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08/11/2021 – Quelle gauche pour quels combats ? Thierry Pech

Introduction. Dans la perspective des élections présidentielles et législatives de 2022 se pose la question : quelle gauche pour quels combats ? Si la social-démocratie s’est convertie à l’économie de marché, désormais comment doit-elle se définir et quelle stratégie doit-elle mener ? Face à la montée des populismes en France, à la tendance à la droitisation, au désengagement des classes populaires et à la dispersion des candidats, comment éviter une stratégie d’échec programmé ? Le sujet est au cœur des préoccupations de Terra Nova et des courants de gauche.

I. Pour Thierry PECH, tout d’abord il convient d’effectuer un retour sur la note de Terra nova du 10 mai 2011 qui préconisait que la gauche se détourne de l’assise électorale des classes populaires et s’appuie sur le nouvel électorat urbain composé des diplômés, des jeunes, des femmes, des minorités des quartiers populaires, unifiés par « des valeurs culturelles progressistes ».  Thierry Pech a pris ses distances avec cette position et a pris la direction de Terra Nova en 2013 « sous bénéfice d’inventaire ».  Son analyse repose sur le constat que la gauche ne comprend pas ce qui s’est passé en France depuis 20 ans. Pourquoi assiste-t-on à la désaffection des classes populaires envers la gauche ?  Pourquoi les classes populaires ont-elles disparu du discours politique ? Pourquoi les hommes de gauche cherchent-ils toujours les ouvriers et les populations de gauche ? Pour Th. Pech, la gauche ne sent plus le concret du peuple : Michel Rocard voulait entendre le bruit de la craie sur le tissu en même temps que le dessin se traçait, mais la gauche ne parvient plus à sentir la réalité du peuple en énonçant ses discours. Au contraire, par exemple, un homme comme François Ruffin, lui, donne la parole au peuple. 

La note stratégique de Terra Nova de 2011 constatait que la coalition entre classes moyennes et classes populaires était en crise en particulier en ce que les ouvriers se sont détachés de la gauche et que les classes populaires s’en sont éloignées. Dès lors que les classes populaires sont perdues pour la gauche, il apparaissait inutile de courir après et, plutôt que de les chercher, il faut tabler sur d’autres groupes sociaux, les jeunes, les femmes, les diplômés, les minorités des quartiers populaires, les employés…Toutefois, le constat était en réalité plus complexe qu’il n’était formulé, en ce sens que, miser sur ces groupes sociaux n’est pas s’écarter des classes populaires, mais miser sur les groupes sociaux qui comptent le plus.

Thierry Pech n’adhérait pas à cette analyse considérant d’une part, que les ouvriers n’abandonnaient pas réellement les valeurs de gauche ni ne votaient à droite ; il observait qu’en réalité les voix perdues par la social-démocratie n’allaient pas à l’extrême droite, mais vers d’autres formations, socio-libérales ou centristes, en France et aussi ailleurs… D’autre part, les catégories nouvelles sollicitées pour constituer les nouveaux groupes au soutien recherché sont des catégories tout aussi rudimentaires que celles que l’on voudrait écarter ; il n’y a pas de distinction nette entre « outsiders » et « insiders ».   

Quel est alors le problème ?

L’on a assisté à un profond bouleversement des catégories sociales [1] [1]: les ouvriers représentent aujourd’hui 20 % des emplois, contre 30 % dans les années 1980 et 40% dans les années 1950, en raison de la très forte réduction du secteur industriel en France. Par ailleurs, les ouvriers non qualifiés sont passés en 40 ans de 30% à 15 % de l’emploi ouvrier. Les ouvriers d’aujourd’hui sont des qualifiés, guère identifiables comme ouvriers, ni par eux-mêmes, ni par la gauche; plus 60 % d’entre eux ne travaillent pas dans l’industrie. Ce qui s’est joué est le déplacement des ouvriers vers d’autres catégories dans des secteurs où se sont multipliés de nouveaux autres emplois en dehors de l’industrie et qui se trouvent dans les petites entreprises: chauffeurs, caristes, cuisiniers, serveurs, maçons et ouvriers du bâtiment que la gauche, comme la droite, ne connaît pas bien. 

