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09/01/2012 – Intégration ? – Michel Wievorka

Exposé

Nous abordons un problème où la posture citoyenne est loin de s’imposer d’elle-même. Le débat traverse tout le spectre politique. Pour le comprendre, on est obligé de dépasser le cadre de l’État-Nation et de penser global. Je le ferai en quatre points :

1. Les phénomènes migratoires Il y a 50 ans, quand on parlait des « travailleurs émigrés », on pensait des hommes, vivant seuls en France, exploités dans leur travail, comme par la société (marchands de sommeil) et ne rêvant que du retour au pays avec un petit pécule. Ils étaient bien inclus dans la société mais en étaient exclus civiquement. Leurs enfants ou petits enfants n’étaient plus considérés comme des « travailleurs émigrés » mais comme « assimilés ».
Ce schéma se transforme profondément dans le courant des années 70 sous l’effet de deux phénomènes :
• On sort des 30 glorieuses et on s’aperçoit que l’on a moins besoin de cette masse de travailleurs et que se profile le besoin d’une économie plus innovante recourant à une MO qualifiée.
• La France est obligée de ratifier des accords internationaux imposant le regroupement familial. Le travailleur émigré doit alors choisir entre faire venir sa famille dans un contexte économique moins favorable ou revenir au pays. Derrière ce choix se profilent les problèmes des banlieues, du chômage et de l’Islam.
Ce schéma, bien ancré dans les têtes, va beaucoup évoluer dans les années 90 :
• On s’aperçoit que nombre de migrants venant du MO sont éduqués mais se considèrent en transit pour aller en Angleterre par exemple (Sangatte)
• Beaucoup des migrants se définissent maintenant par le désir de pouvoir circuler. On vient en France pour avoir un passeport. Les diaspora prennent de l’importance : on s’installe dans un pays mais on vit en symbiose avec des gens installés ailleurs
• Il y a beaucoup de saisonniers.  Bref, les phénomènes migratoires recouvrent une nébuleuse de cas et de problèmes. On a à faire à un monde divers d’hommes et de femmes, souvent éduqués, très branchés sur internet avec un jaillissement venu de l’Afrique subsaharienne. On est loin de l’immigration essentiellement maghrébine des années passées. Face à cela, il faut éviter d’avoir une image trop dramatique du parcours de ces migrants qui sont conscients à travers leurs migrations de construire leur existence. On s’aperçoit aussi qu’il faut les définir culturellement et religieusement ce qui pose la question de la différence entre culture et religion.

2. La poussée des identités religieuses et culturelles en dehors des phénomènes migratoires.
On voit se développer depuis le début des années 70 des groupes qui veulent affirmer leur existence dans l’espace public. Le XIXèm e siècle avait fait apparaître les « israélites » selon le principe « qu’on peut tout donner aux juifs en tant qu’individus, mais rien en tant que nation ». C’est ce modèle au cœur de la conception de la république qui est mis en cause au début des années 70 alors que le chômage est encore quasi-inexistant. D’où la reviviscence de minorités régionales (bretons, occitans), les « petites patries » de J.Jaurès, mais aussi le soutien public des juifs de France à Israël ou leur manifestation en protestation de l’attentat de la rue Copernic, ou encore les manifestations des mouvements féministes, homosexuels ou même des sourds muets. Tous veulent exister dans l’espace public avec leurs signes. Au début la question sociale ou économique n’est pas importante dans ces manifestations. Elle ne prend de l’importance que dans les années 80 (cf. « Les banlieues de l’Islam » de G.Kepel en 1986). En même temps ces groupes qui s’affichent prennent une posture victimaire avec demande de réparation à l’État français. Les transformations se mélangent les unes aux autres : le rap, d’origine américaine, est endossé de façon symbolique par les banlieues défavorisées.
Tout ceci met en cause l’Histoire et la désacralise en tant que discipline. L’enseignement public est dépossédé de ses compétences par ces nouveaux acteurs.
Le début des années 80 voit se confronter deux perceptions : d’une part celle de l’individualisme généralisé,  d’autre part celle du tribalisme généralisé, alors qu’il faudrait accepter d’entrer dans une vision qui les englobe toutes les deux. Les différences religieuses deviennent moins un héritage familial ou clanique qu’une posture délibérément revendiquée par ceux qui les adoptent : « J’ai décidé comme individu d’entrer dans telle ou telle identité collective ».

