LE DÉBAT PUBLIC SUR LES SECTES a pris, en France, un tour si passionnel qu’il est difficile d’en traiter calmement, en objectivant, autant qu’il est possible, le phénomène. Pour certains, parler des sectes, comme d’un phénomène » religieux » est déjà le signe d’une neutralité douteuse. Pour d’autre, les sectes -en tant qu’elles sont une dérive du religieux- sont supposées révéler, sous une forme pathologique, la vérité profonde de phénomènes religieux en tant que tels… les vieilles passions antireligieuses des uns et la défense de la religion authentique des autres se combinent de façon explosive avec le souci des politiques, l’incertitude des juristes, la panique des familles et le goût des médias pour l’étrange et l’exotique…
La première exigence, dans ce contexte, est d’abord d’identifier de quoi on parle quand on parle de secte. Le langage commun utilise ce terme de façon stigmatisante : une secte est un groupement totalitaire, qui manipule ses adeptes, les dépossède de leur autonomie et leur extorque de l’argent. Parler des sectes, c’est se demander dès lors comment éradiquer le phénomène. Pour le sociologue des phénomènes religieux, la secte n’est rien d’autre qu’un type particulier de groupement religieux, présent tout au long de l’histoire, et dont la caractéristique principale -par rapport à l’église, qui est un autre type de groupement religieux- est de mettre l’accent sur le caractère personnel de l’engagement des membres et sur son caractère intensif
Le sociologue allemand Ernst 7roeltsch, étudiant les groupes issus de la réforme radicale du XVII/XVII, siècles, a mis au point une caractérisation précise de trois formes typiques de groupements religieux : l’église, la secte et le réseau mystique.
La secte, qui valorise le petit nombre, insiste sur le caractère volontaire de la participation des membres. On entre dans la secte par choix personnel, et la secte est un rassemblement de convertis, dont la sainteté dépend de la pureté de chacun de ses membres. Ceux-ci entretiennent entre eux des rapports d’égalité, et il n’existe pas, en principe, de spécialisation ministérielle au sein du groupe. L’église, au contraire, travaille en extension. Elle vise à englober toute la société, et elle offre à ses membres des modes de participation différenciés : une éthique radicale pour un petit nombre de virtuoses religieux (les moines) et une éthique moyenne pour les simple fidèles qui vivent dans le monde. Organisée de façon hiérarchique, elle est administrée par des ministres spécialisés. C’est l’institution elle-même qui est sainte, et cette sainteté ne dépend pas de la pureté individuelle de chacun des membres. Enfin, l’église passe des compromis avec la politique et la culture de son temps, alors que la secte se situe dans une situation d’extériorité par rapport au monde.
Cette définition technique de la secte nous mène fort loin des nouveaux groupes religieux caractérisés comme des » sectes « …
Cependant, elle nous apprend quelque chose d’extrêmement important sur le rapport que ces groupes, qui opposent au monde tel qu’il est la radicalité de leurs principes religieux, ont entretenu avec la modernité. Alors même qu’ils développaient une protestation souvent virulente contre la société de leurs temps (cf. les sectes religieuses à l’origine de la Révolution anglaise), ils ont été des » inventeurs » de certains des traits de notre modernité, en mettant en avant le choix personnel des individus, l’égalitarisme communautaire et l’autonomie des sujets croyants (contre la contrainte institutionnelle et hiérarchique à I’œuvre dans les églises).
Cette référence historique conduit à essayer d’analyser de façon plus précise le rapport que les nouveaux groupes religieux entretiennent avec la modernité : rapport de protestation d’un côté (remise en question de l’atomisation des relations sociales, du rapport prédateur que nos sociétés productivistes entretiennent avec la nature, de la conception étriquée de la guérison que la médecine technicienne met en œuvre, etc.); rapport d’attestation de l’autre, dans la mesure où ces groupes qui mettent en avant l’individu et l’authenticité personnelle de sa recherche spirituelle » poussent à la limite » certaines tendances propres à la culture moderne de l’individu.