Les nouvelles catégories qui se sont développées sont les fantômes du discours politique et sont manqués par la gauche.  Depuis 30 à 40 ans, on assiste à une transformation du monde social où se sont développés la restauration, l’hôtellerie, le transport, le monde du social et de multiples services… dans lesquels travaillent les employés, parmi lesquels 77 % de femmes ; les emplois de ces secteurs sont notamment ceux de vendeurs, chauffeurs, chauffeurs-livreurs, hôtesses… Ce monde est caractérisé par une individualisation des relations d’emploi car ce qui importe est la qualité des prestations, les relations humaines, la qualité et le talent personnels des agents, la confiance des clients…Le rapport de production a changé et est souvent écarté.

Par ailleurs, s’agissant des classes moyennes, depuis 40 ans, l’on a assisté à une énorme ouverture de leur part. Le temps où le père de Jacques Delors ne voulait pas quitter le bleu n’est plus. L’on a assisté à une sortie des classes populaires vers les classes moyennes. Les enfants des classes populaires vont au lycée, à l’université (voir les ouvrages de François Dubet). Les femmes aussi, en particulier, sont sorties des classes populaires pour gagner la catégorie des employés. En outre, l’interaction sociale est de plus en plus importante avec les autres milieux sociaux. La consommation de masse s’est répandue en tous domaines, accès à la propriété, confort domestique, véhicules…Toutefois, il existe une grande hétérogénéité au sein même des classes populaires où la double représentation inégalitaire dominants/dominés demeure.

Que dit la gauche devant ces évolutions ? Des discours classiques sur l’égalité, la liberté…Elle « n’entend pas le bruit de la craie sur le tissu » donc le concret de la vie. Parmi les hommes politiques, personne ne vient de ces milieux (voir majorité LREM). Ainsi, les classes populaires doutent quand les candidats et les élus se distinguent d’eux…

II : Transition climatique.

La Convention citoyenne pour le climat[2] [2], inscrite dans une dramaturgie surprenante, a tenté d’écrire un processus de restriction créatrice consistant à jeter les bases de la construction d’une transition verte. Les considérables mutations exigées seront très coûteuses et contiennent un potentiel d’inégalités très fort. Les travaux de la Convention citoyenne ont été marqués par la recherche de ce qu’il convient de faire pour accompagner les plus faibles. La transition climatique doit comporter d’une part une lutte contre les inégalités, d’autre part, la négociation des évolutions avec les citoyens, en association avec les corps politiques, et non un processus normatif du tout écologique.  Par exemple, le déchainement normatif que constitue la mise en place des ZFE (Zones de faible émission de gaz carbonique) à Paris, ainsi que dans les grandes villes, rend la ville inaccessible à tous les petits artisans, tue les emplois, ce qui est générateur de rejet, de colères, de manifestations… Il convient donc procéder par la négociation et, par exemple, de mettre en place des crédits bancaires accessibles pour permettre l’adaptation progressive du parc automobile. Les français sont capables de comprendre les nécessaires adaptations à l’évolution indispensable, mais par la négociation.

III : Démocratie

La transition énergétique modifie profondément les modes de vie ce qui nécessite un large consensus. Le système démocratique actuel ne permet pas ces négociations ni ce consensus comme le montrent les réactions vigoureuses des « bonnets rouges », « des gilets jaunes » … La « contribution énergie-climat » de 2018, la taxe carbone, butent sur les réalités sociales. Il convient d’accompagner la démocratie représentative d’autres mécanismes de type démocratie participative. Le Président de la République élu en 2017 par 19% du corps électoral français apparaît comme mal élu et nombre de citoyens ne se reconnaissent pas dans ce Président, tout comme dans ses prédécesseurs récents (F. Hollande…). La société française se trouve face à une menace de « non-pouvoir » ce qui est très inquiétant. Il importe de gouverner avec les autres sensibilités politiques que la majorité. Pour dégager des consensus, il conviendrait de mieux assurer la représentation parlementaire au moyen d’un système électoral de représentation proportionnelle plutôt qu’avec le système uninominal majoritaire actuel, comme cela existe dans d’autres pays démocratiques.