3. La globalisation du problème
Toute cette évolution trouve ses racines dans la mondialisation. Les cultures circulent vite. Les films sont planétaires. Il y a 30 ans, les communautés « imaginées » ou « imaginaires » s’inscrivaient dans l’espace national. Aujourd’hui elles s’inscrivent dans des diasporas avec une rétroaction de l’influence des migrants sur le culture de leurs pays d’origine. Impossible de ne réfléchir que dans le cadre de l’État-Nation.

4. Évolution des idées des chercheurs
Les sciences sociales françaises avaient privilégié l’idée d’intégration et ne se préoccupaient pas des sociétés de départ. On n’imaginait pas le phénomène de retour des migrants.
On en revient avec le risque d’exagérer en sens inverse : les chercheurs veulent s’intéresser à la subjectivation du migrant plus qu’à son intégration dans la société. Ni le modèle d’intégration à la française, ni le modèle multiculturaliste ne marchent : on a eu des incidents graves aussi bien en GB qu’en France. Le fait que la République n’arrive pas à tenir pas promesses contenues dans sa devise est, chez nous, en cause. Les deux modèles ont montré leurs limites.
Le débat a commencé dans les années 70 avec la théorie de la justice de John Rawls basée sur l’idée que l’espace public est peuplé d’individus. On a aussitôt fait remarquer que les individus ne sont pas des atomes sans épaisseur. Ils ont une identité que la théorie doit prendre en compte.
Ce débat a opposé les « liberals » et la « communautarians », et s’est rapidement cristallisé avec les mêmes arguments de part et d’autre depuis 40 ans. Comment en sortir ? Il faudrait cesser d’opposer les deux points de vue principaux en introduisant un troisième terme en demandant aux tenants de chacun de ces points de vue de dire comment faire entrer l’autre dans sa perspective. C’est ainsi par exemple que le PACS, voulu initialement par certaines associations d’homosexuels, a été rendu universel. Tout ceci devrait se faire dans le respect du droit et de la raison, condition sine qua non.

Débat

Q1. Ne faudrait-il pas pour commencer sortir d’une expression politique sommaire et schématique de l’opposition entre espace public et espace privé ? Des espaces de mise en public du privé (création des espaces « rencontre » pour les familles divisées) ont été créés. Des groupes de parole dans le domaine de la santé se sont développés.
Q2. L’abbé Grégoire avait rendu les juifs de France invisibles en leur donnant l’intégralité des droits civiques. Les gens issus de ce modèle en ont paru contents. Est-ce bien, est-ce mal ? Je n’en sais rien. Les juifs sont devenus hélas trop visibles le 7 juin 1942. Cette visibilité est reprise aujourd’hui (avec Kippa, tenues orthodoxes ashkénazes…) par des groupes dont on est étonné de voir qu’ils sont composés de juifs sépharades qui veulent se distinguer de ces derniers et en quelque sorte devenir ainsi « bénéficiaires » de la shoah. Avant de théoriser, ne faudrait-il pas aller voir de plus près ce qu’en pensent les uns et les autres ?
R1. On a évidemment intérêt à sortir d’un système de réflexion binaire et à réfléchir sur une reformulation de l’opposition entre espace privé et espace public. Mais cette opposition a un côté utile : comment a-t-on pu aborder le problème de la violence faite aux femmes sinon en les faisant passé de l’espace privé à l’espace public. Idem pour la pédophilie. Néanmoins il faut regarder les phénomènes dans les deux sens : les entreprises de sécurité fleurissent alors qu’elles empiètent sur le monopole de l’État dans le domaine de la sécurité.
R2. Il faut partir des acteurs, certes, mais aussi tenir comptes des systèmes où ils s’insèrent. Les juifs de France ont inventé un modèle qui a à voir avec les deux modèles de base : Ils sont visibles mais aussi hyper-républicains : pas plus républicain et communautaire que le déjeuner annuel du CRIF ! D’une certaine façon, ils sont une avant-garde dans l’évolution du problème.

