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07/02/2005 – La Turquie dans l’Union Européenne ? – Jean François Bayart, directeur de recherche au CNRS/CERI

Exposé
Il est possible et nécessaire de distinguer l’ouverture des négociations avec la Turquie de son adhésion à l’UE. Une réelle marge d’incertitude existe sur l’issue du processus : du côté turc en raison d’une éventuelle prise de conscience du coût politique exagéré d’une adhésion à l’Union ou d’une opinion qui y deviendrait défavorable. Du côté de l’Union puisque le processus nécessite une confirmation annuelle du conseil des chefs d’Etats et de gouvernements, que le veto d’un seul pourra le suspendre, qu’enfin la décision finale fera l’objet de référendums. Mais le temps passant, l’Union devrait prendre de plus en plus conscience que les avantages l’emportent sur les inconvénients.

Question préliminaire :

la Turquie appartient-elle à l’Europe ?
Les sondages et l’analyse de toutes les élections montrent d’abord qu’une très large majorité des Turcs le pense. Mais les arguments en sens contraire vus de l’UE, peuvent être aussi écartés.
– Historiquement, l’espace turc a toujours été intégré dans l’espace européen. Le Christianisme naissant y trouve ses communautés les plus dynamiques (éphésiens, galates..). Puis l’empire ottoman s’inscrit dans une très large continuité de l’empire byzantin. Le césaro-papisme y règne sans discontinuité soumettant le religieux au politique… jusqu’à nos jours où une direction des affaires religieuses, rattachée au Premier Ministre, contrôle la vie religieuse. La musique, la cuisine, l’architecture sont aussi dans cette continuité. François 1er noue une classique alliance de revers avec le sultan contre Charles-Quint. On suggère aujourd’hui la barbarie turque face à la paix européenne sans voir que le nationalisme turc -comme celui de l’Arménie, des kurdes ou encore le sionisme – procède de la même matrice nationaliste qui a prévalu dans l’Europe du XIXème siècle. Le nationalisme turc n’est donc nullement l’autre de l’Europe. L’épuration ethnique est loin d’être de son seul fait. C’est donc un pays balkanique par l’histoire… mais aussi d’un point de vue ethnique.
– …car s’il y a bien des origines turkmènes dans la population turque, le fond de l’Anatolie est le bon vieux fond hellénistique mais aussi balkanique depuis la fin du XIXème siècle. Autrement dits les Turcs n’existent pas ethniquement.

– Y a-t-il une frontière naturelle de l’Europe s’arrêtant au Bosphore ?

La validité du concept de frontière naturelle est aujourd’hui singulièrement faible. Istanbul s’étend sur les deux rives du Bosphore. En fait les frontières se construisent par les projets politiques, les flux migratoires etc.…
– Enfin la Turquie est déjà dans l’UE par ses émigrants (4M) et le fait qu’elle soit dans l’Union douanière depuis 1993 (avec d’ailleurs un coût puisqu’elle ne bénéficie pas de la réciprocité que peut obtenir l’UE vis-à-vis d’autres unions douanières comme le mercosur par exemple.

Y a-t-il alors un risque « islamiste », notamment avec l’AKP (parti de la Justice et du Développement) de R.Erdogan ?

Non. Il n’y a pas d’«agenda caché » de l’AKP ! Erdogan vient bien de la mouvance islamiste de Necmettin Erbakan, mais cette mouvance a toujours joué le jeu parlementaire, bien différente en cela du FIS algérien ou des mollahs iraniens. Au surplus, ces partis islamiste ont renforcé la démocratie en intégrant les ruraux de l‘Est, très traditionalistes, dans le jeu politique, en fournissant aussi aux kurdes un exutoire politique hors du jacobinisme traditionnel ou de la violence du PKK (parti communiste kurde). L’AKP est dans cette continuité mais en la déconfessionnalisant comme, chez nous, la CFDT est dans la continuité de la CFTC. L’AKP continue la ligne conservatrice et moderniste antérieure des « jeunes ottomans » de la fin du XIXème siècle, avec un programme ultralibéral en rupture avec l’approche jacobiniste, autoritaire et dirigiste des élites jusques là au pouvoir. C’est un Islam post kémaliste, plein de positivisme qui est au coeur du nationalisme turc : si à l’inverse, il devait y avoir un « agenda caché », on pourrait compter sur une vive réaction de la société civile, très différenciée, très extravertie, très intégrée au champ européen et bien différente en cela de la société algérienne.
L’appréciation à porter sur la mise en œuvre des réformes démocratiques adoptées depuis deux ans est plus nuancée. Mais le souverainisme turc a beaucoup reculé et la classe politique, fait nouveau, reconnaît la difficulté du passage de ces réformes dans la pratique. Elle est demandeuse du regard critique de l’UE. L’opinion, elle, voit clairement dans l’intégration une garantie de l’installation de l’Etat de droit.
Bien sûr, il y a la situation particulière prévalant dans l’Est et le Sud-Est de la Turquie avec les Kurdes. Mais ceux-ci ne sont pas particulièrement exemplaires en matière de démocratie : le PKK est à mi-chemin du maoïsme et du sentier lumineux ! Dans l’ensemble, la Grèce, l’Espagne, le Portugal, mais aussi… la France de la guerre d’Algérie, ont bénéficié de la surveillance démocratique de l’UE. Pourquoi pas la Turquie ?

