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07/06/2021 – Quelle politique de Défense ? Arnaud Danjean

Exposé

                L’histoire de la relation de la France à l’OTAN, à l’UE en matière de Défense est l’histoire d’une singularité française au niveau européen en matière de défense. Elle date de 1954 avec le rejet par la France du traité de la CED (Communauté Européenne de Défense) dont on oublie généralement de dire pour l’expliquer qu’il tenait aussi au fait que cette CED n’était pas si européenne que cela : elle se plaçait d’emblée sous protection et direction américaine.

D’où une tension permanente jusqu’à aujourd’hui entre une vision de la France désireuse d’une réelle prise en charge par l’UE de sa sécurité et une vision américaine estimant que la défense de l’Europe est une question trop sérieuse pour être laissée aux seules mains des européens.

La singularité française après ce rejet a été consolidée par le Gal De Gaulle affirmant qu’on pouvait être à la fois un allié loyal en matière de Défense sans accepter une intégration sous la bannière américaine et en conservant une certaine indépendance ou autonomie.

La France sous la houlette du Général a ainsi construit les bases de cette autonomie. Ce fut pour l’essentiel ela construction d’une force de frappe nucléaire stratégique (composée aujourd’hui de quatre sous-marins à propulsion nucléaire dotée de fusées à longue portée armées de têtes nucléaires. À ne pas confondre avec la flottille de six sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire mais armement conventionnel basée à Toulon). La France s’est retrouvée ainsi le seul pays européen doté d’une autonomie nucléaire stratégique considérée comme son assurance vie alors que l’UK sous-traitait en quelque sorte aux USA la partie proprement nucléaire de sa force nucléaire stratégique et se plaçait de facto sous tutelle américaine.

La France, dans la même logique, s’est retirée de l’OTAN en 1966 et a développé une politique étrangère qui se voulait on peu plus équilibrée entre l’Est (L’URSS) et l’Ouest.

Ce souci d’autonomie française a été mal vécu par les USA mais aussi par nombre de pays européens. La relation en la matière a toujours été difficile avec l’Allemagne dont les chanceliers après et à la différence d’Adenauer, ont fait clairement le choix de se mettre complètement sous le parapluie américain

Ce débat resté en arrière-plan pendant la période de la guerre froide qui s’achève au début des années 90s, s’est réanimé sous l’effet d’un épisode tragique en Europe : la guerre des Balkans, zone quelque peu oubliée jusques là. On a alors effectivement constaté que les pays européens éraient incapables de régler par eux-mêmes un conflit relativement limité à leur porte : L’intervention militaire américaine a été nécessaire pour y mettre fin. Ceci a été vécu de façon humiliante par les dirigeants européens de l’époque et notamment par la France de Jacques Chirac et l’UK de Tony Blair.

Malgré les relations étroites qu’ils entretenaient avec les USA, tous deux ont jugé que cette situation n’était pas acceptable. Ils se sont rencontrés à Saint-Malo en 1998 et ont signé un texte très important qui relançait l’idée d’une défense européenne autonome capable de déployer des troupes dans l’environnement proche de l’UE sans avoir à requérir l’assistance des USA ou de l’OTAN. Cela s’est traduit par la création d’une nouvelle politique commune la PESD (politique européenne de sécurité et de défense) ou PSDC dans le traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009 avec création d’un État-major, des matériels communs et des opérations communes (Une quinzaine de « missions » qui ne visent pas des opérations de combat mais essentiellement des opérations de formation en Géorgie, Bosnie Herzégovine, en Afrique (Mali, Centrafrique etc …)).

Cette PSDC a connu une embellie il y a quelques années avec la création du Fond Européen de Défense (FED). Pour la première fois de son histoire l’UE s’autorisait à mettre de l’argent pour des programmes de recherche militaire pouvant aboutir à des armements nouveaux (Drones, cyberdéfense …). Le FED est doté de huit milliards d’Euros pour les sept prochaines années. La France avait proposé au départ un montant de 13 G€. C’est évidemment peu au regard des 80 G€/an que dépensent les USA en matière de recherche militaire et même des 3 à 5 G€/an dépensés par la France en R&D militaire. Mais dans le principe un pas important a été franchi qui obligera les pays européens à collaborer entre eux.

