- Club Citoyens - https://www.clubcitoyens.com -

09/05/2023 – Ousmane NDIAYE – Causes et conséquences de la disgrâce actuelle de la France en Afrique ?

Ousmane Ndiaye est journaliste, responsable Afrique de TV5monde et de Courrier International. Ancien correspondant au Mali et au Sénégal du journal Le Monde.
Ces questions sont complexes. Je suis journaliste ; depuis 20 ans, j’ai pu observer. Il y a beaucoup d’incertitude. Les vérités d’aujourd’hui sont les erreurs de demain. On s’est beaucoup trompé.

Changer les grilles de lecture
On a imaginé de beaux projets sur le papier sans connaître et sans tenir compte du terrain. Le livre de Jean Pierre Olivier de Sardan La revanche des contextes le montre bien. Il y a d’importants écarts entre ce qui était prévu et ce qui se passe effectivement. C’est le cas des projets de l’Agence Française de Développement AFD, c’était le cas déjà de la coopération. On a beaucoup investi et les résultats sont décevants. On ne tient pas compte des populations africaines qui sont actives, qui ont compris les discours de la France sur les critères pour capter des financements. Finalement, ce sont les populations qui finissent par l’emporter. En outre, les personnels des administrations en France changent souvent, ainsi, le patron de l’AFD. Il y a plus de continuité en Afrique. Dans le nord du Mali, c’est un seul homme qui est aux manettes depuis plus de15 ans.
Il faut sortir de cette vision. Ce n’est que depuis le sommet sur le Financement des économies africaines (18 mai 2021) qu’Emmanuel Macron a parlé de co-construction Cela devrait entraîner des changements.
Et l’AFD devrait changer de nom.

L’Europe des lumières n’est plus un modèle convaincant
Les grilles de lecture de la France à gauche comme à droite ne sont plus opérantes. On a toujours la même vision de l’Afrique. De façon constante on maintient les mêmes critères pour monter des projets avec des exigences éthiques, démocratiques, inclusives, égalitaires hommes-femmes, droits de l’homme. Or les Africains observent qu’en France ces valeurs ne sont pas toujours respectées et les injustices sont toujours là. Il y a une crise de la démocratie partout dans le monde. L’élection de Trump comme celle de Bolsonaro n’ont pas entraîné d’intervention militaire de la France malgré les menaces qu’elles faisaient peser sur la démocratie. Le droit à l’avortement est menacé. L’Europe des lumières n’est plus un modèle convaincant. Il y a de plus en plus d’écart entre les valeurs occidentales universellement proclamées et la réalité. L’Europe n’est pas un ensemble homogène ; elle se provincialise. Elle n’est plus capable de porter un projet universel. Poutine est très populaire en Afrique ; son modèle attire.


L’intervention militaire est un leg de la colonisation
La question coloniale n’a pas encore été analysée en profondeur. On ne sait pas trop pourquoi ola France intervient militairement en Afrique. Les accords de défense que l’on invoque, n’ont été discutés au Parlement, ni en France ni en Afrique. On n’en connait pas le contenu.
Exemple du Tchad en 2008. La France intervient pendant la guerre civile et envoie des hélicoptères, fournit des munitions pour sauver le régime peu démocratique d’Idriss Déby. Est-ce légitime ? Pourquoi défendre une dictature ?
Ces évènements mettent à mal la politique étrangère de la France. Ils entraînent de la défiance. On courtise l’Arabie saoudite régime autoritaire et on sanctionne le Togo[1]. La France n’a pas la même politique pour les régimes forts et pour les régimes faibles. Cela entraîne en Afrique une colère envers la France.

Le traitement médiatique et le débat public sont tout à fait insuffisants

Il y a eu cette semaine 400 morts au Kivu[2]. Aucune information dans les médias français. La TV n’en a pas parlé. On en conclut que tous les morts ne se valent pas. L’indifférence des médias aux problèmes africains façonnent l’opinion. Les vraies questions ne sont pas posées.
Le 11 janvier 2013 la France intervenait militairement au Mali. C’est en juin seulement qu’il y a eu un débat à l’Assemblée nationale. La couverture médiatique de la guerre en Ukraine est sans comparaison. On a laissé le sujet des opérations extérieures en Afrique aux politiques et aux militaires. C’est une sorte de huit clos.


