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08/11/2010 – L’histoire et ses usages – Régine Azria

Au sujet du livre de Shlomo Sand « Comment le peuple juif fut inventé » (Champs- Flammarion, Paris, 2008) et sur le thème : L’histoire et ses usages politiques.

R. Azria note que le titre du livre de S. Sand est accrocheur et provocateur, même si l’idée de « l’invention d’une nation » n’est pas nouvelle : les catégories à partir desquelles nous pensons l’histoire sont fabriquées, nous lisons à travers des grilles, des classifications construites. La notion de peuple, celle de nation, sont à définir, ainsi que le rapport d’un peuple ou d’une nation à un territoire. S.Sand en déconstruisant la notion de peuple juif fait un procès en illégitimité de sa revendication d’une terre comme sienne.

S.Sand a été formé en Israël où il jouit en tant qu’historien d’une forte reconnaissance institutionnelle. Il se rattache aux « nouveaux historiens », courant qui marque la maturité des historiens israéliens qui ont pris de la distance par rapport à l’histoire officielle d’Israël. Cette histoire avait vocation à fabriquer des citoyens se reconnaissant dans leur nation, mythe d’origine à fonction idéologique, nécessaire pour les jeunes nations comme pour celles qui sortent d’une grave crise (comme a été pour la France, après la deuxième guerre mondiale, le mythe de la France résistante). On sélectionne les faits auxquels on donne une importance pour construire une cohérence. Sand fait partie d’une école qu’on peut qualifier de « révisionniste » (rien à voir avec le négationnisme) au sens où toute histoire doit être révisée en permanence parce que les historiens doivent relire avec de nouvelles sources, de nouveaux documents mais aussi de nouvelles questions, l’histoire déjà faite. Cette école d’historiens révise le mythe fondateur du sionisme. S.Sand ne remet pas en cause la légitimité d’Israël en tant qu’Etat., mais il réfute la thèse d’une continuité historique et raciale entre l’Israël ancien et l’Israël moderne, qui constituerait comme un acte de propriété de la Terre Sainte. Il réfute la thèse de l’expulsion des juifs de Palestine en 70 après la destruction du second Temple de Jérusalem par Titus, qui serait à l’origine de la diaspora. Sa thèse est que la continuité juive à travers les siècles s’est opérée par des conversions de populations de l’extérieur. Si les juifs ne se sont pas fondus dans d’autres peuples, s’ils ont crû démographiquement, c’est par des conversions et non par une continuité biologique d’un peuple (au sens ethnique) juif, non parce qu’ils constitueraient un groupe héréditaire avec une race pure aux caractères indélébiles, (ce qui a été la thèse des racistes antisémites de la fin du dix-neuvième siècle jusqu’au nazisme) thèse qui est reprise aujourd’hui par les sionistes radicaux.

Pour Sand, si on cherche une filiation génétique depuis les Juifs d’avant 70 ap. J-C, c’est chez les Palestiniens actuels qu’on aurait le plus de chances de la trouver. On ne peut pas considérer la Bible comme un document historique. Il faudrait confronter cette source avec d’autres sources. Or l’archéologie est muette même si le présent d’Israêl cherche sa légitimité dans les sources archéologiques, les sédiments du passé qui n’ont rien d’explicite et auxquels on fait dire ce qu’on veut. Pour R. Azria, cette logique de l’antériorité du premier ancêtre qui légitimerait la possession de la terre est vaine et la thèse de Sand sur l’antériorité des Palestiniens est aléatoire et vaine.

Mais sa question est légitime. Les juifs ont voulu croire en leurs mythes, ils ont adopté l’histoire biblique pour en faire la leur. La référence à Sion fait sens, plus que si l’Etat sioniste avait été situé en Ouganda ou à Madagascar. Cet horizon messianique a été pendant des siècles un rêve métaphorique « l’an prochain à Jérusalem » ; cette tradition de la Thora a soudé un collectif autour d’un sentiment d’appartenance et d’une mission de transmission que l’avènement du sionisme a transformé en projet politique. Mais le livre de Sand n’insiste pas assez sur cet élément métaphorique. Aujourd’hui après la sécularisation, la continuité est mémorielle et non plus religieuse.

R. Azria adhère donc sur le fond à la thèse de Sand, le rôle des conversions est évident, mais elle lui reproche d’être inutilement agressif. Sand est récupéré par ceux qui contestent la légitimité d’Israël et Sand l’accepte par réaction à la politique israélienne. Il est favorable à une dé-sionisation d’Israël. Israël est-il l’Etat juif, l’Etat des juifs, ou un Etat démocratique qui est l’état de tous ses citoyens ? Aujourd’hui, des juifs de Londres ou de New-York se sentent plus chez eux en Israël que des citoyens arabes habitants d’Israël, alors même que le processus de dé-judaisation est bien entamé par l’arrivée des russes qui, de par le regroupement familial, amènent une population de 30 % de non-juifs acceptés pour leur participation à la guerre démographique entamée contre les palestiniens. Cette problématique est aigue en Israël.

