre « l’étrangeté » allemande ou anglo-saxonne…. Les français, peut-être trop persuadés de l’universalité de leurs valeurs et de leur traduction dans la réalité, ne prêtent sans doute pas assez attention à la façon différente dont elles peuvent être comprises dans d’autres cultures, européennes au premier chef. J’aurais pu intituler mon livre « La différence française ». Mon éditeur m’a fait valoir que cela fleurerait l’arrogance.
S. Il reste que la mondialisation s’opère a priori largement dans un cadre de culture anglo-saxonne. L’expérience montre que les autres étrangetés, qu’elles se développent dans la sphère économique ou culturelle, ne peuvent prévaloir que dans des domaines où leurs résultats en termes économiques ou culturels s’imposent de façon particulièrement nette. C’est en cultivant ses points forts et en les développant que l’étrangeté française pourra être reconnue et appréciée.

Q2 – Comment faire l’Europe avec toutes ces étrangetés ? Cela ne donne-t-il pas plus de poids à la nécessité d’actualiser le projet européen. Avec un projet solide, visible et ambitieux, les cultures, les statuts s’adapteront.
– Mai 68 a ébranlé bien des privilèges recréés par la Révolution mais n’a pas touché à celui des grandes écoles, lieu privilégié de la reproduction des élites. Ségolène Royal est celle qui est allé le plus loin dans la chasse aux privilèges avec le non-cumul des mandats.
– En fait les difficultés du modèle français tiennent peut-être à ce qu’il se trouve au milieu du gué entre un modèle latin et un modèle anglo-saxon.
R. L’UE a refusé de voir le problème issu des différences de culture. Elle s’est bâtie sur l’idée que le marché + les droits de l’homme allaient transcender ce type de problème. Le rejet du TCE a sonné le réveil et l’UE est encore groggy. On a cru contre toute évidence à l’indépendance de la gestion de l’économie par rapport à celle du social. Les USA savent très bien mettre en avant l’économie de marché et la mettre de côté lorsqu’ils ont des problèmes. Il faut revoir le dogme de l’économie de marché, laisser de côté une morale de conviction pour une morale de responsabilité. L’économie de marché ne doit pas être plus qu’un outil.
Dernier exemple de cet hyper interventionnisme de l’économie de marché celui du livret A que l’UE entend remettre en cause. N’y a-t-il pas des sujets plus importants ? L’UE ne peut-elle faire des parenthèses ? Importance du projet ? Oui, au point où nous en sommes ne faut-il pas donner sa chance à N. Sarkozy d’y amener l’UE ?
S1. Le problème est que les parenthèses sont difficiles à formuler dans l’UE 27. On a voulu faire simple en 1957 pour faire bouger les choses. On est aujourd’hui face à la nécessité d’ajustements difficiles à écrire et à négocier.
S2. Le cinéma français marche bien à travers un mécanisme protectionniste. On peut considérer que certains privilèges ont été mis en place délibérément. Ils donnent lieu à des abus dont France Télévision s’est notamment rendue coupable. Aucun festival ne marcherait sans les intermittents : ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain !

(« S. » = intervention de la salle)
Gérard Piketty

Imprimer ce compte rendu Imprimer ce compte rendu

Laissez un commentaire

Votre adresse mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.