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06/01/2020 – L’Algérie en 2020 – Saïd Sadi

Présentation : M. SAÏD SADI est médecin, docteur en psychiatrie ; fondateur de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme en 1985, secrétaire général puis président jusqu’en 2012 du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) créé en 1989 (quatrième force en Algérie), dont la préoccupation essentielle est la défense de la culture et de la langue berbère, de la démocratie, de la laïcité de l’Etat et contre les courants islamistes, les fraudes et les coups d’Etat. Il fut candidat aux premières élections présidentielles pluralistes en 1995 (3e rang), puis à celles d’avril 2004 et député d’Alger de 1997 à 2002, puis de  2007 à 2012. En vue de la refondation nationale,  il est l’un des auteurs d’un avant-projet de Charte citoyenne « Pour une Algérie libre et démocratique » du 22 août 2019. En outre, il est l’auteur notamment de  L’Algérie, échec recommencé, 1986, écrit en détention, réédité en 1991 (éd. Franz Fanon, Alger) et de  Révolution du 22 février, un miracle algérien, 2019 (éd. Franz Fanon, Alger).

L’actualité récente en Algérie est marquée par les manifestations massives depuis le 22 février 2019 contre la 5e candidature à l’élection présidentielle d’Abdelaziz Bouteflika, président depuis 1999, mouvement (« Hirak ») pacifique et indépendant exprimé par des rassemblements renouvelés chaque semaine sans rencontrer de ferme répression. Le général Ahmed Gaïd Salah, désigné par l’armée en mars 2019, décédé le 23 décembre 2019, a assuré la tenue d’élections présidentielles, marquées par une très forte abstention (votants : 39,93% des inscrits) le 19 décembre 2019, désignant M. Tebboune comme nouveau président. Pour autant la poursuite du Hirak exprime l’impasse de la situation de l’Algérie.

M. Saïd SADI : Le magma  algérien présent pose la question : qu’en est-il de la situation actuelle et que peut-il en sortir ? La situation de l’Algérie est caractérisée par 3 éléments.

1er élément, la question de l’identité de l’Algérie en tant que Nation. A cet égard, l’Algérie est différente des autres pays du Maghreb. Pour le Maroc, l’Empire chérifien marquait la limite de l’Empire ottoman ; depuis le milieu du XXe  siècle  la monarchie constitue l’identité nationale marocaine et le roi est le Commandeur des croyants. Pour la Tunisie, c’est un petit pays, homogène, sur lequel l’emprise turque a été faible et dont l’unité, absorbée par le Protectorat, a engendré un sentiment national. 

Pour l’Algérie, la présence ottomane dans le pays  constituait un bouclier contre le monde chrétien. La Régence ottomane reposait sur le fort distinguo entre la Régence et la population. Elle  n’a engagé que très peu d’initiative structurant l’organisation tribale et n’a rien mené pour la construction  de l’Algérie. A titre d’exemple, l’armée ottomane ne comprenait aucun soldat algérien ; seule la marine comprenait des algériens, notamment comme galériens. La faiblesse de la Régence turque et sa coupure avec la population étaient telles quelle a été balayée en trois semaines par les français, le 5 juillet 1830.   

2e élément, la colonisation française, colonisation de peuplement, à la différence du Maroc et de la Tunisie, a été dévastatrice. Les structures traditionnelles ont été brisées. La société était coupée entre les européens « au-dessus » et la population algérienne « au-dessous ». Le pouvoir politique réel appartenait aux européens. La société régionale algérienne n’a pas d’unité et est incapable de se constituer en entité propre. Les systèmes de la Régence ottomane, puis de la colonisation de peuplement ont empêché l’émergence d’une identité algérienne.

Au début du XXe siècle apparait une petite élite algérienne francophone instruite dont la capacité d’encadrement est faible. Toutefois, il est clair que l’Algérie n’est pas en totalité aspirée par la colonisation comme l’attestent notamment les manifestations nationalistes et indépendantistes du XIXe siècle et du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata qui sont réprimées dans le sang.

3e élément : Dans ce contexte, les communautés autochtones et françaises s’avèrent irréconciliables et toute voie d’entente est condamnée d’avance. De la sédimentation d’expériences violentes il résulte que tout aménagement est impossible ; la violence et la guerre sont les seules réactions possibles en vue de la construction d’une identité nationale algérienne. 

