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12/06/2006 – Le malheur arabe est il inéluctable ? – Farouk Mardam-Bey, directeur de collection Actes Sud

Exposé

Samir Kasir, assassiné l’année passée à Beyrouth est l’auteur de cette expression du « Malheur arabe ». Pourquoi ce terme ? A cause d’un sentiment d’impuissance qui se manifeste par un certain mauvais goût dans une consommation ostentatoire et par un appel à une recolonisation (cf. la position des élites irakiennes il y a 4 ans !)
On semble emprisonné dans un couple antagoniste : despotisme-islamisme. Pour les premiers, le despotisme laïc vaut mieux que le reste tandis que les seconds rejettent la « faute » de l’intégrisme islamique à la modernité (occidentale).
Il est nécessaire de revenir à la période charnière du milieu du XIXème siècle pour voir comment les arabes sont entrés dans la modernité.
La conscience du retard sur l’Occident intervient au sommet de l’empire ottoman lorsque, vaincu en 1774 par l’Autriche et la Russie, il doit pour la première fois de son histoire céder une terre musulmane, en l’occurrence la Crimée. Le retard fût imputé à un manque de techniques modernes que le Sultan Sélim III décidât d’importer notamment de France. Il se heurta aux Ulémas et aux janissaires et fût assassiné en 1808.
L’expédition française d’Egypte en 1798 avec la participation des grands scientifiques français de l’époque impressionne grandement les égyptiens. Napoléon ouvre la voie à Méhémet Ali qui reprend la stratégie de Sélim III. Dans les années 1820, les étudiants égyptiens envoyés en stage en Europe sont contaminés par les idées occidentales et leur Imam va être le promoteur de la « Nahdah » (la renaissance). Cela débouchera en 1839 sur les « Tanzimat », réformes administratives décrétées par le sultan égyptien qui proclament l’égalité de tous les sujets indépendamment de leurs religions et l’abandon de la loi religieuse (Shariah).
Ces réformes se propagent dans l’empire. Il en résulte un édit de 1856 du sultan de Constantinople qui sécularise l’enseignement (l’enseignement sera ouvert aux femmes avant la fin su siècle) et abolit l’esclavage.
Deux générations d’enfants ont ainsi pu vivre dans ce cadre qui permet une arabisation de la culture des chrétiens d’Orient avec usage de la langue arabe. Beaucoup de ces jeunes chrétiens se sont tournés vers le protestantisme. Face à cela, les intellectuels se partagent en deux camps. D’un côté, les futurs fondamentalistes qui considèrent qu’on a abandonné l’islam pur des origines. Ils sont très différents des wahabites et intégristes d’aujourd’hui : Il faut revenir aux sources non pour s’y figer mais pour avancer autrement. De l’autre côté sont ceux, il y a les modernistes libéraux pour qui il faut résolument suivre l’Europe a rompu avec le Moyen Age.
En fin de compte, la Nahdah a recréé la langue arabe, la rendant apte à décrire la modernité. Elle a fait naître une identité non religieuse tournée vers les individus : l’identité d’un individu égyptien est d’abord d’être égyptien (A l’occasion des massacres confessionnels des années en Syrie et au Liban, les intellectuels appellent à la constitution d’une nation intégrée dans l’empire ottoman). Au diapason des Lumières, elle a accoutumé les esprits à l’universalisme : il faut être des acteurs d’une civilisation universelle qui est un bien en soi. La Nahdah prend fin au début du XXème siècle avec la chute de l’empire ottoman. Les modernistes libéraux l’emportent en Turquie et y installent la république tandis que les fondamentalistes appellent à la création d’un Califat pan-arabe dont le fondement ne serait pas dans la religion (Le Prophète n’a jamais parlé de l’exercice du pouvoir) mais dans la langue. Le jeu des grandes puissances entre les deux guerres s’oppose à son émergence autour de la Syrie. Au sortir de WW2, la Syrie et le Liban ont mis sur pied des régimes parlementaires fondés à 90% sur le droit laïc (le droit matrimonial reste d’origine religieuse). Les libertés publiques étaient respectées. Les modernistes quand ils arrivent au pouvoir (Egypte) se rapprochent davantage du marxisme.
La guerre de 1948 avec Israël, la défaite, le drame des réfugiés palestiniens, provoquent des coups d’Etat un peu partout et le recul sur les avancées de la Nahdah. L’antagonisme ville-campagne est ravivé. Les revendications paysannes sont défendues par les officiers putchistes. Les années 50 sont les années Nasser. Malgré son régime autoritaire l’Egypte reste un phare du tiers-monde à visée universaliste.
L’on n’en est pas encore à un anti-occidentalisme primaire. Il faudra attendre 1967 et la nouvelle défaite face à Israël pourqu’un système despotique s’installe dans la région, en Lybie (1969), en Syrie (1970), en Irak (1968). Puis viendra la révolution Islamique en Iran en 1979, le début du Djihad en Afghanistan avec l’appui des USA. Camp David isole l’Egypte. Le régionalisme arabe éclate et n’est plus qu’une nostalgie.