Selon la manière dont s’articulent et se combinent la dimension de la critique antimoderne et la dimension de l’individualisme moderne dans les nouveaux groupes religieux (nés, il faut s’en souvenir, dans la mouvance de la contre-culture anti-institutionnelle des années 70), on peut distinguer trois ensembles de groupes :
– les spiritualisants, dont l’objectif principal est l’auto accomplissement, la réalisation de soi et l’exploration de nouvelles voies de pacification intérieure, et qui brassent de façon très libre des éléments empruntés aux diverses traditions religieuses occidentales et orientales, aussi bien qu’à la psychologie ou à la psychanalyse (ex. la nébuleuse du New Age).
– Les conversionnistes, qui mettent l’accent sur l’expérience de la conversion et le changement radical qu’elle introduit dans la vie de croyants régénérés. » J’ai rencontré la vérité et tout à changé pour moi ‘. Ces mouvements se développent à grande vitesse à la marge et à l’intérieur des grandes églises, catholique (charismatiques) et protestantes (néo-pentecôtistes). Les Mormons ou les Témoins de Jéhovah relèvent également de ce type.
– Les utopistes qui se donnent comme objectif de faire émerger un monde nouveau. Dans cet ensemble, on distingue deux tendances : les restitutionnistes, qui rêvent de restaurer un monde en ordre passé, et les prospectivistes, qui cherchent à inventer un monde alternatif Ces deniers étaient très nombreux dans la mouvance de la nouvelle culture spirituelle des années 70. Les premiers dominent aujourd’hui (autour de la revendication écologique, notamment).
Tous ces mouvements on un point commun, qui est » la passion de l’un » : le rêve de (re)trouver dans un monde où règne la spécialisation fonctionnelle et la fragmentation des relations sociales un principe de (re)totalisation de l’existence individuelle et collective.
Les premiers projettent cette retotalisation à partir de l’individu; les seconds, à partir de la communauté; les derniers, à partir de la société. Ce rêve de totalisation est l’envers, en quelque sorte, du processus d’émiettement des grands codes du sens qui caractérise les sociétés modernes. Produits de la modernité, les nouveaux groupes religieux sont aussi le révélateur de ses angoisses et de ses aspirations. Certains d’entre eux (ces sectes qui affolent) en sont même le symptôme, au sens clinique du terme.
Discussion
Comment situer l’Islam par rapport à ces mouvements? L’Islam est ressenti par les enfants ou petits-enfants d’immigrés comme un moyen de retrouver une identité. L’Islam n’est pas une secte. En devenant islamistes, les jeunes des banlieues ne se » réidentifient » pas. L’identification par l’Islam n’a jamais été la leur. L’Islam n’est pas leur culture d’origine. Ils ne réinvestissent pas la tradition pour lutter contre la modernité. Au contraire la démarche semble être paradoxalement moderne. Le voile des filles est un moyen d’être reconnu comme individu plus qu’un retour à une tradition.
Une législation touchant les sectes, visant à éviter les manipulations, les abus et les délits est-elle souhaitable et possible ? L’obscurantisme du débat publie rend toute tentative de légiférer impossible. Les critères posés par la commission parlementaire instituée aboutiraient à interdire les cisterciens, la trappe ou les carmels. Il faut respecter le droit à la radicalité religieuse. Les lois en vigueur sont suffisantes pour lutter contre les délits liés aux sectes.
Comment décider d’attribuer ou non des subventions à des associations qui se révéleraient être des sectes délictueuses dans leur action et dangereuses pour leurs adeptes ? Il n’y a pas de règle, ni de critère unique permettant d’identifier les groupes dangereux. Le croisement de plusieurs phénomènes amène à émettre des doutes sur la nature de certains groupes.
Notes personnelles
de l’intervenante
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