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02/10/2006 - Judiciarisation de la société : progrès ? - Jacques Commaille, sociologue

Exposé

L’intervenant souligne d’abord qu’il s’exprime en tant que sociologue ayant 15 ans d’expérience au ministère de la justice pour y organiser la recherche. La question posée par le thème de la soirée n’est pas simple parce que la justice est un enjeu social et qu’elle est constitutive de l’action politique. Il faut donc voir si cette judiciarisation effectivement croissante de la société résulte bien d’attentes démocratiques ou si elle n’est voulue que par un libéralisme économique mondialisé qui la veut et en dépend largement.
Qu’entendre au juste par « judiciarisation » ?
Une extension du rôle de la justice dans le traitement des échanges sociaux, des déviances du politique (corruption) ? On assiste effectivement et partout à une croissance quantitative mais aussi qualitative des contentieux, la justice occupant une place plus importante dans le débat social et politique. Mais, pour notre débat, je l’entendrai plus précisément comme un accroissement du pouvoir des tribunaux par rapport au pouvoir politique, lié à un affaissement du pouvoir législatif. Elle paraît effectivement réelle.
Alors que seuls deux pays disposaient d’une cour constitutionnelle avant la première guerre mondiale, il y en a 83 aujourd’hui. On voit par ailleurs des contentieux motivés par la politique (cf. la procédure d’impeachment menée à l’encontre de Clinton). Les tribunaux se saisissent de crimes internationaux (cf Balthasar Garson poursuivant Pinochet). Ceci dit il faut relativiser en se rappelant le pouvoir des avocats au XIXème siècle.
Comment expliquer cette judiciarisation ?
Elle relève d’abord d’une logique indigène : le rapport des magistrats au politique a changé. Ils ne sont plus aussi étroitement partie du réseau des notables. Il mettent en avant un nouveau modèle d’excellence politique qui implique d’y entrer avec la neutralité du droit (NDLR traduire « sans casserole à la queue »). Il y a une nouvelle ambition des juges de réhabiliter le pouvoir juridique dans les rapports entre société civile et pouvoir politique. Ils développent des « stratégies » à cette fin (comme ce fût le cas pendant l’occupation des magistrats en résistance contre l’antisémitisme). Il y a un mouvement international des avocats (les Cause-Lawyers) pour la défense des minorités, des droits des femmes…
Mais elle est aussi la résultante de phénomènes de déterritorialisation, de désinstitutionalisation ainsi que de transformation du statut du droit. Les territoires classiques de la justice sont mis en cause par le « local » ou le « supranational ». D’où d’un côté un mouvement vers une justice de proximité située là où se posent les problèmes et de l’autre une nouvelle organisation de la justice générée par le supranational ou la globalisation des affaires (lutte contre la drogue, le blanchiment, les atteintes aux droits de l’homme), tout deux encouragés par un politique bien souvent incapable de statuer sur des questions fondamentales de la société (le premier réflexe du gouvernement dans l’affaire du voile a été de solliciter l’avis du Conseil d’Etat). Cette défausse du politique sur la justice peut alors faire craindre un surinvestissement extrême de la collectivité sur la justice avec la place croissante prise par les médias dans le déroulement de la justice, allant même jusqu’à un renversement des rôles : les journalistes prenant la place des juges et convoquant les juges comme témoins.
Enfin on passe d’une vision jupitérienne du droit à une vision « Common Law », le droit étant au service du citoyen contre l’Etat et pouvant conduire à faire modifier la loi à tout moment par un effet de feed-back des acteurs sociaux. La troisième explication est bien évidemment la volonté de judiciarisation résultant de la tension entre deux conceptions de la justice renvoyant elle-même à deux conceptions de la structuration du politique. D’un côté la Justice comme métaraison transcendant un pouvoir politique hiérarchisé, de l’autre une Justice immanente, opératrice du social et susceptible à la limite d’être exercée par les citoyens (jurys d’assises) et correspondant à un ordre politique autogestionnaire.
On peut penser ainsi la judiciarisation comme une alternative : d’un côté un besoin du libéralisme économique pour sécuriser les échanges (d’où l’intérêt de la Banque Mondiale pour la Justice), de l’autre un recours précieux des mouvements sociaux l’utilisant comme ressource pour la promotion d’une cause (procès de José Bové pour le fauchage des OGM, mouvement des SDF etc…). Alors progrès ou régression : tout dépend du point de vue et des objectifs poursuivis.

