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07/06/2004 – La Russie est elle inapte à la démocratie ? Quelles relations, l’ Europe peut elle nouer avec elle ? – Marie Mendras, professeur à Sciences Po, auteur de « Comment fonctionne la Russie » Ed. Autrement. 2003

Marie Mandras

Exposé
La Russie suscite l’embarras. Il reste difficile de comprendre ses tendances profondes au plan politique. La Communauté Internationale, désireuse de bonnes relations avec Poutine (WP) en est ainsi venue, et c’est nouveau, à dissocier sa politique intérieure et sa politique extérieure et à se satisfaire d’une politique extérieure acceptable. , un lien étroit fait dans les années 80 entre démocratisation et coopération économique et politique s’est insidieusement et progressivement relâché dans les années 90. Le taux de croissance est élevé (6,5%), les salaires sont de nouveau payés, le président ne boit plus. Tout paraît donc aller bien ! C’est ainsi que les choses sont présentées par WP et qu’elles sont acceptées et amplifiées sans trop y regarder par nos gouvernements. Mais qu’en est-il réellement ?
Le taux de croissance est dû pour trois points à la seule hausse des prix du pétrole et les statistiques macroéconomiques de l’économie russe dissimulent d’énormes disparités dans le pays, disparités qui posent de plus en plus de problèmes.
L’immensité du territoire et une population importante ne sont plus des facteurs de puissance mais de lourds handicaps. Compte tenu d’un taux de fécondité extrêmement bas (1,1) et d’une hostilité marquée à toute immigration non slave, la population diminue d’un million d’habitants/an, solde migratoire inclus. Les 300Mh de l’URSS, déjà rognés de moitié en une nuit avec sa disparition, ne seront plus que 100Mh en 2050 puis entre 60 et 67 Mh en 2100. Des territoires déserts bordent désormais de très longues frontières avec des pays peuplés et dynamiques dont au premier chef la Chine.
Dans ces conditions, l’idée qu’un homme jeune pourrait suffire à redresser le pays est illusoire. WP en est parfaitement conscient même s’il en a fait le cœur de sa propagande.
– La Russie peut-elle espérer se développer avec ces contraintes ? Qu’attend-elle du monde européen ? Qu’est-ce que celui-ci est prêt à faire ? On sentait bien la nervosité des élites russes à cet égard avant le 1er mai, conscientes qu’elles étaient que ce qui ne serait pas obtenu maintenant devrait par la suite être accepté par les 10 nouveaux entrants dans l’UE peu enclins demain à lui faciliter les choses, avec au surplus une Ukraine (50 Mh) désireuse de se rapprocher de l’UE.
– Les Russes ont un rapport au temps particulier. Ils ne connaissent que l’immédiat ou l’éternité. Le soviétique moyen, sans voiture, sans téléphone correct, sans internet… vivait dans une sorte d’immobilité. Ses successeurs russes ont toujours du mal à s’adapter aux rythmes extérieurs mais, alors que l’histoire s’accélère, ils ne peuvent plus exciper d’une certaine spécificité (vis-à-vis des droits de l’homme, du problème tchétchène) pour dire « donnez-nous du temps » !