Le sentiment anti français en Afrique
Il est dénoncé par Macron. En réalité c’est un discours politique. Il n’y a pas de désir de rupture avec la France. Il faut remarquer que les critiques continuent de se faire en français. Les jeunes africains veulent aller en France. L’éveil de leur conscience politique se forme dans la contestation de la France.
Cela fait 20 ans que se multiplient les interventions militaires de la France en Afrique. L’intervention en 2004 en Côte d’Ivoire laisse un souvenir catastrophique. La position incertaine de la France à l’égard du président Gbagbo puis le soutien de l’opposant Ouattara et la décision de déloger Gbagbo nourrissent la colère. Ce n ‘est pas justifiable pour la France de régler par les armes un débat intérieur ivoiriens. L’armée française a tiré sur des manifestants civils en 2004. Et aujourd’hui Ouattara, le protégé des Français, se présente à un troisième mandat alors que c’est contraire à la constitution.
Il y a une génération d’africains qui n’a jamais accepté les opérations de l’armée française.
C’est la même chose en Lybie. Kadhafi fut exécuté comme une bête[3]. Les éditos des journaux africains furent choqués alors que la France était enthousiaste.
Par ailleurs, il y a eu des incompréhensions sur certaines attitudes politiques françaises :
• La loi sur les bienfaits de la colonisation durant le quinquennat de Jacques Chirac, loi finalement
abrogée.[4]
• Le discours de Dakar du président Sarkozy en 2007 affirmant que l’homme africain n’est pas
encore rentré dans l’histoire.
Ces évènements ont laissé des traces. Arrive une génération avec des positions radicales. Les décisions
politiques ne sont pas sans conséquence sur les opinions publiques.
Macron a reconnu que les évènements actuels en Côte d’Ivoire ressortent d’une politique intérieure des
Etats souverains. Ce faisant, la France a compris qu’elle s’était trompée.[5]


L’ intérêt de nouvelles puissances pour l’Afrique
Russie, Chine, Turquie, Iran profitent du déclin de la présence française. Ces Etats présentent un projet alternatif : on ne se mêle pas de vos problèmes intérieurs, ni des droits de l’homme. On fait du business. Les résultats sont catastrophiques mais était-ce mieux avec la France pendant 40 ans ?


Une nouvelle politique africaine de la France [6]
C’est la volonté exprimée par Macron. Mais en prend-il les moyens ? Il faut acter le passif, faire l’inventaire. Il faut parler aux jeunes, avoir le courage d’affronter leur colère. Il faut parler à tous ceux dont les critiques sont dures. En 2021, à Montpellier, le président a rencontré des jeunes venus de différents pays d’Afrique, mais ils étaient sélectionnés et n’étaient pas représentatifs. Autre erreur, des intellectuels qui critiquent durement la France, ont été privés de visas.
Une partie des jeunes africains sont tentés par l’extrême droite. Kemi Seba, un influenceur qui véhicule une bêtise haineuse est très suivi en Afrique.
Le service public ne joue pas son rôle. Public Sénat avait invité Kemi Seba sans vérification éthique avant
d’annuler sa prestation à la dernière minute. On semblait découvrir les idées de ce personnage !
La recherche historique et le travail de réécriture ne sont plus faits depuis les années 1970. Des départements d’histoire de l’Afrique disparaissent de l’université.

Beaucoup d’Africains pensent qu’il n’y a pas alternatives à l’affrontement avec un repli sur le rêve d’une communauté africaine sur le modèle des Black panthers. C’est dangereux.


Deux raisons d’optimisme et d’une possibilité de reconstruction
• Les universités françaises attirent les jeunes même dans l’Afrique anglophone. Malheureusement la France ne facilite pas cette voie. Les droits d’inscription sont très élevés ; on a arrêté les échanges internationaux. Il n’y a pas d’Erasmus avec l’Afrique.
• La société civile culturelle est dynamique. : opéra de Tunis, rencontres photographiques de Bamako, capitale de la culture. Les échanges s’intensifient. Il y a des ateliers de la pensée à Dakar. Le réseau des Alliances françaises est très actif. Il accueille d’ailleurs des débats critiques sur la politique française.

Les réponses aux questions ont parfois été regroupées


La domination économique des pays riches
Volonté de débaptiser le pont Faidherbe ou la place Faidherbe à St Louis du Sénégal, manifestations spectaculaires, drapeaux brulés. On entend des critiques également sur le franc CFA, mais ce qui compte c’est la politique monétaire du pays et non le rattachement (La Guinée qui est sortie du franc CFA est toujours aussi pauvre). Ces manifestations sont des totem.
La réalité c’est la domination économique des pays riches. 90% de l’alimentation des africains vient de l’extérieur. Le Nigéria vend son pétrole mais il y a des pénuries d’essence pour les Nigérians. Il n’y a pas de bon café à Abidjan, c’est un café importé alors que le pays est un des premiers exportateurs de café dans le monde. Toute la production ivoirienne est exportée. Les conditions de la décolonisation n’ont pas permis l’indépendance économique. Les agriculteurs africains nourrissent leurs anciens colonisateurs. Les accords de Lomé[7] ont été remplacés en 2000 par les accords de Cotonou dans le cadre de l’Union Européenne. Il s’agit d’aide au développement. En réalité il s’agit plutôt du pillage de l’Afrique. Les immenses ressources de la pêche au Sénégal servent à fournir des farines animales à l’Europe. Le poisson, nourriture traditionnelle du Sénégal, est exporté et il y a des affrontements pour avoir du poisson au
Sénégal.