Débat
Q1. Pourquoi cette « alternative » alors que la judiciarisation se développe sur les deux plans sans qu’il y ait à cela quelqu’incompatibilité ? Et puis ne faut-il pas mettre en parallèle un mouvement de défiance contre la justice ? Les sociétés donnent la priorité aux procédures d’arbitrage considérées comme plus claires, plus rapides et plus justes. L’arbitrage coûte moins cher car les frais sont partagés. Il garantit le secret.
R. Oui. Cela est exact. On le voit par exemple au Japon avec la mise en place de maisons de la Justice et du Droit.

Q2. Quelques remarques : on voit maintenant des avocats US venir chercher des affaires en France. La bioéthique est un bon exemple d’une certaine défausse du politique. C’est au juge qu’on doit la conquête de responsabilité sans faute. Méfions-nous de la justice immanente, les juges de proximité font n’importe quoi. Quant aux rapports de la WB, ils sont très marqués idéologiquement : le droit anglo-saxon y apparaît comme le seul droit possible des affaires et le droit français ou allemand comme du pipi de chat.
R. Exact : il y a une marginalisation du droit romano germanique dans les affaires et la WB impose des réformes de la justice en ce sens.

Q3. Que penser de la montée de l’individualisme en lien avec la complexification de la société comme source de la judiciarisation ? Dans un autre ordre d’idées, n’est-elle pas pour partie plus le signe d’un affaissement de l’éthique dans la société que d’un recul du politique qui, quoiqu’on dise, sait mettre ou remettre le droit « en ordre » lorsqu’il le faut (cf. affaire Perruche) ? Quelle place donner en ce sens au principe de précaution ?
R. L’individualisme ambiant confère une importance croissante au contrat dans les relations sociales. On fait maintenant les lois comme on fait des études de marché. C’est le marketing politique. Le retour à un système légal rationnel paraît difficile.
Mais il y a aussi le fait que la laïcisation de la société a fait disparaître la valeur du pardon. Elle sacralise la Justice. On veut maintenant la condamnation pour pouvoir faire son deuil.

Q4. N’a-t-on pas pris soin que la justice commerciale ne puisse s’exercer correctement ? Le monde du droit avec ses carences et sa lenteur n’est-il pas le fruit d’une perversité du politique ?
R. Il paraît aventureux de parler de carence délibérée du politique dans la réforme de la justice qui se heurte plutôt à une sorte d’impossibilité : l’histoire de la réforme de la carte judiciaire est une histoire de l’impossibilité de cette réforme !

Q5. Il faudrait distinguer le juge judiciaire du juge administratif défenseur du service public et parler plutôt de juridictionnalisation. S’agissant de l’économie dans le droit, la France est considérée comme très en retard mais aujourd’hui le droit des affaires est le produit d’appel des universités.
Quant aux magistrats de Vichy, ils ont fait du droit antisémite quand ils sont restés dans leurs fonctions. La transformation du droit avec passage de la pyramide au réseau est déterminante. Il y a une perte de la verticalité mais a-t-on besoin d’une transcendance. C’est l’interprétation de la loi qui compte. Est-on réellement face à un pouvoir judiciaire croissant ? Pas sûr. On a des petits juges, des journalistes qui jouent au juge !
R. Non, il y a eu des magistrats qui ont pu jouer de leur position de gestionnaires du Droit pour contrer la mise en place d’un droit antisémite par le politique de Vichy.

Q6. Le juge est en présence d’injonctions contradictoires : il faut qu’il soit dans la cité et en même temps au dessus de la société, de la pression des médias, des avocats… Par ailleurs, on est dans une société de recherche de responsabilités. Le juge est celui qui les détermine en dernier ressort, mais on voit se développer une recherche en responsabilité de ses propres décisions..
R. Injonctions contradictoires ? Oui. Elles résultent de la tension originelle à l’œuvre dans la justice et d’attentes contradictoires sur la justice. Elles correspondent à notre ambivalence dans notre attente à l’égard des politiques.

Q7. Peut-on réellement affirmer qu’il y a effacement du politique, dans le domaine du droit civil ? Pas sûr si l’on considère par exemple la loi sur le divorce de 2005 conçue par des juristes de gauche, votée par la droite et qui est un excellent texte. Par ailleurs l’influence croissante de la « common law » est un phénomène indépendant de la judiciarisation. Ne doit-on pas aussi admettre que le vrai problème de la justice civile est qu’elle accroît les inégalités sociales du fait d’un mode de fonctionnement très élitiste.
(sans réponse faute de temps)

Gérard Piketty

NDLR : Citation de fin de séance : « La démocratie est le régime dans lequel sont dissous les repères derniers de la certitude » (Cl. Lefort)

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