Chantal Bourgey, puis Christophe Deltombe présentent Stefan Lunte : Notre invité est franco-allemand, historien, conseiller aux relations extérieures de l’UE, élu local à Moulins (Allier), Secrétaire général de Justice et Paix Europe.
L’Allemagne connait actuellement quelques difficultés et notre invitation va nous permettre de faire le point sur sa situation que nous connaissons mal. Est-elle devenue « l’homme malade de l’Europe ? » Quand l’Allemagne ne va pas bien, la France s’enrhume…
Les difficultés de l’Allemagne datent de la guerre en Ukraine, elle a assumé son soutien à l’Ukraine, mais a dû réduire ses importations de gaz et de pétrole russe. Les difficultés économiques chinoises ont réduit ses exportations. L’Allemagne a aussi des problèmes démographiques. La montée du populisme engendre un rejet des migrants. Enfin, l’Est de l’Allemagne où l’AFD est très implantée est moins dotée que l’Ouest.
Stefan Lunte :
L’Allemagne n’est pas seule malade de l’Europe ! Mais oui, elle souffre de maladies, et ses maux frappent toute l’Europe. Nous allons d’abord constater les symptômes de la maladie, puis analyser certaines causes des crises démographiques, de l’investissement et de l’insatisfaction de la population.
D’abord, voyons les symptômes de la maladie : Le potentiel de croissance allemand est en berne. D’après les instituts de conjoncture, le IWH, le DIW à Berlin, et l’IFO, qui publient des prévisions économiques et d’après les économistes dans des talk show, le potentiel de croissance est en berne. Le diagnostic commun est qu’il est en baisse de 0,1 % et on anticipe une baisse de 1,2%. Il devrait ensuite augmenter mais les instituts révisent légèrement à la baisse la reprise de l’industrie. S’il n’y a pas de problèmes conjoncturels, le potentiel de croissance entre 2023 et 2025 n’augmentera que de 0,4 % par an, alors qu’il a été en augmentation de 1,2 % en moyenne par an pendant plusieurs années. Or ce n’est pas un simple trou d’air. Un panel de 5 économistes estime que la croissance augmentera de 0,7 % par an alors que les besoins de croissance augmenteront de 38 % au lieu des 150 % nécessaires.
Le 13 novembre, les 5 sages rendront leur rapport pour 2024-2025 et une réunion le lendemain déterminera si la coalition demeure ou non.
L’Allemagne n’arrive plus à générer un taux de croissance suffisant pour maintenir le niveau
de vie de sa population, ce qui provoque une certaine panique chez les décideurs
économiques.
Maintenant, cherchons les causes de cette « maladie » du potentiel de croissance :
- La crise démographique allemande
L’Allemagne a un taux de fécondité de 1,46 enfant par femme : on a compté 700 000 naissances en 2023 et environ 1 million de décès. Il y a donc de moins en moins de salariés. Ce solde est en partie compensé par l’immigration. En 1991, 1992, il y avait eu un afflux de migrants en raison de l’effondrement de l’ex-Yougoslavie. En 2015, 1 million et demi de migrants environ ont été accueillis, souvent comme réfugiés, syriens, ou afghans, et en 2022, plus de 1 million de migrants encore. Il y a d’ailleurs une bataille pour recruter les talents.
Dans 10 ans, un quart de la population, plus de 20 millions, aura plus de 65 ans et les boomers prendront leur retraite. Stable jusqu’en 2035, la population va diminuer, il y aura 60 ou 70 millions d’Allemands seulement, moins de personnes en emploi, et la branche Sécurité Sociale et Retraite va être en déficit. La croissance baissera donc sans doute en 2029.
2. L’Industrie
Elle est sous pression. Mercedes-Benz, au 31 octobre, a eu une chute de 42 % de ses bénéfices à cause de l’affaiblissement du marché européen de l’automobile et de la concurrence accrue de la Chine, Bosch n’est pas en condition non plus pour atteindre ses objectifs, l’entreprise est en négociation avec ses partenaires sociaux. Siemens poursuit sa transformation innovante en digital qui permet l’adoption de données et de solutions numériques en achetant pour 10 milliards de dollars l’éditeur de logiciels industriels Altair Enginering.
