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09/05/2022 – Abstention et Démocratie – Vincent Tiberj

Vincent Tiberj est présenté par François Colly : V. Tiberj est sociologue, Professeur à Sciences-Pô Bordeaux, et est l’auteur avec L. Lardeux de « Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie » (publié en 2021 par La Documentation française) qui analyse les résultats d’une enquête internationale « Valeurs » de 2018, pour mieux comprendre les comportements et valeurs de la jeunesse française. Il a publié aussi « Extinction de vote ? » en janvier 2022, au sujet des records d’abstention atteints en 2021.

En mai 2022, 25% des inscrits au premier tour, 28 % au second tour, se sont abstenus.  Qui sont-ils ? S’agit-il d’une mise à l’écart de la démocratie représentative ? Existe-t-il des solutions pour faire revenir les électeurs aux urnes et revivifier la démocratie ?

Vincent Tiberj :

Il existe tout un discours déploratif sur l’abstention, mal démocratique, mal civique, relevant d’un manque d’éducation civique des jeunes, catégorie d’âge qui effectivement s’abstiennent le plus. Au second tour, 41% des 18-24 ans et 38% des 25-34 ans, alors que 16% des retraités s’abstiennent. Cela aurait pu être pire, étant donné que cette campagne a été phagocytée par l’Ukraine et le Covid. Alors que 1981 avait exprimé un bel élan pour changer la vie, les électeurs de 2022 se sont souvent déplacés à contre cœur, pour un vote de raison, un vote utile contre l’extrême-droite par exemple. Les pauvres et les jeunes se sont abstenus. Ceux qui ont voté ne sont pas représentatifs de ceux qui ne votent pas. Les écarts progressent. Ce sont les retraités, les diplômés, les centre-ville aisés qui votent.

Pourtant il y a de plus en plus de gens qui se déplacent à la présidentielle. Les autres élections ne mobilisent pas. Il n’y a eu que 69% de participation au référendum sur l’Europe.

Quand il y a des débats, des enjeux, une campagne, les citoyens se déplacent. Le niveau de compétences, la participation à des associations, le capital social et culturel, parfois, comme dans les villages le contrôle social et les micro-pressions comptent : le maire sait qui ne vote pas et il y a beaucoup de votes blancs ou nuls.

Le paradoxe est le renouvellement générationnel : plus une génération est récente (et donc diplômée) moins elle vote de manière assidue. Les nés avant-guerre votent plus que les jeunes, plus diplômés mais qui sont des votants intermittents. C’est un changement culturel : le rapport au vote évolue. On avait une culture de remise de soi à une élite qui est la logique représentative et qui s’oppose à un autre mode démocratique, le tirage au sort, que pratiquaient les Athéniens, disponibles pour les discours politiques (les femmes, les métèques et les esclaves étant exclus et voués à travailler). Nous avons gardé ce mode de désignation pour les jurys d’assise, les jurés y sont tirés au sort, même si certains sont révoqués par la défense.

La République Française a choisi d’encadrer les citoyens, qu’ils troquent leur fusil contre un bulletin de vote. Il y a eu un rapport en miroir au catholicisme, il y a un rituel républicain : cela se passe le plus souvent à la mairie, le dimanche, dans un respect religieux, pas de bruit, il y a un isoloir(confessionnal), on va à l’urne (communion), l’officiant prononce des paroles (a voté), et ce rituel doit être religieusement respecté.

Un basculement est observé à partir des années 1970 avec les nouveaux mouvements sociaux qui ont secoué nos sociétés. Les jeunes d’après 68 se sont intéressés particulièrement à la politique, ils sur-votent, manifestent beaucoup, sont impliqués comme citoyens critiques, mais avec un rapport critique à la démocratie représentative. Les millenials sont des citoyens distants, désillusionnés alors qu’ils sont diplômés :  ils ne veulent plus s’en remettre aux élites, ce sont des votants intermittents qui utilisent de plus en plus d’autres moyens de s’exprimer. Ils ont des stratégies pour chercher les informations, ne veulent pas être dupes, avec une défiance qui vont pour certains jusqu’à des logiques complotistes. En votant, on accepte la démocratie représentative, alors que certains veulent contrôler les élus, les révoquer.

Mais il existe aussi des non-participants ni aux élections, ni aux manifs. Ce sont des précaires, des intermittents, de plus en plus nombreux, avec le délitement des collectifs de travail qui socialisaient les revendications, le délitement des syndicats, et le refus de choisir des représentants comme chez les gilets jaunes

Y-a-il des solutions à ce malaise démocratique ? Quelle place pour les citoyens dans la démocratie représentative où ils doivent confier le pouvoir à une élite qui ne leur semble pas les représenter ?

Question : L’élu promet et ne tient pas ses promesses, n’est-ce pas une raison de l’abstention ?