Il y a aussi les « coopérations structurées permanentes » qui rassemblent au cas par cas un certain nombre de pays qui ont  décidé d’aller de l’avant ensemble sur un projet donné sous l’égide de l’UE.

Au total une dynamique paraît lancée tentant de répondre au concept « d’autonomie stratégique européenne » lancé par la France. Mais face à ce qui nous paraît une évidence, il faut rappeler la singularité française qui en fait une fausse évidence pour la qasi-totalité de nos partenaires européens qui posent la question :

« Qui est le défenseur ultime de l’UE ? ». Pour nos partenaires, il doit s’agir d’une défense collective incluant les USA.

Beaucoup de raisons sont avancées sans exclure le fait qu’il est intéressant de laisser les USA se charger de l’essentiel du fardeau. De leur côté les USA y sont également très intéressés en raison de la prédominance qu’elle permet de donner à l’industrie américaine d’armements dans l’équipement des armées européennes. La question n’a pas beaucoup avancé par rapport à ce que rapportent les Mémoires du Général de Gaulle.

Des évènements récents ont quelque peu rebattu les cartes : D’bord le Brexit. À l’inverse de Tony Blair, les Premiers Ministres qui lui ont succédé n’ont pas été attachés à promouvoir l’Europe de la Défense. Avec le Brexit la perspective d’une avancée n’est plus systématiquement bouchée par un veto britannique. Mais il n’en faut pas moins noter que l’absence des britanniques qui avec la France et l’Allemagne détenaient les moyens militaires les plus significatifs, constitue un handicap au départ pour la création d’une autonomie stratégique de l’UE.

Ensuite le mandat de Donald Trump avec l’incertitude qu’il a fait peser sur les alliances : s’il y avait eu un problème majeur touchant à la sécurité de l’UE, les USA de Trump seraient-ils venus à son secours ? Trump s’est montré très évasif lorsqu’il a été interrogé sur le sujet dès lors que la sécurité des USA n’était pas en cause. Il a déclenché un vent de panique chez les dirigeants européens qui se sont montrés d’accord pour avancer dans le sens d’une vision plus collective de la défense de l’UE.

Cependant maintnant Trump parti, ils ont tendance à oublier leur engagement. Un sommet de l’OTAN est prévu la semaine prochaine à Bruxelles. Joe Bidden y est attendu comme le Messie. Aujourd’hui le réveil des européens s’est estompé d’autant plus que la pandémie a coûté très cher. Résultat : La France se retrouve de nouveau un peu seule à promouvoir cette autonomie stratégique. La singularité française est ainsi de retour qui n’empêche cependant pas une aide marginale mais décisive des USA sur des segments que nous ne maîtrisons pas aux actions que nous menons au Mali   

Ne nous cachons pas qu’il y a quelques bonnes raisons àu peu d’enthousiasme des pays membres à adhérer au point de vue français. D’une part les PECO ne croient d’abord pas une seule seconde qu’au cas où ils auraient un problème avec la Russie, les français engageraient des moyens militaires pour les aider à y faire face. D’autre part les systèmes de défense en Europe sont très hétérogènes. Hors l’Allemagne et la France qui ont chacune un budget défense compris entre 30 et 40 G€/an, les suivants tombent en-dessous de 10 G€/an et sont incapables de couvrir tout le spectre d’une Défense efficace (Air, mer, terre, cyber, renseignement, logistique etc…) ; À part l’Allemagne qui a des moyens mais des règles d’engagement très différentes, nous sommes les seuls à pouvoir le faire.

La France n’est donc pas suivie lorsqu’elle parle d’autonomie stratégique et de Défense européenne. Ce sont des mots sympathiques qui sont entendus favorablement par les opinions comme le montrent des sondages. Mais dès que l’on entre dans les détails, les difficultés apparaissent et très peu de pays sont prêts à prendre un peu de distance avec le grand allié américain. Nous sommes donc encore très loin d’une défense réellement européenne.

Débat    

                Q1.  Comment interprétez-vous la formule du président Macron : « l’OTAN est en état de mort cérébrale » ?