IV : Questions & réponses  

Q 1 : Les questions soulevées ne paraissent pas présentes dans les programmes et propositions des partis politiques dans la perspective des élections de 2022, en particulier l’introduction de la représentation proportionnelle.

   R : Th. Pech, reprend la formule de Philippe Frémeaux (directeur d’Alternatives économiques aujourd’hui décédé) « je suis de gauche et non DE LA gauche », en d’autres termes, je partage des idées même portées par d’autres vecteurs… Mener l’action politique « autrement » comporte la nécessité de porter des idées et de porter le débat d’idées. L’existence du think-thank (laboratoire d’idées) Terra Nova résulte du vide de réflexion des partis politiques.

Q 2 : Terra Nova (TN) est-il LE think-thank du Parti socialiste (PS) ou non ?

R : Terra Nova était anciennement le Think-thank du PS jusqu’en 2012 ; Olivier Ferrand, décédé en 2012, était membre du PS et député. Depuis 2014, TN n’est plus Le Think-thank du PS. Indépendant, il discute avec tous les partis, Verts, Insoumis….

Le budget annuel de TN est de l’ordre de 700 000 € à 800 000 €. Il provient pour une large partie de subvention du budget de l’Etat (services du Premier ministre aux fondations de réflexion), de mécénat d’entreprises (Caisse des dépôts et consignation, Mutualité française…) et de contributeurs et adhérents.

Q 3 : L’élection du Président au suffrage universel est-elle l’une des causes de l’incapacité à bien l’élire ?

R : Pour Th. Pech, la cause n’est pas là. Elle réside dans le régime parlementaire et surtout dans le mode de scrutin de l’Assemblée nationale et le découpage électoral. Il conviendrait d’introduire la représentation proportionnelle, par exemple avec des listes départementales, complétée par une prime majoritaire. Cela permettrait d’atténuer l’existence de professionnels de la politique. Il conviendrait aussi de modifier et de désynchroniser les durées des mandats, par exemple 4 ans pour les députés, au lieu de 5, et 6 ans pour le Président de la République…La cause de la faible représentativité du Président réside surtout dans la dispersion et l’éparpillement du monde social et des catégories sociales, l’affaiblissement des partis, la mauvaise possibilité d’expression des territoires, du monde de la petite entreprise…   

Q 4 : Comment recréer le relais   avec la classe ouvrière ?

R : L’un des relais était les syndicats de salariés, mais depuis les années d’après 1968 s’est produite une désyndicalisation progressive qui les a fortement affaiblis…En outre, les syndicats traditionnels parlent peu aux nouvelles catégories populaires et moyennes.

Q 5 : Le tissus associatif est très riche en France ; quels relations et dialogues existe-t-il entre les gouvernements et le tissus associatif ?

R : Après la chute de la SFIO, dans les années 1960, l’on a assisté à la naissance de clubs (Club Jean Moulin, Convention des institutions républicaines…) qui se sont fondus dans le nouveau Parti socialiste en 1971. Le PS a ensuite été traversé par des courants en compétition pour le pouvoir au sein du parti et pour le pouvoir d’Etat. Depuis 2010-2012 il est replié sur un noyau étroit et est stérile.