La guerre de libération s’engage dans la précipitation au 1er  novembre 1954 par des opérations militaires (attentas, maquis, ALN). C’est seulement en août 1956 que le FLN, créé en octobre 1954, a pu organiser en Kabylie un rassemblement au congrès de la Soummam sous la présidence de Larbi Ben M’Hidi et établi une plateforme. Celle-ci définit la Révolution algérienne comme combat patriotique  national en vue de la création d’un Etat algérien indépendant démocratique et socialiste. Le congrès affirme la primauté du politique sur le militaire et celle de l’intérieur sur l’extérieur (contre la pression de l’Egypte nassérienne). Le projet national, rationnel et moderne est mené principalement par Ben M’Hidi, Abane Ramdane et Krim Belkacem.  Après le congrès, deux courants apparaitront, d’une part, en interne, après coup, un courant conservateur et religieux, d’autre part, en externe, un courant nationaliste encouragé par l’Egypte, défendu par Ahmed Ben Bella. Ben M’Hidi sera tué en mars 1957 par les français lors de la bataille d’Alger, Abane Ramdane sera assassiné au Maroc en décembre 1957 dans le cadre de conflits internes du FLN et Krim Belkacem sera membre du GPRA (1958-1961), l’un des négociateurs algériens des Accords d’Evian (mai 1961-mars 1962), assassiné à Francfort en 1970 par les services secrets algériens.

Avec l’indépendance, des troubles et des luttes de clans au sein du FLN opposent le pouvoir civil du GPRA appuyé sur les maquisards des Wilayas III (Kabylie) et IV et le pouvoir militaire du  « Clan d’Oujda » et de l’ « Armée des frontières », au Maroc, dirigé par le colonel Boumediene. Ce dernier, violemment hostile aux Accords d’Evian, entre à Alger le 9 septembre 1962 avec l’Armée des frontières et balaye le GPRA. Boumediène et le Clan d’Oujda  l’emportent, après de violents combats, et prennent parti pour Ben Bella (lui-même hostile au GPRA)  en vue de construire un « socialisme algérien ». Ben Bella très soutenu par Nasser (« proconsul de Nasser pour l’Afrique du Nord ») et poussé notamment par De Gaulle qui le considérait comme l’homme le plus capable de diriger l’Algérie, est élu le 27  septembre 1962 président du conseil des ministres par l’Assemblée nationale constituante, puis, après l’adoption de la Constitution, en septembre 1963, aussi président de la République algérienne.

En 1965, Boumediene, vice-premier ministre, ministre de la Défense, chef d’Etat-major de l’Armée et à la tête de la Sécurité militaire entre en conflit avec son allié, le président Ben Bella qui a passé des accords avec l’opposition (le FFS d’Aït Ahmed). Ce dernier démet de ses fonctions de ministre des affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika (membre du Clan d’Oujda) le 28 mars 1965. En conséquence, Boumediene et son clan, anticipant à leur propre élimination, procèdent à un coup d’Etat le 19 juin 1965 renversant Ben Bella (incarcéré jusqu’à 1979). Il  suspend la Constitution de 1963 crée un « Conseil de la révolution » qu’il préside, puis est élu président de la République en décembre 1976  jusqu’à sa mort en décembre 1978.

A l’indépendance, l’Algérie et son gouvernement bénéficient d’un large prestige international reposant sur un capital symbolique  fondé sur l’indépendance conquise et sur une position diplomatique tiers-mondiste. Sur le plan intérieur, la vie politique est régie par les rapports de force et  un régime militaire qui étouffe toute opinion et toute expression (répression contre les maquis et les populations, notamment en Kabylie, en août 1962, 1963-1965, 1980, 1984,1985, 2001…). Ce type de régime a été quelque peu légitimé car il est à la mode dans le tiers-monde…

Quant à France, la gauche française a tenté de « rattraper le coup » après 1962, c’est-à-dire de compenser son défaut de soutien au mouvement d’indépendance, en dopant et soutenant le FLN d’après la guerre, mais ce FLN n’a rien à voir avec le FLN d’avant la guerre d’indépendance, le « FLN historique »… Lors des manifestations et émeutes sanglantes contre le président Chadli en octobre 1988 et leur répression,  la gauche française n’a pas compris les enjeux qui se jouaient lors du « printemps algérien » (1988-1991) dans l’affrontement entre le « pôle démocrate » et le « pôle islamiste » à l’occasion de la fin de l’hégémonie du FLN, de l’avènement du pluripartisme (création du FIS [Front islamique du salut] en 1989) mais du maintien du rôle prépondérant de l’armée. Il convient de ne pas oublier la suspension sine die du second tour des élections législatives en janvier 1992 en raison de ce que le FIS avait obtenu 47,5 % des suffrages au 1er tour.