R.  La formule est en effet provocatrice. Elle a été très mal reçue par nos partenaires. Néanmoins le raisonnement du président est intéressant :

–   D’abord la fin de la guerre froide a réduit l’ampleur de la menace russe principale raison originelle d’existence de l’OTAN bien qu’il ne faille pas la négliger et qu’elle soit perçue de façon très agressive par plusieurs PECO. La question se pose bien de redéfinir les missions de l’alliance pour le XXIème siècle.

–  Ensuite Donald Trump a semblé ne plus croire lui-même à sa nécessité

– Enfin la Turquie, pilier sud-est de l’alliance, fait-elle encore réellement partie de l’OTAN ? On a un président turc tout à fait problématique dans ses orientations de politique tant intérieure qu’extérieure. On a des incidents entre la Turquie et la Grèce, la Turquie et la France en mer d’Égée ou en méditerranée orientale. La Turquie prend des positions avec une composante militaire en Lybie, en Syrie ou avec la Russie sans se coordonner avec ses alliés.

Sur le fond, au moment ces propos ont été tenus plusieurs partenaires étaient prêts à suivre le président français qui leur demandait de se réveiller et de prendre en mains leurs destinées. Mais leur formulation était maladroite et beaucoup n’ont pas voulu y voir l’esprit et se sont arrêtés à lettre jugée irréaliste comme une résurgence de l’arrogance gaulliste ou comme le résultat d’une inexpérience. Au total, l’effet a été plutôt négatif.

                Q2.  Sait-on ce que Bidden  a l’intention de faire de l’OTAN ?

R.  Bidden est déjà bien connu en Europe. Les grands présidents démocrates n’ont jamais été jusqu’ici de grands défenseurs de l’Europe de la Défense. Parce qu’ils étaient démocrates, ils étaient d’abord multilatéralistes.  Ils croyaient à l’efficacité d’organisations internationales où la position des USA étaient de facto déterminante. L’ONU et l’OTAN telles qu’elles étaient leur allait très bien. Les présidents républicains sont plus unilatéralistes, l’OTAN c’est d’abord pour eux la défense stricte des intérêts américains. Paradoxalement on avait un peu plus de bienveillance pour l’Europe de la Défense de la part des administrations républicaines.

Mais l’administration « Trump » dans la mesure où l’on peut parler d’administration à son sujet, n’en est pas moins une singularité par l’extrémisme désordonné des positions de son président. Bidden n’est pas hostile aux européens. Il a laissé entendre qu’il serait assez favorable à ce que les européens s’émancipent un peu dans le domaine de la défense mais il y a des limites à cela, d’ordre industriel. Ils ont des programmes industriels considérables et l’industrie américaine lui rappellera que l’UE doit en rester un débouché majeur. Néanmoins si Bidden va laisser la bride un peu plus large aux Européens, c’est aussi parce qu’il a d’autres chats à fouetter en particulier la Chine qui est maintenant véritablement la rivale des USA en matière militaire. Dans une certaine mesure, l’Europe devient un terrain secondaire au regard de ce qui se joue dans le Pacifique. Il est important à ses yeux que les Européens prennent davantage de responsabilités dans les théâtres de proximité que sont l’Afrique et le Moyen Orient. Mais cela veut dire aussi pour les américains que si le jour venu, ils ont besoin de l’appui de l’Europe, elle ne fera pas défaut.

Au total ce sera mieux qu’avec les républicains mais aussi qu’avec Obama qui ne connaissait pas l’Europe (En 2009 Obama n’était pas venu en Europe pour le vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin. Il était en Indonésie et cela a été ressenti très négativement par nombre de pays européens).

                Q3.  J’ai le sentiment que la menace russe reste très forte (États Baltes, rapprochement avec la Turquie, Lybie avec le groupe Wagner, Centrafrique …). Ces attaques me semblent plus fortes que pendant la guerre froide, plus ciblées et plus vicieuses.