Q3. Comment envisagez-vous de mettre sur la table le problème des statistiques ethniques ?
Q4. Étonné que la notion « d’exclusion » ne soit pas apparue dans votre exposé.
Q5. Le débat sur la justice suite à la parution du livre de Rawls, s’est ouvert bien antérieurement en France par une réflexion sur l’application de la devise de la République lorsqu’on s’est aperçu de son caractère trop abstrait. Fallait-il parler de l’égalité de la Loi ou de l’égalité par la Loi ?
R3. La question est réelle mais moins vaste qu’on ne le pense a priori. 3 types de problèmes sont a priori visés : 1/ les recensements ; 2/ les enquêtes limitées et précises ; 3/ Les grandes enquêtes statistiques. Pour 1/ Personne ne demande rien ; pour 3/ il s’agit d’enquêtes déjà faites par des associations (Arche, Têtu, Cran…), personne ne refuse vraiment d’y introduire des données ethniques ou communautaristes. Reste 3/ où il y a un débat passionné. Il est vrai que les enquêtes limitées de type 2/ ne sont vraiment utiles que si elles sont adossées à un référentiel plus large. Quel pourrait-il être ? La question est réelle mais le débat public est excessif.
R4. Exclusion sociale ? Il y a ceux qui pensent qu’il dissocier cette question des questions de culture et ceux qui pensent que c’est le même problème. Je pense qu’il faut éliminer les raisonnements qui séparent tout, comme ceux qui fusionnent tout. Les questions sociales peuvent interférer avec les questions culturelles : la tournure prise par la diffusion de l’Islam dans certaines banlieues y est d’évidence liée à la question sociale dans ces banlieues. Il serait intéressant de réfléchir à des droits culturels accordés à des individus qui se réclament d’une communauté.
R5. Vous avez raison, mais on pourrait dire cela de presque tout. Rosanvallon dans son dernier livre, « La société des égaux », aurait aussi bien partir de Platon que de Siéyes. Le livre de Rawls a réouvert le débat de façon vive en raison de l’environnement et de l’actualité de l’époque.

Q6. Je suis d’origine indienne, naturalisé français et travaillant dans une société scandinave. SI on nous demandé si nous sommes intégrés dans la société française, nous répondons « oui, parce que nous avons assumé ce choix ». Le vrai problème est celui de l’Islam qui est un problème structurel. Ceci étant, les personnes d’origine étrangère ont besoin de davantage de reconnaissance pour ne pas se sentir exclues R6. Oui, de reconnaissance comme individu qui a un parcours bien particulier. Disant cela, vous introduisez plus qu’une nuance par rapport au discours républicain pur et dur et pourtant vous vous reconnaissez comme républicain.

Q7. Il est étonnant de voir que c’est au nom des principes républicains les plus abstraits que la Droite non républicaine nie l’existence d’un groupe musulman. Les pistes que vous suggérez relèvent du monde des échanges des idées. Mais dire ce qui peut être admissible comme reconnaissance, ne relève-t-il pas bien du politique ?
Q8. En quoi les grands concepts agrégatifs et fédérateurs de la République n’aideraient pas les individus à s’élever au niveau de la société ? Quelle est la part d’instrumentalisation sur le concept d’intégration ? Pourquoi parle-t-on de racisme anti-musulman alors qu’il s’agit en fait d’un racisme anti-arabe ?
R. J’ai été sollicité pour animer un labo d’idées du PS (auquel je n’adhère pas mais dont je suis un compagnon de route) sur le thème « Diversité, solidarité, égalité ». J’avais accepté sous condition que ce groupe comprenne aussi des chercheurs. Cela n’a pas marché. In fine tout se dissout dans la politique réelle qui ne veut pas traiter de ces enjeux. Pourquoi ?
• Prégnance des positions pures et dures qui « ne se discutent pas » comme « Vous voulez vous débarrasser des problèmes sociaux » ou « les exigences du combat politique ne sont pas celles de la réflexion scientifique » ;
• On a très peur à gauche d’engager le renouvellement des idées. La gauche est orpheline du communisme et s’est coupée de la social-démocratie réelle.
Il est finalement très difficile d’avoir une discussion publique avec les politiques qui ne sont pas sur le même registre que la recherche, les idées….

Gérard Piketty