3. L’Education
La « Bildung » se porte mal. Il y a une misère de l’éducation : les jeunes qui terminent leur scolarité n’ont pas un niveau satisfaisant de qualification. Depuis 2015, les niveaux de compétences des élèves de 15 ans ne cessent de baisser et ce déclin a été accentué par le COVID. Cela a provoqué une chute dans le classement international PISA. En mathématiques, l’Allemagne qui avait 514 points en 2012 n’en a que 475 en 2022 (la France en a 474)1. En sciences, L’Allemagne obtient 524 points en 2012, mais 492 en 2022.
Au score global, l’Allemagne a 1447 points, la France 1435, juste au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE. Le déclin se produit aussi en lecture, et en sciences.
En ce qui concerne l’inégalité des chances, elle s’est accrue également : l’Allemagne est, après la Hongrie et avec la France, l’un des pays où les résultats des élèves sont le plus dépendants du milieu social et du niveau de vie des parents. 64 % des élèves issus de l’immigration n’ont pas de compétences suffisantes pour une formation secondaire ce qui fait que plus de la moitié sortent sans diplôme et 8 % des autres ont des compétences faibles. D’où la misère du développement de l’innovation, domaine où l’Allemagne est en 9ème position (et la France en 12° position).
4. L’Economie
Les prix de l’énergie restent très élevés et même s’ils sont retombés, ils sont supérieurs à ce qu’ils étaient avant la guerre en Ukraine : les prix de l’électricité sont 27 % plus chers que chez les autres Européens. En pleine transition vers les énergies renouvelables, l’Allemagne se heurte à des désavantages structurels. Le temps d’énergie solaire est plus faible que dans les pays méditerranéens, et l’énergie éolienne est intermittente. Avec ces transitions en cours, l’électricité est 75% plus chère que certains pays comparables2.
Pour l’hydrogène vert, les besoins sont immenses. Il est en moyenne 30% plus cher en Allemagne. L’Etat, les Länder, les communes, investissent moins qu’ils n’économisent : il y a une dégradation des infrastructures publiques, une vétusté des écoles, des logements. Il manque 2 millions de logements sociaux. En Allemagne de l’Est, pas de difficultés à se loger, il y a moins de demandes. Mais il faut des investissements publics. Or, il y a le frein à l’endettement, le Schuldenbremse : pour les Allemands, l’article 109 de la Constitution exclut d’avoir un déficit budgétaire supérieur à 0,35 % du PIB. Or il faut des investissements publics. Les Allemands ont économisé, au premier semestre 2024, 11,1 % d’épargne nette dans leur budget privé, sans amortissement. La consommation traîne donc les pieds, il y a de la sur-épargne nette.
5. La situation politique
L’incertitude est élevée, les crises se sont aggravées. La fragile coalition au pouvoir : SPD (sociaux-démocrates, O. Scholz) qui pèse environ 31%, FDP (libéraux, avec C. Lindner) et les Verts. L’opposition comprend l’AFD (extrême-droite), entre 21 et 23 %, et le BSW (populiste d’extrême-gauche).
La source majeure d’insatisfaction est l’immigration. Il y a eu quelques attentats terribles, comme une attaque au couteau, à Mannheim, le 31 mai dernier, d’islamistes radicalisés. 22 millions de personnes issues de l’immigration vivent en Allemagne, des Syriens, des Turcs, des Afghans, souvent pour fuir le régime. En 2023, 366 000 ont franchi les frontières ce qui fait 33% d’augmentation. Le gouvernement a rétabli un contrôle aux frontières et restreint l’accueil des migrants.
Il y a aussi un essor de la criminalité en bande organisée, du trafic de drogues, avec une consommation qui se fait de plus en plus importante, avec beaucoup de cocaïne. En 10 ans, le chiffre des overdoses à l’hôpital a triplé. En 2023, elles sont passées de 20000 à 65000, la moitié étant des hommes entre 20 et 33 ans. Le cannabis a été dépénalisé mais la réforme n’a pas été mise en œuvre. On n’a pas de recul. La cocaïne c’est plus douloureux, ça fait des morts, on a même dans les petites villes comme Moulins, il y a explosion de la consommation.
La réunification : 33 ans après 1989, on peut dire que la réunification n’est pas réussie.
Les 5 lander de l’Est occupent la dernière place quant au PIB. Il y a peu d’empathie entre les « Allemands de l’Est » et les autres.
Sur le plan culturel, il n’y a eu qu’un seul roman en 2014 sur l’Allemagne de l’Est, au cinéma 4 films seulement sur la réunification, et une série TV à la 19° place des séries allemandes.
Crise politique : Il y a une crise politique à Berlin. Nous sommes au cœur de l’actualité.