R.  Oui. On a aujourd’hui une gamme de menaces d’intervention beaucoup plus diverse. Les provocations russes en matière aérienne ou marine sont permanentes. L’activisme russe en Afrique est à un niveau rarement observé jusqu’ici. Cependant la menace est moins frontale que par le passé : le scénario d’une attaque sur les pays Baltes me paraît hasardeux et l’OTAN garde là son pouvoir dissuasif. Mais il y a une telle obsession des pays de l’est de l’Europe quant à cette menace russe que certains d’entre eux sont allés directement à Washington voir Trump pour tenter de mettre au point des accords bilatéraux pour assurer leur sécurité. Cela été le cas de la Pologne dont le régime populiste ultra-conservateur avait quelques affinités idéologiques avec Trump.

En revanche la dérive autoritariste antioccidentale du régime russe me paraît plus inquiétante.

                Q4.  Quelle menace la Chine représente t’elle pour les USA ? On ne la voit pas bien. Quand elle est agressive, c’est sur des territoires chinois (Hong Kong voire même Taïwan) mais ailleurs la Chin n’agresse pas, ni le Vietnam, les Philippines … Quel est l’enjeu militaire US dans cette partie du monde ?

R.  La doctrine militaire des USA d’après la guerre de 39-45 est fondée sur le fait qu’ils étaient nécessaires au maintien de la paix mondiale et qu’aucun compétiteur stratégique ne devait pouvoir espérer accéder au leadership militaire. Plutôt que d’avoir à intervenir après coup comme cela avait été le cas dans les deux grandes guerres, il fallait mieux créer une dissuasion préventive a priori, dissuadant tout compétiteur donc tout pays d’accéder à ce leadership. Le fait que la Chine se soit lancée dans la course aux armements avec des budgets considérables (marine multipliée par quatre en vingt ans) est un signal fort qui inquiète les américains. Par ailleurs les prétentions chinoises à l’égard des pays voisins se multiplient. Or Taïwan n’est pas neutre. Les USA ont fait savoir que toute agression de Taïwan serait un casus belli. Pour l’ensemble des voisins asiatiques une telle agression serait perçue comme un acte de guerre à leur encontre. L’installation d’une base militaire dans les Spratleys revendiqués par quatre pays est jugée très inquiétante malgré un caractère qu’on peut encore qualifier de défensif.

Dans le domaine de la pêche, la plupart des bateaux interceptés pour pêche illégale, y compris au large de la Nouvelle Calédonie, dans l’océan indien et au large de l’Australie, sont des bateaux chinois.

L’évolution du comportement chinois depuis trois ans est aussi à noter. Jusques là, les chinois étaient soucieux de ne pas se faire trop remarquer, de se faire respecter et de respecter à peu près le jeu des institutions internationales.

Xi Jing Ping se démarque nettement de cette attitude et développe plutôt une vision unilatéraliste. Il est d’une certaine façon encouragé en cela par l’attitude de Trump.. En témoigne son refus de condamner l’annexion de la Crimée. Ce faisant on peut se dire qu’il se réserve le droit de procéder de la même façon. En Afrique les interventions chinoises sont nettement plus brutales que ce n’était le cas il y a deux ou trois ans. De même vis-à-vis des australiens lorsqu’ils ont démantelé des réseaux d’espionnage chinois. Ceci étant la menace principale pèse sur Taïwan. Menace emblématique car si les chinois passaient à l’action ce serait un franchissement d’une ligne rouge.

                Q5.  Croyez-vous vraiment que dans ce cas les américains enverraient les boys au casse-pipe ? Cela n’a pas été le cas pour la Syrie, ou en Afghanistan. Obama a reculé et Trump refusait d’engager une nouvelle guerre. Bidden saura-t-il le faire ?

R.  Je pense que oui car là ils perçoivent une menace directe contre eux et une remise en cause de l’ordre international. Le Pacifique est un peu leur mer Méditerrannée avec en plus le fait que le seul acte de guerre subit par les américains sur leur sol a été Pearl Harbour en 1941.Aujourd’hui il y a plus de troupes US en Corée et au Japon qu’il y en a en Europe.

Si l’on regarde la sociologie des généraux américains dans le Joint chiefs of staffs il y a cinq-six ans, c’était tous des généraux qui avaient acquis leur « bâton de maréchal » en Europe. Aujourd’hui, très peu ont servi en Europe : ils sont passés par l’Afghanistan et l’Irak et pratiquement tous par la Corée et le Japon. Ajoutons que l’enjeu économique est considérable.