 Sur le plan institutionnel, à partir de 1962 est mis en place un système de type jacobin centralisé et léniniste, accordant une place notable à la religion et contrôlé par l’armée. L’Etat algérien est le contraire d’un Etat démocratique (défendu par Hocine Aït Ahmed, Benkhedda), depuis longtemps il est sans résonnance avec la population algérienne et le projet initial de  FLN…Pour être une grande nation, il fallait être plus que la grande nation colonisatrice.

Aujourd’hui, il y a toujours un divorce entre la classe politique et la population. Il faut rétablir un lien entre les gouvernants et la population.  Dans la situation actuelle, il ne sert à rien de placer un gouvernement à la place d’un autre à l’instar de l’équipe du président Tebboune. Les politiques et l’armée ne sont là que pour pérenniser le système et reconduire le régime. Plutôt qu’une alternance classique dans le système, une rupture systémique s’impose, du type « dégage ». L’ensemble des slogans lancés par les manifestants exprime le refus d’effectuer un replâtrage cosmétique de ce qui était. Depuis quarante-cinq ans la population  s’est renouvelée et est autre que ce qu’elle était en 1962. Le pouvoir algérien ne peut plus tenir le pays comme il l’a tenu, par sa police politique et la sécurité militaire. La peur a disparu ainsi que le capital symbolique dynamique. Le soutien du Hirak est fortement constitué par les femmes et les jeunes (45 % de la population [43 millions d’habitants]).

La contestation est radicale, mais le défi consiste à donner un sens à cette dynamique. Pourtant il n’existe rien pour porter ce que dit le Hirak : il n’y a aucune organisation ni délégués. Un débat de qualité est impossible compte tenu du passé depuis 1962, ce pour diverses raisons : habitude de relative passivité forcée, débat refusé, parole confisquée et aussi le poids des craintes résultant de la décennie 1990. En outre les élites manquent car elles sont parties, expatriées tels les 4/5 des 900 universitaires ou encore la présence de 110 000 algériens au Québec, celle de 15 000 médecins praticiens algériens exerçant en Ile de France… Par ailleurs, la qualité de l’enseignement est de plus en plus dégradée, les programmes scolaires sont inadaptés, les programmes d’histoire sont très incomplets et ne commencent qu’en 1962. L’enseignement des langues est insuffisant en particulier lorsque les enseignements supérieurs en sciences et médecine sont en français.

            L’Algérie se trouve dans une impasse au regard de l’histoire. Elle doit se regarder en face en ce qui concerne ce qui a été construit comme Etat depuis 1962. D’abord le dynamisme populaire ne s’arrête pas à la rue. Il faut construire une alternative au niveau des régions. Si apparaissent des insurrections, l’Algérie n’existera plus, même territorialement. Actuellement, la Tunisie construite par Bourguiba est menacée de destruction par l’Islam. Au Maroc le pouvoir politique doit composer avec le parti islamiste…L’Algérie n’était pas islamiste jusqu’au début des années 1990 et aux  élections de 1992. Actuellement, les islamistes sont sans parti. Ils ont tenté de s’imposer  dans les manifestations, mais ils ont été contrés par les femmes…

            Le défi présent consiste à transformer un rejet en la construction de proposition.

                                                                       *

Question 1 : Quelles sont les forces politiques présentes pour construire, syndicats, associations, partis… ?

Réponse : Les solutions classiques ne sont pas viables car la démocratie ne fait pas partie de l’imaginable. La démocratie est entrée par effraction, voir l’exemple de 1990-1992 (présidence Chadli : fin du monopartisme FLN, élections…). Aucune alternative n’apparaît.