La lutte contre le djihadisme
Les Français n’ont pas arrêté les djihadistes, ils n’ont fait que les disperser. C’est le problème classique d’une armée étrangère : bavures, cohabitation difficile. La supériorité technologique de l’Armée française n’est pas adaptée à ce genre de conflit. Le massacre récent d’une patrouille militaire française au nord du Burkina en est la preuve. En outre, la France est un bouc émissaire idéal pour cacher des problèmes internes comme celui de la corruption. Deux ministres de la défense burkinabé ont été successivement arrêtés pour corruption.


Les djihadistes sont-ils financés par une puissance étrangère ?
C’est un fantasme. Ils ont récupéré les stocks de Kadhafi suivant l’exemple de la rébellion touareg avec laquelle ils se sont alliés en 2012.
La libération des otages leur a fourni des sommes énormes, plus de 10 millions d’euros.
Mais le cœur du problème n’est pas militaire. C’est la désagrégation des Etats et la misère. La police et la justice font du racket sur les populations. Lorsque les islamistes ont été chassés de Gao en 2013, la France a installé le juge et le commissaire de police garant du retour à l’Etat de droit sous la surveillance des troupes de l’ONU. Abus et corruption se sont néanmoins développés très rapidement.


Comment expliquer la corruption en Afrique ?
La corruption est liée à la misère et à la faiblesse des Etats africains. Lorsque les djihadistes tiennent un territoire, il n’y a plus de racket. Ils proposent aux jeunes un petit pécule et l’enseignement du Coran. Les jeunes qui n’ont aucun projet, les rejoignent. La corruption n’est pas culturelle. Les Etats faillis ne peuvent
mettre en place des contrôles pertinents.

Méconnaissance du terrain par le personnel politique de la France.
L’évolution de la diplomatie française va vers la polyvalence des compétences. Le concours d’Orient a été supprimé. Un jeune énarque qui arrive au Mali met deux ans pour comprendre les enjeux du terrain et part la troisième année. On n’apprend plus les langues. Par comparaison, le représentant des USA au Mali est un jeune touareg qui a étudié aux USA. Quant aux russes, ils parlent facilement plusieurs langues. La capacité d’analyse de situations complexes n’est plus suffisante.


Quel rôle pourrait jouer l’Organisation de l’unité africaine ?[8]

L’Union Africaine n’est qu’un syndicat de chefs d’Etat qui ne font pas grand-chose. Le rêve panafricain n’a pas pu se réaliser. C’est un échec.

Les Etats sont trop faibles.
Les missions de l’ONU[9] n’ont pas été très efficaces non plus.

Y a-t- il des hommes politiques qui pourraient donner un élan, un espoir ?
La colère des jeunes est un espoir dans la mesure où elle exprime une prise de conscience. Cette période heurtée est une bonne nouvelle. C’est le moment de la dépasser.
L’inquiétude vient plutôt de la surdité de la France. Les questions politiques ne sont pas évoquées. Les dossiers sont classifiés par manque de courage. L’héritage de la colonisation doit être clarifié, repensé : ce sont nos intérêts que nous protégeons. Le rôle de la France au Rwanda n’est pas encore transparent. Il faut noter en positif la création par Macron de la commission Duclert[10] et le livre courageux du général Jean Varret : Souviens- toi. Mémoires pour les générations futures.


La politique de restitution des biens culturels[11] va également dans le bon sens. Il faut traiter les pays d’Afrique comme les autre. Le rôle de la France n’est pas de garantir la stabilité, d’être le gendarme ; elle n’en a pas les moyens. Les garants de la stabilité sont les dirigeants élus d’Etats souverains. L’Afrique ne peut plus être le « pré carré » de la France.

Hélène Guillaume

[1]la France a des rapports étroits avec le Togo ; sanctions de l’ARCEP à l’encontre des opérateurs de
téléphonie mobile Togo cellulaire et Moov Africa pour la faible amélioration de la qualité de leur service.
[2]Inondations au Kivu dans l’est de la République démocratique du Congo le 4 mai 2023
[3] Kadhafi est mort le 20 octobre 2011 dans des circonstances confuses.
[4] Loi adopté le 23 février 2005 dont l’article 4 sur le rôle positif de la colonisation a été abrogé en 2006
[5] En déplacement en Côte d’Ivoire en 2019 Macron a reconnu que le colonialisme a été une erreur de la République et a invité à écrire une nouvelle page
[6] Février 2023, Macron considère ses partenaires africains comme des partenaires à part entière
[7] Accords de coopération signé en 1975 entre la CEE et 46 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique
[8] L’OUA créée en 1963 a été remplacée par l’Union africaine en 2000
[9] La MINUSMA est une opération de maintien de la paix au Mali sous l’égide de l’ONU
[10] La France, le Rwanda, le génocide des Tutsi (1990-1994) rapport remis en 2021
[11]Politique réaffirmée dans le discours de Ouagadougou en 2017 par le président Macron.