Ceci étant les scénarios sont moins ceux d’une invasion frontale que des provocations, des attaques Cyber, des coups de main ici ou là un peu comme ce que la Russie a fait avec la Crimée. Mais je crois que les américains réagiraient durement.

Comment ? D’abord en restaurant s’il est encore possible une approche multilatéraliste des problèmes pour mettre le blâme sur une agression chinoise. Mais les chinois ont beau jeu de dire que les américains (de Trump) l’ont abandonné quand cela les arrangeait.

                Q6.  Quelle perception avez-vous de la récente lettre ouverte d’anciens généraux français qui est quand même une sorte de coup de force, de dérive factieuse ?

Que pensez-vous de l’abstention complète de la France à l’égard du gouvernement algérien dont la police et la justice cassent l’Hirak ?

R.  Questions très sensibles. Je relativiserai d’abord l’importance de cette tribune des généraux montée en épingle par une force politique (le RN) qui avait intérêt à le faire. Les signataires sont des gens qui n’ont jamais brillé par leurs états de service. Par rapport aux 5000 généraux en retraite, les vingt signataires (et pas les plus brillants) qui ont profité d’une conjoncture préélectorale ne sont pas représentatifs de l’armée française.

Mais il faut aussi comprendre qu’sein de l’armée, cela travaille. On n’est certes pas du tout à l’aube d’un putsch militaire ou d’une action factieuse. L’immense majorité des cadres est solide et loyale. Cependant il y a deux phénomènes observables depuis longtemps au sein de l’armée :

Le premier est un sentiment de déclassement qui s’exprime par une expression souvent entendue : « Cette société ne nous mérite plus ». Exemple : un colonel, marié, trois enfants, qui commande un régiment à Besançon et qui demain va être muté à Paris dans un État-major n’a plus les moyens de se loger à Paris où Il n’y a plus de logements de fonction alors qu’il a le sentiment que ses prédécesseurs les avaient. Un soldat français ne peut améliorer l’ordinaire qu’en partant en opération extérieure. On a un problème social au sein de l’armée. Le succès que ces généraux ont pu rencontrer au sein de la troupe reflète en partie l’amertume « sociale » qui y est présente.

Le deuxième décalage est celui qui a lieu par rapport à l’autorité, la discipline d’une façon générale depuis quelques années, décalage qu’on observe dans toutes les forces de l’ordre. Il faut y faire attention. Les signataires de la tribune dénoncent les risques de guerre civile que cela comporte, tout en se complaisant dans cette dénonciation : après tout, une petite guerre civile ne serait pas si mal pour remettre les choses en ordre.

 Ceci est détestable et l’armée française n’en est pas du tout là. Mais il y a ce sentiment diffus que l’autorité est piétinée, bafouée et que ce sont des graines préoccupantes de délitement de la société. Il faut que les politiques s’y intéressent un peu plus. Hors des grandes déclarations, peu vont y regarder de plus près. Mme Parly elle-même reconnaît qu’elle n’en savait pas grand-chose. Donc un peu plus de considération pour une armée dont le niveau de culture du personnel a considérablement évolué par rapport à ce qu’il était dans les décennies 70 et 80.

Votre question sur l’Algérie est très intéressante. L’Algérie d’aujourd’hui est effectivement un tabou absolu de la politique française en matière de diplomatie et de sécurité. La France, vous avez raison, aura toujours une forme de passivité et donnera tours le sentiment d’encourager le statu quo. Les traumatismes liés aux affaires algériennes sont tellement profonds en France que je ne vois personne aujourd’hui prêt à faire une forme d’ingérence dans la politique algérienne. Il y a énormément d’initiatives de la société civile algérienne regardées en France attentivement et avec bienveillance. Mais l’art qu’a le pouvoir algérien de nous tétaniser en nous déclarant illégitimes à nous mêler des affaires algériennes fait que paradoxalement la France est l’un des pays les plus inactifs en la matière. Je suis né en 1971. Aucun de mes parents proches ou lointains n’a fait la guerre d’Algérie ni ne connait l’Algérie où moi-même ne suis jamais allé. Je vois ce qu’a de formidable le comportement de la jeunesse algérienne, mais je serais incapable de tenir publiquement ce discours et je vous assure que le gouvernement algérien y veille. L’Algérie est un angle mort de notre politique étrangère et de sécurité.