Quid du génocide arménien ?

Une partie de la Turquie est encore écorchée vive par cette question avec le sentiment d’avoir été poignardée dans le dos en 1917 par les Arméniens. La logique sous-jacente de la purification ethnique était celle des nationalismes de la fin du XIXème siècle. Des centaines de milliers de musulmans ont été massacrés par les Russes. Autant dire que le problème est complexe et réclame un travail approfondi des historiens qui présuppose de maîtriser le Turc, l’Arménien, l’Ottoman. Pas de débat sérieux possible dans l’immédiat. Les extrémistes ont fait échouer les tentatives de dialogue, mais des historiens sont désireux de travailler sur la question. On n’en est donc pas encore à la possibilité d’un geste comme celui de Chirac en 1995 reconnaissant la complicité de la France en 40-45 dans la mise en œuvre de la « solution finale ». L’important est de séparer la mémoire de l’Etat. L’intégration le rendra plus facile mais cela demandera du temps.

L’économie turque n’est-elle pas trop faible ?

Elle est en pleine mutation (inflation ramenée de 80% à 12%). Les soutiens éventuels de l’UE, demandant une nouvelle programmation budgétaire, n’interviendront pas avant 2013. Il est probable que la PAC, contraire à l’OMC, sera alors sinon morte du moins beaucoup moins coûteuse. Il se pourrait même que la Turquie soit même un contributeur net à l’UE en 2015 si ses progrès se poursuivent. Ce sont davantage le poids de l’économie informelle (qui était aussi bien présente en Espagne ou en Grèce) et criminelle qui poseraient problème.

La Turquie cheval de Troie des USA ?

C’est contredit à plusieurs reprises par les faits. Depuis 1950 la Turquie n’a jamais été un allié docile des USA même si on se félicitait du million de soldats turcs sur la frontière sud de l’URSS (L’engagement anticommuniste de la Turquie est d’ailleurs pour beaucoup la cause de son retard démocratique). 83 % des Turcs ont des sentiments anti-américains. Par ailleurs, l’Europe « puissance » n’existe que dans nos têtes. Elle est morte en 1973 avec l’entrée de la GB dans l’Union et la sensibilité turque est plus proche de la française ou de l’allemande à l’égard du Moyen-Orient que d’un atlantisme aveugle. L’adhésion de la Turquie ne sera donc pas le big-bang politique annoncé par certains.Les députés turcs se répartiront dans les différents groupes du PE.
Enfin il faut voir le coût d’un rejet de la Turquie avec le risque d’une stratégie nationaliste, un axe Moscou-Ankara-Jérusalem sur des positions musclées et une relance de la prolifération nucléaire.
Débat

Q1.
Pour que l’adhésion soit réussie, il faut une égale envie d’aboutir des deux côtés. Jusqu’en novembre 2002, les Turcs n’en avaient pas envie et les militaires qui contrôlaient toutes les décisions du gouvernement n’en voulaient pas. En un mois, Erdogan a renversé la situation et obtenu une opinion favorable des chefs des gouvernements de l’UE. Ne faut-il pas rapprocher cela du désir de Bush à la même époque d’avoir la Turquie de son côté avant de se lancer en Irak ?

Côté européen, l’opinion est en majorité hostile et le processus est fragile puisque soumis à reconfirmation annuelle du Conseil des chefs de gouvernements avec pour chacun un droit de veto. Le risque de plombage des fonds structurels (17GE/an serait envisagé pour la Turquie) est réel ainsi que celui de l’immigration. Finalement ne peut-on réduire le « oui » aux négociations à une occasion donnée à Erdogan de consolider son pouvoir et pour les Européens à l’occasion de faire un geste agréable à Bush ?