On pourrait faire des référendums révocatoires si l’élu ne tient pas ses promesses et ainsi contrôler les élus mais le mandat impératif ne tient pas compte d’un changement des circonstances : il faut assurer l’indépendance des élus qui risquent d’être assujettis. C’est le problème du mandat impératif. C’est un choix. Le référendum révocatoire de l’élu est une pratique plutôt anar, même si en Californie il existe quand 10% des inscrits le demandent. La France a une souveraineté nationale double : celle du peuple, et celle de l’assemblée élue.

Q : Et la population des non-inscrits ?

-C’est vrai, dans une société mondialisée, on pourrait donner un droit de vote aux étrangers. Déjà, on disjoint droit de vote et nationalité avec la citoyenneté européenne. Aux Pays-Bas, on a le système démocratique le plus ouvert : ce sont les habitants contribuables qui ont le droit de vote. En France, on n’a pas de courage face à Marine Le Pen. Et la France est bonne quant à l’inscription, mais il y a de la mal-inscription : les jeunes inscrits chez leurs parents. Pour les CSP+, ce n’est pas un problème, on fait une procuration, mais les autres le font peu.

Aux USA, la participation électorale est comptée sur la population en âge de voter, non sur la population inscrite.

Q. : La proportionnelle n’améliorerait-elle pas la participation ?

– Notre mode de scrutin est construit pour faire 2 blocs qui s’affrontent et on arrive à une fiction d’une majorité de 51% contre 48,5%. Le système majoritaire à 2 tours a l’avantage de constituer des majorités. Il faudrait un panachage, avec un peu de proportionnelle.

La proportionnelle, comme en Israël, oblige à des coalitions et donne beaucoup de pouvoir aux petits partis. La proportionnelle intégrale est une catastrophe.

Q. : La politique en déshérence, c’est d’abord parce qu’on pense que les élus n’ont pas de pouvoir, donc pourquoi voter ?

– La Convention Citoyenne sur le Climat a été un bon exemple de réappropriation citoyenne de la politique. Le souci est que cela demande beaucoup de temps et d’experts. On y apprend ce qu’est une controverse scientifique. La CCC n’aurait pas marché sans les experts, il faut avoir l’ensemble des champs d’expertise. Les citoyens incompétents ont fait l’effort de la technicité parce qu’ils avaient conscience de l’enjeu. Le travail de transmettre de l’expertise a été fait. Et puis les lobbys s’organisent, mais c’est normal, il faut aussi tenir compte des intérêts en cause. Et il faut adopter des conclusions, leur donner forme, donc des élus qui les votent. Mais les inégalités sociales jouent. Dans le Grand Débat, les participants, c’étaient surtout les catégories sociales +.

Q. Faute d’un système différent de comptage des votes, la question gauche-droite n’existe plus ?

– Le système occulte des clivages. Ce peut être Gauche/Droite ou société ouverte/fermée, ou écologie/productivisme. En Australie, on a un vote préférentiel, on vote en hiérarchisant les alternatives.

Q. Les députés sont toujours des hommes d’un certain âge et d’un certain milieu social !

– Actuellement, il y a 4% d’employés/ouvriers qui sont députés. Il faudrait investir des candidats à l’image de la nation. Mais le profil-type change. Il y a un renouvellement, mais surtout dans la proportion de femmes qui augmente nettement. Les partis ont été obligés d’investir des femmes, sinon ils payent, ce que font certains. Quant à l’âge, les candidats sont arrivés après avoir été militants dans les partis politiques avec une file d’attente …

Q. Le rôle de l’Ecole n’est-il pas central ? Fait-on de l’éducation au politique ?

– On y fait de l’éducation civique et certains demandent de donner le droit de vote à 16 ans. Mais on n’y apprend pas le dissensus, le débat politique.

Q. Suffirait-il d’avoir des candidats représentatifs ? Les Gilets Jaunes refusent la représentativité.

– Ils n’avaient aucune confiance dans ceux qui se mettent en avant, leurs représentants, c’est vrai, et cela les a conduits à la paralysie et l’auto-destruction. C’est la loi d’airain des groupes politiques qui veulent se passer de représentants, comme les Indignados, ou Nuit debout ! On ne peut se passer de représentants, mais il faut qu’ils aillent vers les citoyens ou les usagers. Les réunions de quartier donnent souvent peu de place aux débats.

Q. Et si on rend le vote obligatoire ?

– Comme en Belgique ? C’est un encadrement autoritaire du citoyen, la Belgique le pratique. La Grèce aussi, mais comme on n’y met pas d’amendes, on ne vote pas plus.

Q. On ne pourrait pas faire plus de référendums ?

– La France a une tradition plébiscitaire, pour imposer un homme fort contre les constitutions et les contre-pouvoirs. L’abolition de la peine de mort ne serait pas passée en 1981.  Mais le divorce est passé en Italie, le mariage civil, l’abrogation de l’interdiction du cannabis. En France, on a le Référendum d’initiative parlementaire (10% des élus) partagée avec l’approbation d’électeurs (un million) mais aucun n’a jamais eu lieu.

                                                              Compte-rendu rédigé par S.Cadolle