Le 29 octobre, ont eu lieu 2 sommets du même gouvernement : l’un sur L’Industrie, qui a réuni autour d’Olaf Scholz, industriels et syndicats, mais pas le ministre des finances, le libéral Christian Lindner qui en a organisé un autre. Lindner a produit une note qui a fuité et est devenue publique. C’est apparu inacceptable pour les autres, verts ou socio-démocrates. Le surlendemain, ils doivent présenter le budget qui est très exigeant. Scholz a besoin d’avoir la majorité sinon le gouvernement va sauter et il va y avoir dissolution.
Il faudrait un nouveau gouvernement pour soigner l’Allemagne. Les 3 partis n’ont pas pu fonctionner ensemble. Il faudrait une grande Convention nationale pour réfléchir aux 5 défis : la défense, le climat, la démographie, la digitalisation, les infrastructures. Il faudrait 300 000 milliards d’euros ! Une réforme de l’Etat ?
Il faudrait une vraie coalition franco-allemande, c’est nécessaire et rationnel, mais il faut le vouloir ! Et Scholz ne comprend pas la France…
Questions
On voudrait que le couple franco-allemand se rencontre !
Les Allemands aiment la France, ses apéritifs, son patrimoine, il y a eu un colloque à Moulins, pour les élus locaux français et allemands. Mais la France a perdu beaucoup de crédit. Macron a suscité de l’espoir mais avoir caché l’étendue du déficit, comme la Grèce, ça a choqué ! La France doit mener des réformes pour retrouver une vitalité de la culture, des finances publiques. On pourrait faire un compromis historique : partager les dettes des 2 pays et partager la force de frappe nucléaire ! Il faudrait tendre vers cela.
La guerre en Ukraine ?
La France a contribué, mais a dit plus qu’elle n’a fait. Quel est l’avenir de l’Europe face à la Russie ? Une aide plus grande à l’Ukraine ? L’opinion n’évolue pas dans le bon sens.
L’avenir de l’Europe face à la Russie ?
Il y a le BSW, parti qui vient de l’extrême-gauche, avec Sahra Wagenknecht, qui a quitté Die Linke pour fonder un parti anti-immigration, populiste de gauche, pro-Poutine car contre la guerre en Ukraine. Le SPD a souffert de cette division et de ces départs. Il y a un électorat favorable à la Russie en Allemagne de l’Est. Le rejet de l’immigration a été accentué par des manifestations d’appel à l’instauration d’un califat qui ont eu lieu surtout à Hambourg, bastion de l’extrême-gauche, le 27 avril et le 12 octobre 2024 et où Gaza a été le catalyseur de cet affrontement.
La cogestion dans l’entreprise fonctionne-t-elle toujours ?
La garantie de l’emploi existe depuis 30 ans, elle fait partie du modèle de cogestion, mais actuellement il y a remise en cause du modèle social allemand, chez Volkswagen. L’industrie de l’automobile est très touchée, ses ventes en Chine ont baissé, elle ne peut soutenir la concurrence. Il y a la menace d’une baisse de salaire de 10 % et d’un blocage des salaires par la suite. Mais s’il y a des licenciements, ou des baisses de salaire, il y aura une négociation, ça fonctionne encore, une médiation avec un médiateur dont on ne peut refuser les conclusions. La question, c’est ce qui est à distribuer quand on n’a plus rien à distribuer. C’est la même chose en France près de Moulins, dans l’industrie rurale, les entreprises licencient ou ferment.
On avait Angela Merkel et on pense que si elle était restée, on n’en serait pas là ! Elle a été très critiquée mais elle avait la confiance des gens et l’économie se portait bien. Fin 2021, on a fait cette coalition libéraux/verts/SPD mais en février 22, c’était la guerre en Ukraine.
Quel est le taux d’emploi des femmes en Allemagne ?
Le taux d’activité des femmes est passé de 57% en 1991 à 73% en 2023. Mais 50% des femmes actives travaillent à mi-temps. Au Nord-Ouest de l’Allemagne, les femmes sont plus souvent à plein temps.
Il y a un manque d’empathie pour l’Allemagne de l’Est ? un sentiment d’infériorité ? Il y a des fractures qui se manifestent.
Die Linke est très implantée dans l’Est. Ce sont les fiefs des populistes, dans l’Allemagne de l’Est. Il y a un sentiment d’être mal accepté, d’être sous un regard méprisant de l’Ouest, leur accent est moqué. Les Allemands de l’Est sont dans une victimisation. A l’AFD, les jeunes ont une nostalgie du temps de l’Allemagne de l’Est. Il n’y a pas eu de travail sur la dictature communiste, ils gagneraient à revisiter leur passé.