S.  Il y a quelques années nous sommes intervenus au Mali à la demande de son gouvernement en raison d’une menace djihadiste dans le nord du pays. Près de dix ans après le début de notre intervention, quelle appréciation en avez-vous ? Quel est le bilan, le résultat. Fallait-il y aller ?

R. Oui. Mais il est temps de réfléchir à la façon de s’y maintenir. Au début, la question était de neutraliser un certain nombre d’éléments parmi les plus vigoureux dans la menace djihadiste. Le travail a été bien fait et tout le monde le reconnaît. En revanche il y a des choses qu’on ne peut faire à la place des maliens eux-mêmes. Aujourd’hui force est de constater que le phénomène djihadiste perdure sur des problèmes politiques purement locaux sur lesquels l’action militaire n’a aucune prise. Ce sont les militaires eux-mêmes qui le disent et soulignent les limites de leur action. Le risque est que nous soyons partie prenante d’un conflit qui nous dépasse. C’est un problème de gouvernance malienne, de corruption. Le gouvernement français a-t-il des moyens à ce niveau là ? Le problème est que si on les utilise trop ouvertement, on est immédiatement taxé de néocolonialisme. La marge est très étroite.

                Q7.  Une question candide et une observation.

La question : Dans le mesure où l’on voit mal – en tout cas pour ce qui me concerne – de situations où la France pourrait avoir recours à sa dissuasion militaire stratégique, aujourd’hui constituée des quatre sous-marins à propulsion nucléaire dotés de fusées à longue portée équipées de têtes nucléaires et dans la mesure également où le maintien opérationnel et la modernisation de cette flotte et de son armement coûtent cher, que pensez-vous du langage suivant que nous pourrions tenir aux 27 : « OK, notre dissuasion nucléaire n’a plus de sens au niveau de la France seule, nous sommes ouverts à des discussions sur son « partage à 27 ». Si l’UE n’est pas intéressée, nous envisagerons d’arrêter le financement de son entretien et de sa modernisation ».

L’Observation : Dans le jeu géostratégique relatif à la menace que représente l’impérialisme Chinois, le positionnement de la Russie coincée entre la Chine et l’UE paraît loin d’être évident. J’ai l’impression que la Russie ayant le choix entre trois stratégies :

A plutôt intérêt à cette dernière et que l’UE a intérêt à la favoriser.

R.  Votre question est une question existentielle en matière de défense européenne. Dans la doctrine française, il est dit que l’usage de l’arme nucléaire devient possible si nos intérêts vitaux sont engagés or il n’existe pas de documents stratégiques précisant ce que sont nos intérêts vitaux. Cette ambiguïté peut avoir un intérêt constructif à l’échelle européenne. Mais il est vrai qu’il est très peu probable qu’une incursion russe en Estonie déclenche une menace nucléaire française. En tout cas on s’efforce de valoriser cette ambiguïté auprès de nos partenaires européens.

Par ailleurs nous ne faisons pas partie de la planification nucléaire de l’OTAN mais nous y sommes comptabilisés comme + 1. Ceci étant néanmoins très théorique, votre question mériterait d’être discutée avec nos amis européens. La difficulté que nos amis européens veulent un peu le beurre et l’argent du beurre i.e la dissuasion nucléaire sans avoir à la payer, soit en gros ce que leur offre les américains. Et puis cela poserait des questions difficiles : qui serait habilité et dans quelles conditions à appuyer sur le bouton nucléaire ? Quid des pays opposés à son usage (Allemagne…) ?

Est-ce que pour autant la France devrait renoncer à sa composante nucléaire stratégique et redéployer le budget correspondant sur d’autres postes ? la question est entendable mais je crois que notre force nucléaire garde une partie de sa pertinence dans un monde dangereux où le nucléaire peut tomber entre de mauvaises mains (Iran, Pakistan rongé par l’islamisme ou une Égypte dont la société bouillonnante travaillée par l’islamisme provoquerait son basculement d’un extrême à l’autre). Dans cette perspective notre force nucléaire garde quelques vertus même si cela reste très virtuel par rapport aux enjeux de sécurité que nous avons à aborder.