Débat

Q1. La séparation du séculier et de la Religion dont vous avez parlé va à l’encontre de tout ce qui se dit. Comment l’expliquer ?
Que pensez-vous du débat français sur le foulard et de la loi correspondante ?
Pensez-vous non justifié que l’on pose la question de l’entrée de la Turquie dans l’UE ?
Vous n’avez pas parlé du Maghreb, ni de l’Arabie saoudite, ni des Emirats. Pourquoi ?
Quelle est votre explication du soutien US à Israël ? Pensez-vous qu’il y aura jamais un Etat Palestinien ?

R. A l’époque de WW1, dans l’empire ottoman, il y avait la province de Syrie qui allait du Taurus au Sinaï qui correspondait au concept de Syrie « intégrale » de certaines stratégies coloniales françaises, basé sur l’idée que la Syrie est le foyer des nationalismes et qu’en la tenant, on tiendrait mieux le Maghreb. Mais Gouraud en 1920 adopte une approche opposée avec la création du Grand Liban découpé en 4 provinces et avec le partage de la Syrie en 4 Etats plus deux régions autonomes. Cela a été vécu comme une frustration considérable.
S’agissant de la séparation du spirituel et du temporel en Islam, il faut se souvenir qu’en 660 l’empire Ommeyade est fondé par les ennemis du prophète. C’est un régime spirituellement injuste qui ne peut donc prétendre à l’unification du spirituel et du temporel et cela provoquera d’ailleurs l’apparition du chiisme. La réponse des juristes à cette situation fût que la force valait peut-être mieux que l’anarchie si l’on pouvait tempérer son pouvoir par un contre-pouvoir d’origine religieuse. C’est ainsi que les Ulémas vont constituer un système religieux jusqu’au XVIII ème siècle. On peut donc trouver dans l’histoire les éléments de la séparation du temporel et du spirituel.
Pour le voile, je suis partagé. Le débat a été confus. Je suis opposé au foulard islamique mais on assiste aussi à une réislamisation des mœurs. En 1965, il n’y avait pas un voile à l’université de Damas. Aujourd’hui c’est devenu une marque identitaire. Je suis contre le voile qui va à l’encontre d’un profond mouvement d’intégration en France, mais fallait-il une loi pour cela ?
Quant à l’affaire des banlieues, c’est d’abord un problème social alors qu’on y a stigmatisé l’immigration.
Enfin dans l’affaire des caricatures, il y a eu une forte réaction des intellectuels dans le monde arabe pour contrer la grosse vague populiste qui fait écho au populisme inverse qui s’est développé à la vague populiste en France et dans de nombreux pays de l’UE.
Israël-USA ? Il y a d’abord une identification réciproque : deux nations fondées par des émigrants. Ensuite on voit Truman pourtant très pro-israëlien, vouloir geler le conflit entre Israël et le monde arabe pour créer une chaîne arabe alliée des USA dans la stratégie de « containment » de l’URSS. Devant le refus arabe de « geler » le conflit, cette stratégie est un échec en 1954 ; Eisenhower revient à la charge en 1956 en s’opposant à l’expédition franco-israëlo-britannique de Suez. Ce sera la dernière fois que les USA se rangeront nettement du côté arabe. En fait les USA ont le sentiment qu’Israël est le seul garant sérieux de leurs intérêts dans la région ; Ils n’ont pas confiance dans les pays arabes, fussent-ils formellement des alliés comme l’Egypte ou l’Arabie saoudite.
Un Etat palestinien ?Israël grignote le territoire palestinien en le disloquant. Le plan Olmert revient à la création de trois bantoustans en Cisjordanie que n’appelleront Etat que ceux ne s’attachent guère aux réalités. La solution finale ne peut donc être qu’un état binational. La revendication commence à réapparaître. On est donc dans une impasse : les Israëliens rejettent les palestiniens vers l’Egypte et la Jordanie avec qui ils ont des relations amicales !!
Dire non à la Turquie ? Elle est plus laïque que la Pologne ! Les femmes y ont eu le droit de vote avant les françaises. Il faut donc admettre l’entrée dans l’Union en étant très vigilants sur l’application des conditions mises à l’entrée.

Q2. La thèse du déclin arabe lié à l’émergence d’Israël est discutable ou du moins partielle : les pays arabes ont tous fait le choix du modèle soviétique qui ont mené les pays d’Europe centrale à la catastrophe. Pouvait-il en être autrement pour les nations arabes qui avaient fait ces choix ?
Un « malheur » c’est quelque chose qui vous tombe dessus sans qu’on y puisse rien. C’est passif. L’expression est exagérée.

B.H. Il y a un manque de vitalité de la société arabe. Face aux deux forces en présence, celle des intellectuels et celle des Etats, cette dernière a été largement prépondérante depuis deux siècles. Pour en sortir, il faut que le vieil orientalisme qui imprègne les esprits occidentaux disparaisse au profit d’un nouvel orientalisme dont Maxime Rodinson fût un bon précurseur.
Gérard Piketty