Dans les années 1990 les journalistes ont pris en charge pendant deux ans l’exercice de la démocratie, mais la mainmise de l’autorité politique a pour conséquence qu’il n’existe aucun média digne de ce nom, à l’exception du journal El Watan. Les syndicats (UGTA) tolérés ne sont jamais consultés ni invités aux réunions précédant les prises de décisions. Quant aux partis politiques, ils sont nombreux depuis que le multipartisme a été proclamé (1990), mais leur vie est compliquée par les tracasseries permanentes opposées par les autorités politiques et administratives (dates et salles de réunions…). Les citoyens étant dubitatifs envers la démocratie, le niveau d’adhésion est faible.

En revanche, il existe des groupes d’expression crédibles en particulier les avocats très actifs et une partie du syndicat des médecins (à l’origine financés par Boumediene). Actuellement il existe des regroupements de citoyens qui tentent de formuler et guider des réponses aux questions posées. Des citoyens essaient  de désigner des délégués, mais il faudrait au moins 3 000 personnes déléguées dotés de quelque expérience.

Il ne faut pas négliger la diaspora qui a toujours joué un rôle essentiel en Algérie, durant la guerre d’indépendance, et après 1962. La Fédération de France du FLN (1954-1962, Ali Haroun, avocat, docteur en droit) a collecté l’ « impôt révolutionnaire » en France pour financer le GPRA et envoyé des cadres venant de France en Algérie. En outre, il convient de prendre en compte les aller et retours individuels entre France et Algérie et les exils temporaires ou durables. L’importante immigration, notamment en France (de l’ordre de 4 millions, dont 2 millions de binationaux), ou diaspora, doit jouer un grand rôle et venir contribuer à des conventions avec des délégués de citoyens.

Il faut bien comprendre que nous ne gérons pas une simple crise gouvernementale. C’est une refondation  nationale qu’il faut accomplir et mettre en œuvre une alternative politique répondant aux aspirations des citoyens.  La seule menace contre le mouvement pourrait venir de provocations de la part du pouvoir politique ou militaire qui pourrait en avoir la tentation puisque le pays a été géré par la violence depuis 1962. D’ailleurs, la télévision algérienne ne transmet aucune information ni image des manifestations hebdomadaires du vendredi depuis février 2019, ni même ne retransmet celles venues du Maroc et de Tunisie. A cet égard, il est étonnant, voire remarquable, que le Hirak se déroule sans violence ce qui montre à l’évidence la maturité du peuple, encore une fois femmes et jeunes surtout. 

Actuellement aucune discussion n’est possible avec le pouvoir …

Alors, sur quoi travailler ? Il faut refonder l’Ecole, la Justice, la Santé, l’Administration locale et étatique,  l’Etat lui-même. La nécessité de remises à plat suivie de réflexion et réformes a été constatée et proposée depuis les années 1999-2000 et l’élection de Bouteflika ; des commissions ont même été mises en place, mais jamais elles n’ont été réunies !

Question 2: Quel est le rôle de l’armée et en particulier celui des cadres intermédiaires?

Réponse 2 : Le rôle de l’armée est total. Sous Boumediene (1965-1978) il y avait quelques « pointures » parmi les hauts gradés, mais aujourd’hui il n’y a que des personnalités insignifiantes. C’est donc une oligarchie, qui cherche à se préserver, d’où n’émerge aucune tête ; Gaïd Salah, personnage de l’ombre  en est l’expression même. L’armée n’a pas la volonté de garder le pouvoir s’il n’y a pas de violence. Les officiers ont compris qu’ils ne garderaient pas le pouvoir. Les généraux disaient eux-mêmes que Bouteflika   les a trop contraints et qu’ils ne pouvaient rien faire, excepté ceux avec lesquels il partageait le pouvoir. Les plus jeunes, de capitaine à colonel, savent aussi qu’ils ne  peuvent rien faire et l’armée n’est animée d’aucun zèle. Rien ne viendra de l’armée qui répugne actuellement à réprimer les autres algériens.

Question 3 : Quels sont les rapports avec l’Occident ? Contre ou non ?

Réponse 3 : Dans l’ensemble les généraux et officiers supérieurs qui ont été formés par la France sont en retraite. Ils sont formés depuis 1962 par la Russie. Ils n’ont pas de sentiments d’hostilité envers la France  ni l’occident hormis quelques susceptibilités parfois (voir confins Sud-Saharien-Mali-Niger). Tous les généraux et les notables sont ou viennent en France, y ont des biens, de l’argent, s’y font soigner…La démocratie s’est perdue sur les bancs  de l’école…Sur un échantillon de 676 dirigeants, 672 ont leurs enfants au lycée français  ex-Descartes, aujourd’hui lycée Cheikh-Bouhamama, géré par l’Office universitaire et culturel pour l’Algérie (OUCFA). Y ont été ou y sont élèves les frères de  A. Bouteflika et leurs enfants, ceux d’Abdelhafid Boussouf, de Boualem Bouhamouda…L’on ne peut prétendre gérer un tel  pays avec un mental aussi éclaté.