R1. Non la perspective de l’adhésion, sollicitée en 1987, est ancienne Le gouvernement turc la voulait pour favoriser une mutation. Cela n’avait de sens que si l’opinion lui était favorable. Quant aux militaires, il ne faut pas fantasmer sur leurs pouvoirs : ils ont toujours été renvoyés dans leurs casernes par les électeurs, de façon démocratiquement exemplaire. Quand ils ont cherché à faire élire « leurs hommes », cela a toujours été un échec. Le secrétaire du Conseil National de Sécurité (CNS) est maintenant un civil, ce qui explique les avancées sur Chypre. La turco phonie est l’équivalent de notre francophonie ou de la lusophonie i.e peanuts politiquement. Quant à la position des politiques français, elle est tristement déterminée actuellement par un jeu de rôle électoral (Juppé-Sarko-Chirac à droite, Fabius-Hollande à gauche). L’expérience a aussi montré que tous les élargissements ont été financièrement comestibles : 17GE n’est pas grand-chose à l’échelle européenne. Les scénarios les plus pessimistes prévoient une émigration supplémentaire de 3,9 M de Turcs alors que le maintien du niveau de la population active par l’immigration est une obsession de la part de nombreux gouvernements (notamment allemand). Chaque élargissement a donné lieu à de tels fantasmes contredits par la réalité.

Q2.
– En quoi l’adhésion de la Turquie changera-t-elle la donne pour l’éventualité d’une adhésion des pays du Maghreb ?
– Elle entraînera en tout cas nécessairement la possibilité de l’adhésion de l’Ukraine. Comment donc poser une limite géographique à l’extension de l’Union qui paraît indispensable concrètement à un progrès des politiques communes souhaitables même si l’ambition possible dans ce domaine est limitée et que « l’Europe puissance », i.e dotée d’une véritable politique étrangère et de Défense commune restera effectivement pour très longtemps encore du domaine du rêve ? -. Peut-on être sûr que l’AKP ne cherchera pas à introduire la « Charia » ? -. Quant au PKK kurde, il a beaucoup évolué depuis 1995 et il y a eu beaucoup d’exactions de la part des Turcs. Qu’en pensez-vous ?

R2. -. La question kurde ne pourra trouver de solution que dans l’intégration qui poussera à l’abandon du jacobinisme centralisateur pour aller vers un régionalisme. Ce ne sera pas facile mais nous avons l’exemple de l’évolution de l’Espagne franquiste à l’appui. Il ne faut d’ailleurs pas négliger le fait que le Kurdistan soit aujourd’hui largement….à Istanbul. La question est aussi compliquée par celle de la propriété privée dans l’Est de la Turquie : les Turcs mais aussi les Kurdes ont accaparé à vil prix des propriétés d’arméniens. La répression à l’égard du PKK a certes été sauvage. Le PKK s’explique par le caractère de la société turque des années 70, marquée par un affrontement violent des extrêmes dont un extrémisme islamiste encouragé pour faire pièce au PKK.

-. S’agissant de la Conférence Islamique, on a bien affaire à un pays musulman mais il faut se garder de faire le jeu de la logique de la double appartenance qui dérive sur la question des juifs ou des beurs par exemple. On est sur un terrain glissant. Il faut plutôt considérer que la Turquie y a tenu un discours universaliste très en flèche pour défendre les droits de l’homme, semblable à la position tenue par exemple par le Sénégal.

-. Il n’y a pas de danger islamiste dans la société civile. Le port plus fréquent du hijab n’est que la marque de la forte progression de l’exode rural. L’AKP trouve ses racines dans le parti de l’Ordre nouveau accepté en 89 par les militaires pour faire pièce au communisme. Il devient en 91 le parti du Salut National puis « de la Prospérité » (Refah) après le coup d’état de 91. Beaucoup de femmes y trouvent un moyen d’expression et plusieurs deviennent député (sans voile). Le parti de la Vertu qui lui succède voit l’apparition d’un clivage entre les vieilles barbes d’Erbakan et de « jeunes loups ». La scission suivra sa dissolution en 97. L’actuel AKP est fondamentalement libéral et conservateur, assez ressemblant à ce qu’on peut trouver chez les évangélistes US.

-. L’UE se bâtit sur la congruence d’un critère de proximité et d’un critère de partage d’un projet politique. Elle pourrait jouer pour l’Ukraine comme pour la Biélorussie mais avec des problèmes beaucoup plus considérables que ceux posés par la Turquie. On en reparlera peut-être dans 30 ou 40 ans. Pour le Maghreb c’est bien différent. Il aurait pu s’en rapprocher si Ferhat Abbas l’avait emporté, si l’Algérie ne s’était pas fantasmé en pays arabe. Le cas du Maroc qui, au surplus, a chassé sa communauté juive est encore plus aberrant. L’adhésion de la Turquie ne peut donc être en rien interprétée comme un prélude à l’extension indéfinie de l’UE..
Gérard Piketty