Q 6 : Dans les « Quartiers », il y a des idées qui fleurissent, par exemple Mathieu Hélie à Grenoble…Des liens nouveau avec le politique sont donc possibles…

R : Les possibilités de sociabilité sont nombreuses et on les voit un peu partout ; l’exemple des gilets jaunes le montre bien. L’exemple de la Convention citoyenne est éclairant en ce sens qu’il a été très facile de trouver des membres, ensuite sélectionnés…Il existe un très grand nombre d’associations. Le phénomène associatif et les sociabilités sont très riches, ce que, par exemple, le film de F. Ruffin « Debout les femmes » montre évidemment.

Q 7 : Quelles qualités faut-il à un Président de la République ?

R : écoute et proximité.

Q 8 : Comment traiter le problème de l’immigration ?

R : Ce type de problème ne peut se résoudre qu’« en situation » et non en général. Une Convention citoyenne sur l’immigration pourrait être une voie à suivre pour des échanges et négociations sur la question et pour parvenir à des propositions de consensus ou aussi consensuelles que possible.

Q 9 : Quel programme pour la gauche ?

R : « Apprendre à vivre ensemble », mais la société française est très fractionnée, divisée, « archipellisée » dans les territoires et dans les idées. Le traitement écologique connait un foisonnement de propositions. Seul le débat politique peut amener la réalisation des réformes nécessaires.

Q 10 : Comment résoudre le problème environnemental ?

R : Le problème environnemental est prioritaire. Pour réaliser des programmes environnementaux, il importe de se mettre d’accord par des compromis, comme le font les allemands ou les hollandais. A cet égard, l’exemple néerlandais est intéressant en ce sens que les forces sociales et politiques se sont mises d’accord sur l’installation massive de bornes électriques de rechargement des automobiles. Ainsi ce pays possède 30 % des bornes électriques de l’ensemble de l’Union européenne !

Le compte rendu des travaux de la Convention citoyenne a tenté de cerner ce qui est fondamental. Il a été nécessaire de retraiter certaines questions pour retenir ce qui a une incidence prioritaire et évacuer nombre de problèmes parasitant le débat.

Ensuite, il convient de définir la nature et la proportion des mesures qui doivent être fixées par la loi, par des règlements, voire par le référendum.

S’agissant de référendum, il serait possible de procéder par le moyen de « pré-référendums » comportant plusieurs questions, ou par celui de référendums à questions multiples (voir propositions Van den Broek) …

Le filtrage des propositions est nécessaire en démocratie car il s’agit de décisions politiques et il faut éviter de diviser les citoyens. De plus il importe d’éviter les erreurs toujours possibles. Si l’on se réfère aux exemples des conventions de l’Islande et de la Colombie britannique, aucune mesure n’a finalement été adoptée.

Il importe aussi de rejeter les propositions excessives inacceptables par les citoyens (voir réactions type gilets jaunes). Ainsi, par exemple l’obligation de rénovation énergétique pour les propriétaires de logements occupants. Le refus d’une telle mesure est une position de sagesse. En effet, la réduction, induite par la faible performance énergétique, de la valeur d’un bien immobilier personnel acquis avec effort au moyen d’emprunts à long terme ou par héritage est inacceptable. De la même façon l’interdiction complète de tout vol aérien au cas d’existence d’une desserte ferroviaire de moins de 4 heures sur le même parcours est absurde. Ce type de mesures doit être abandonné au profit de solutions négociées, donc acceptables. La formule de contrats d’action publique peut être une solution féconde, par exemple pour faire cesser l’artificialisation des terres et la bétonisation des sols. Les négociations doivent permettre à tous ceux qui ont quelque chose à dire de s’exprimer sur les sujets en question, comme cela a été les cas avec la Convention citoyenne pour le climat, ou sur ce modèle, une Convention de la société civile (entrepreneurs, employeurs et salariés).

                                                           *          *          *


[1] [3] Voir Th. Pech, « Il ne suffit pas de déclarer sa fidélité aux classes populaires pour les rencontrer », Le Monde, 9 novembre 2021, p.34.

[2] [4] Voir Th. Pech, Le Parlement des citoyens. La Convention citoyenne pour le climat, Paris, Seuil, coll. « La République des Idées », 2021