Il n’y a pas de contestation de ce qu’a été la Stasi, ni de la proximité avec le nazisme. L’AFD n’est pas loin du nazisme. Au 19 ème siècle, les forces d’extrême-droite étaient déjà en Prusse. En Thuringe, c’est un nazi qui est au pouvoir. Mais sur le plan européen, les nébuleuses d’extrême-droite se différencient, se détestent.Le manque de travail de mémoire est flagrant.
La baisse du niveau des élèves, ça fait l’objet de débats ?
Depuis 2015, des efforts ont été faits et puis, c’est redescendu. Il y a selon les Lander, 16 différents systèmes d’éducation. Il y a de bonnes initiatives dans des petits écoles, dans des kindergarden. Mais la maternelle, on y joue surtout, il y a un manque de personnel pourtant le personnel est mieux payé qu’en France, pour attirer ce personnel.
Y a-t-il une dualité enseignement public/enseignement privé ?
Oui, mais il n’y a pas d’écoles privées sous contrat, donc c’st très cher, c’est pour les élites.
Quelle agriculture en Allemagne ?
L’agriculture représente 1,3 % du PIB. C’est un secteur bien petit mais que je suis : du point de vue européen, ça concerne les accords commerciaux que j’observe. Cela concerne les accords commerciaux dont le Mercosur qui profitera à l’économie allemande avec 80000 tonnes de bœuf argentin à bas prix, mais les agriculteurs français n’en veulent pas ! Les industries allemandes sont pour le Mercosur. Pas du tout les français, car les produits sud-américains vont tuer son agriculture.
Les droits de douane sur les produits chinois ?
L’Allemagne vote contre des droits de douane forts. Mais l’Europe veut augmenter les droits de douane pour la Chine, pour les voitures électriques. Des subventions d’Etat très chères ont aidé à faire les voitures électriques. Les Allemands, eux, ont misé sur les grosses voitures électriques très chères au mauvais bilan carbone.
Les émissions de carbone ! A l’échelle européenne on doit arriver à la neutralité Carbone en 2050. Or l’écologie est en berne…
Il y a des lois sur le chauffage, on installe des pompes à chaleur. Mais comment revenir sur l’habitude d’une mobilité individuelle, que l’on partage la voiture, le bus, ça impose des sacrifices matériels…
L’Allemagne et la Turquie ?
Il y a une grande communauté turque en Allemagne et on n’a pas de relation particulière très amicale avec la Turquie. Il n’y a pas de négociation d’adhésion de la Turquie à l’Europe à l’ordre du jour.
N’y a-t-il pas de déficit d’infrastructures en Allemagne ?
Oui, il faut avoir la capacité d’emprunter. Le boulot des banques est d’assurer les financements, entre épargne et investissement. Premier handicap : les capitaux sont investis ailleurs. Et il y a des délais d’études sur les plans.
La recherche en Allemagne ?
Plus de 3% du PIB pour les instituts de recherche et les universités. Elle n’est pas en tête dans la communication et l’informatique.
L’Allemagne sera toujours fidèle à Israël ? Ne va-t-on pas lui reprocher de soutenir Israël ?
C’est un tabou. Le soutien n’est pas discutable. Le gouvernement israélien n’écoute rien, pas du tout l’Allemagne, mis à part Die Linke et le BSV. Les petits-enfants des nazis sont très investis auprès d’Israël, ils défendent ses positions.
Sur la politique de défense européenne ?
Quand allons-nous dépasser cette impossibilité qu’il y a à travailler ensemble ? Il faut critiquer ce manque de coopération dans la défense ! Ils ont commencé …les chars, les avions de combat, un système d’anti-missiles. L’Allemagne a augmenté son budget militaire, 100 milliards… un budget annexe qui ne compte pas dans la dette …
Suggestions de lecture :
Les Amnésiques de Géraldine SCHWARZ , Chez Champs FLAMMARION
La Petite-fille de Bernhard SCHLINK Gallimard NRF
Notes prises par Sylvie Cadolle
1 Les meilleurs pays d’après PISA sont la Suisse et le Royaume-Uni. PISA est le Programme international
d’évaluation des élèves.
2 En France au second semestre 2023, le prix du kilowatt/h = 0, 251 ; le prix en Allemagne = 0,416
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