– Les évènements récents montrent que les élites ne considèrent plus la démocratisation comme prioritaire face à des objectifs économiques imposés par un gouvernement refusant le fatalisme.
Après le krach financier d’août 1998 et la lutte des clans, l’ère Poutine se traduit par un réel mieux être économique (dû largement au prix du pétrole) même si les salaires restent très bas. En revanche, pour « refermer » la sphère politique, le régime vient, sans hésiter, d’anéantir deux ans d’efforts pour montrer que la justice fonctionnait bien (Mise en prison au mépris des procédures du patron du géant pétrolier Ioukos, M. Khodorkovski, sans que personne n’ose y redire) et d’organiser des élections caricaturales à la Douma débouchant d’ailleurs sur un plébiscite mal réussi (70% des voix pour le parti Poutinien) en raison d’un faible taux de participation, «gonflé» à 64 %. La société est plus critique qu’on ne croit mais elle est très lasse : Il est devenu impossible soudainement d’aller voir ses proches en Ukraine. La pauvreté nouvelle est immense. Il est impossible de se nourrir avec son salaire sans son jardin, la grand-mère, la corruption bref la « natural economy »
– On assiste donc au rétablissement d’un régime autoritaire, centralisateur, méprisant les médias mais tout également incapable d’éviter la force centrifuge des régions. Les chefs des provinces sont maintenant élus au suffrage universel direct et l’on assiste à une forte atomisation des acteurs locaux. L’économie de marché et de propriété privée, certes mal régulée, qui s’est installée, contribue de façon irréversible à cette réalité centrifuge. Le Kremlin va bien reprendre en main le secteur pétrolier qui lui assure 50% de ses revenus mais est incapable de diffuser équitablement cette rente dans l’économie et dans les régions. Il remportera de faciles victoires contre les oligarques mais sera incapable de gérer de fantastiques disparités locales d’autant que les élites considèrent d’abord les pauvres comme un fardeau et que la politique sociale ne saurait être un objectif important en elle-même.
– les Russes n’en sont pas moins satisfaits du 1er mandat de Poutine qui, à leurs yeux a stoppé le déclin du pays, qui le représente bien à l’extérieur et qui a amélioré la prévisibilité de leur situation au quotidien. Les progrès matériels valent bien des entorses aux droits de l’homme. Un accord tacite existe sur ce point entre le peuple et une intelligentsia sans grand projet et sans idéologie ce qui est somme toute rassurant. La population peu soucieuse de sa grandeur passée, est reconnaissante à WP de ne pas lui demander trop d’efforts. Bref, on assiste à l’affaissement d’une société vieillissante et fatiguée, masqué par la prestance du chef et une savante orchestration musclée de sa médiatisation.
– Il reste enfin frappant de constater une grande sympathie des gouvernants et du peuple pour l’Europe qui ne leur fait pas peur, qu’ils comprennent et qui est leur premier partenaire économique. Les USA, à l’inverse, sont encore perçus comme hostiles.
Finalement, concilier développement économique avec fermeture politique, économique et sociale est la quadrature du cercle poutinien.