Votre observation est très spéculative. Je ne crois pas au rapprochement russo-chinois hormis pour une forme d’opportunisme anti-occidental momentané. La Russie a beaucoup à craindre de la Chine. L’Asie orientale qui était un jardin russe est devenue une arrière-cour chinoise. La Russie – même celle de Poutine – va vite éprouver ses limites et singulièrement vis-à-vis de la Chine. C’est pour cela qu’il faut garder beaucoup d’attention sur ce qui se passe au sein de la société russe et ne pas se figer sur le bras de fer avec un Poutine soucieux d’effacer l’humiliation qu’a infligé l’Occident à la Russie.

                Q8.  Que va-t-il rester de la forte complicité au plan militaire entre la France et l’UK ?

Les industriels européens se livrent à une concurrence très forte pour la vente de matériels militaires (avions, chars, sous-marins etc …). N’y aurait-il pas intérêt à organiser plus fortement des coopérations entre eux ?

R.  il y a eu un tropisme pro-britannique au sein du management militaire français. C’était l’allié dont on se sentait le plus proche avec la même tradition interventionniste. Nous avons la même structure stratégique, nous parlons le même langage. La proximité fut maximum avec le traité de Lancaster house entre Sarkozy et Cameron en 2010 qui prévoyait un certain nombre de coopérations.

Néanmoins aujourd’hui cette coopération, surtout en France, est assez largement mythifiée. On la voit plus belle qu’elle n’est. Certains disent que c’est la coopération sur le nucléaire qui marche le mieux. Le problème c’est que là elle bénéficie surtout aux Britanniques parque nous le maîtrisons de A à Z. On leur a ouvert les portes du centre de Valduc (CEA DAM) alors notre désir de formation d’une brigade franco-anglaise par exemple n’a pas eu de suite.

Par ailleurs les britanniques sont confrontés à une difficulté majeure dans le domaine militaire :

Il y a une fatigue de l’opinion, des politiques et des militaires eux-mêmes à l’égard des OPEX (P. m. Le parlement Britannique s’était opposé à une OPEX en Syrie à la suite de l’utilisation d’armes chimiques par Bachar El Assad).

L’autre élément est qu’il y a eu de fortes coupures budgétaires dans leur budget de défense et que le système militaire britannique ont un peu baissé en gamme ce qui rend plus difficile la coopération. Au Mali ils ne mettent que trois hélico lourds (Chinook) qui sont néanmoins très précieux car ils permettent de transporter des forces spéciales.

Sur la coopération industrielle, vous avez raison et c’est à cela que pousse le fonds européen de Défense. La coopération industrielle reste difficile pour deux raisons : la première tient aux brevets et droits de propriété intellectuelle, la deuxième à un problème social. C’est  par exemple le cas actuellement des discussions franco-allemandes sur le char de combat du futur (Nexter à Roanne). La Commission cherche aussi à améliorer les règles de concurrenc en la matière pour qu’elles soient mieux prises en compte sauf cas de perturbations sociales graves.

        Q.9 Y a-t-il quelque chose qui se mette en place au niveau de l’UE en matière de cyber-défense ?

R.  Oui mais les situations des divers pays sont très hétérogènes. La France est plutôt un bon élève en la matière et a fait un gros effort pour se structurer.

Une autre question tient à la grande difficulté spécifique d’identifier l’auteur d’une attaque cyber : qui la conduit et pourquoi faire ? Il ne suffit pas par exemple de dire : « C’est la Russie » mais qui en Russie et pourquoi ?

Technologiquement on est pas mal placés. Au plan institutionnel, on a l’ANSSI (agence nationale de sécurité des systèmes informatiques) et la DGSE qui sont très bonnes.

Et puis là aussi un certain nombre de petits pays préfèrent pour des raisons financières s’en remettre aux américains.

                                                                                                                                      Gérard Piketty