Q- Israël a été constitué à partir du sionisme comme propriété exclusive des juifs légitimée par le mythe de la continuité historique.

R.A.- La pensée sioniste d’avant la constitution de l’Etat d’Israël s’inscrit dans le mouvement des nationalités du dix-neuvième siècle et comme réponse à l’antisémitisme. Même dans les démocraties, l’antisémitisme ne cède pas. Et le sionisme est aussi un colonialisme de l’époque du colonialisme, une colonie de peuplement. D’ailleurs il faut parler des sionismes car il y a eu des sionismes de droite, de gauche, religieux, laïcs, politiques.

Q – Pour moi le livre de Sand est un livre d’ouverture positif à l’égard des palestiniens.

R.A.- Il ouvre en disant qu’il n’y a pas d’exclusivité juive mais sa démonstration n’est pas toujours historiquement convaincante et ce n’est pas nouveau de dire que la Bible n’est pas un livre d’histoire alors qu’elle a des effets historiques comme avec l’usage politique qu’en font les évangélistes américains.

Q- On peut parler de communauté juive mais pas de peuple juif. Les juifs français depuis 1792, se désignaient comme citoyens français israélites et n’ont jamais eu envie d’aller en Israël et les juifs algériens non plus.

R.A.- Parler de peuple juif fait référence à la conscience d’un passé et d’un destin commun, pas à du biologique, aux conditions historiques dans lesquelles ils ont vécu, l’adhésion à une même religion, la pression extérieure et l’antisémitisme obligeant à de l’entre-soi contre la tentation de l’assimilation. Mais l’attraction sioniste a été moindre dans les sociétés démocratiques modernes, l’Angleterre, la Belgique, la France même avec le happy end de l’Affaire Dreyfus ! Les choses étaient différentes dans les pays d’antisémitisme violent comme en Europe Centrale ou de l’Est. Les juifs français ne sont devenus sionistes que depuis le génocide, la composition démographique d’Israël en garde la trace. C’est l’état de guerre permanent qui établit une cohésion en Israël entre sépharades méprisés et askénazes et qui dispense l’état de s’occuper des déchirements internes de cette société.

Q- Dans le mémorial de la Shoah on trouve une invitation « faites les tests génétiques pour mettre en évidence votre judéité ». C’est terrible. C’est l’argument d’Hitler.

R.A.- Les groupes en Israël réputés avoir été sujets au moins de mélange ont été testés sur des échantillons pour les transmissions de maladies héréditaires, mais rien n’a abouti, comme le prétendu gène de la tribu d’Aaron, les Cohen, tout à fait fantaisiste. Mais la Terre Sainte, Sion, c’est chevillé à l’imaginaire juif, dans un horizon eschatologique.

Q- Vous dites qu’il y a des incohérences dans le livre. Je ne trouve pas. Sand n’est pas un juif honteux et sait que tout peuple a besoin d’un mythe fondateur mais ce qui est important pour lui c’est de vivre en humain et de construire un Etat pour tous ses citoyens en dépassant cette mythologie excluant l’autre.

R.A.- L’Etat d’Israël compte de facto une diversité de populations, des arabes, des russes, des immigrés dont certains ne repartiront pas, qui n’ont qu’une carte de travail mais ont eu des enfants qui sont devenus israéliens. La population est plus diversifiée que ne le voudraient les sionistes.

Q- Qu’est-ce qu’être juif en Israël ?

R.A.- La seule autorité c’est le rabbin orthodoxe. Est juif celui qui est né d’une mère juive et n’a pas embrassé une autre religion. Un moine catholique qui a voulu bénéficier de la loi du retour a été rejeté. Cela fait scandale qu’un juif se convertisse et se prétende juif, comme Mgr Lustiger. Un officier de l’armée israélienne héros de guerre a épousé une non-juive et eu des enfants nés à l’étranger, on leur a refusé le bénéfice de la loi du retour. Et les autorités rabbiniques ont voulu n’exiger que des conversions faites par les synagogues orthodoxes et non par les libérales, ce qui a créé un incident diplomatique avec les juifs américains, en majorité libéraux. Mais il y a une pression pour abolir les privilèges des juifs religieux, dispensés du service militaire, créer un mariage civil. Actuellement toutes les cantines sont casher, tout est fermé le samedi, les religieux doivent se sentir chez eux, Ben Gourion avait négocié un compromis avec les religieux qui jugeaient le sionisme laïc sacrilège. Mais depuis la guerre des Six Jours, les milieux religieux se sont engagés dans le sionisme politique, c’est une forme du retour du religieux qui donne une grande force à ces partis religieux, surtout du fait du système proportionnel qui oblige les majorités à faire alliance avec eux.

Sylvie Cadolle

A noter Parution du « Dictionnaire des faits religieux » direction R. Azria et D. Hervieu-Léger, PUF.