Débat
Q1. Ce développement économique est impossible sans capitaux extérieurs. La politique de WP et l’absence de sûretés résultant d’un droit des affaires moderne et respecté, (cf. l’affaire Ioukos), ne le conduit-il effectivement pas à l’impasse ? Le pétrole a ses limites.
R1. Les experts sont divisés sur la possibilité de faire bouger l’économie avec la manne pétrolière. Le dernier rapport de la Banque Mondiale pointe une faiblesse marquante au niveau des PME (10% de l’activité contre 40% en Pologne). Leur statut reste flou. La question de la propriété n’est toujours pas réglée. En conséquence, elles redoutent des changements et après un bon départ, leur activité stagne. Par ailleurs, on est encore dans une société de réseaux et de clientèle, opaque pour les investisseurs. Les grands projets japonais en Sibérie n’ont pas eu de suite en raison du contexte beaucoup trop compliqué lié à la fragmentation socio-administrativede la société russe.

Q2. Finalement qu’est-ce qui fait l’unité des russes aujourd’hui ? La nostalgie ? La peur des chinois ? Les gens avaient l’impression que c’était important d’être russe. Qu’en reste-t-il ? A vous entendre, la Russie est laïque. L’âme slave et l’église orthodoxe ne sont -elles pas bien vivantes ? La différence entre les générations joue-t-elle ? Comment les jeunes vivent-ils la situation actuelle ? Que devient l’enseignement en Russie, jadis une fierté de l’URSS ? La Chine est-elle réellement une menace ? N’y a-t-il pas possibilité d’une politique nataliste ? La grandeur perdue ne s’est-elle pas muée en agressivité ?
R2. La spécificité démographique russe ne réside pas dans le très faible taux de fécondité des femmes mais bien dans le taux de mortalité élevé des hommes et des enfants. L’âge moyen de la mortalité accidentelle est de 42 ans contre 57 ans dans l’UE. Les incitations à la natalité, s’il y en avait, ne changeraient pas grand-chose. Il y a une infiltration chinoise importante dans les zones frontalières (plus de 30 M), notamment dans le petit commerce. Cela reste des problèmes locaux qui n’affectent pas la relation centrale avec Pékin. Les Russes ne sentent pas la menace chinoise mais ne comprennent pas les chinois dont ils connaissent le dynamisme. Les jeunes ne sont pas plus démocratiques que leurs aînés. Ne pas avoir vécu sous Staline ou Brejnev n’est pas un gage d’éducation démocratique. La grande guerre patriotique contre le nazisme est tout ce qui subsiste comme mémoire du passé. L’enseignement se porte très mal (sauf dans les secteurs de pointe ou de prestige) avec un recul de la culture générale. Beaucoup d’instituts sont devenus payants. L’inquiétude des Russes porte sur le primaire. Au total, l’inégalité des chances est très grande et le lieu de naissance est déterminant. La Russie est effectivement laïque, tout comme la Pologne qui se dit catholique. Pendant 70 ans les Russes se sont identifiés comme soviétiques. La construction d’une identité nationale est difficile et douloureuse. De plus de 50% de population non russe du temps de l’URSS, on est passé aujourd’hui à 15%. Théoriquement cela devrait rendre l’identification russe plus facile mais on n’est plus dans une problématique d’Etat-nation. On est dans un monde plus fluide et l’orthodoxie n’est pas un ciment. La hiérarchie de l’église orthodoxe n’a pas bonne presse. Ceci n’empêche pas le grand développement du supermarché des religions et des sectes.

Q3. Le manque d’emprise du pouvoir central sur la vie locale permet-il un renouveau démocratique à ce niveau ?
R3. On est plutôt dans une continuité des clientèles. Le suffrage universel a plutôt consolidé les gens en place. Les partis ne comptent pas. Les élections régionales semblent inopérantes face aux barons régionaux qui ne sont d’ailleurs pas toujours mauvais. Là aussi la Russie est une terre de contrastes.

Q4. Y a-t-il une diffusion des chaînes occidentales ? La force nucléaire stratégique reste t-elle d’actualité ? Les recours des russes de l’UE contre les exactions jouent-ils un rôle ? Attitude vis-à-vis du Caucase ?
R4. Le nucléaire militaire reste préservé. Le problème réside dans la sûreté dégradée des systèmes nucléaires civils, dans la gestion des déchets militaires et les ventes illicites. La réforme de l’armée n’arrive pas à être faite. La « propiska » (contrôle de l’immigration interne) existe toujours avec un fort racisme anti-caucasien, très frileux: « On ne veut pas de ces gens là qui viennent nous prendre nos jobs ». Quant à la TV, 90% de la population n’a pas accès aux chaînes occidentales et plus de 50% n’ont accès qu’aux deux chaînes officielles. Le Russe moyen vit sous la pression de la propagande. Théoriquement chacun peut porter plainte en justice, mais c’est une montagne (coûteuse) à remuer et les gens n’y croient pas. Le Conseil de l’Europe ne peut faire grand-chose car les députés russes y sont et la paralysent.

I4. Avec toutes les contradictions internes actuelles, Le déclin semble inéluctable. Le partenariat « russo-américain » ne semble qu’un jeu de mots sans consistance. Tout ceci ne conduira-t-il pas plutôt in fine à une contraction géographique plus forte de la sphère russe et à un arrimage plus solide à l’Europe ?
R’ : Oui.
Gérard Piketty