Question 4 : Qu’en est-il des religions et des religieux ?

            Réponse 4. L’Algérie a été aliénée au FIS (Front islamique du salut). Boumediene a géré l’armée et la police mais non l’école, l’enseignement, les femmes, l’agriculture…S’agissant des cultes et de l’éducation, il en a délégué la gestion aux islamistes qui ont fait venir des religieux, notamment égyptiens, de faible niveau pour enseigner…Du coup, bien des familles, même très modestes, payent des cours privés à leurs enfants pour pallier la faiblesse des écoles publiques.

Aux élections législatives de 1991 dans le cadre du nouveau pluripartisme, le rejet du FLN a été tel que les électeurs ont basculé vers les  islamistes du FIS légalisé en mars 1989. Dès les élections communales de 1990, le FIS obtenait 54,25 % des suffrages et le FLN 28,13%. A l’issue du 1er tour des élections législatives de janvier 1991, sur 430 sièges à l’AN, 188 étaient déjà emportés par le FIS (47,27 % des voix) et la projection pour le second tour était d’au moins 230…Le FLN emportait 15 sièges avec 23,39 % des suffrages ! Les militaires ont donc arrêté le processus électoral par un « coup d’Etat » le 11 janvier et constitué un Haut Conseil d’Etat prenant la direction du pays jusqu’à l’élection présidentielle de 1995. Les plus révoltés des électeurs contre le FLN étaient les jeunes en raison de la défaillance de l’école et les femmes en raison du code de la famille de 1984 en régression par rapport au code de 1966 et de la Constitution de 1976 (absence d’égalité hommes-femmes, légalisation de la polygamie, en cas de divorce l’homme conserve le domicile sans obligation d’entretien de la femme ni de la famille…).

            De 1991 à 2002 la guerre civile a ensanglanté l’Algérie. C’est la décennie noire marquée par des massacres, notamment de civils, dont le bilan est estimé entre 60 000 et 150 000 morts…

            Depuis 2002, défaite du GIA (Groupement islamique armé), lassitude  et politique de «  concorde civile » (négociation avec AIS et amnistie) menée à partir de 1998 pour faire cesser la terreur intérieure contre laquelle le pouvoir ne pouvait alors plus rien faire, l’Algérie connait une décrue de l’islamisme. Dans les manifestations du Hirak, les mouvements islamistes sont très discrets.

Question 5 : Pourquoi les femmes sortent-elles et manifestent-elles dans le Hirak ?

Réponse : Le code de la famille très conservateur voire rétrograde de 1984 a été adopté sous le président Chadli (1979-1992). Il a été légèrement modifié en 2005 par ordonnances présidentielles (Bouteflika) pour renforcer les droits de la femme (mariage, filiation, liberté de sortie du territoire…) mais les critiques demeurent très fortes, en particulier émanant des femmes.

Question 6 : Qu’en est-il des médecins arabisés rencontrés naguère en Algérie ?

Réponse : Il y en a peu. Ils ont été appelés d’Egypte après 1962 mais sont rares aujourd’hui. En effet les médecins sont formés en français car les études médicales dans les facultés d’Algérie sont assurées en français. Cela pose d’ailleurs quelques problèmes de mise à niveau pour les étudiants qui suivent ces formations car l’enseignement de la langue française à l’école et au lycée est très faible. 

Question 7 : Quelle est la situation économique ?

Réponse : Crise résultant de la mauvaise gestion. Sur le plan économique, aucune dépense n’est possible, les réserves  économiques  et les  devises  manquent, l’argent manque. L’Algérie a  dilapidé 1 000 milliard de $ (l’équivalent de 3 fois le Plan Marshall de 1947 à 1951) en raison notamment de la confiscation par les dirigeants de la rente pétrolière. Actuellement, le pétrole, qui a un coût d’extraction élevé, se raréfie. De plus,  la fluctuation des cours du pétrole passé de 130 $ le baril à environ 70 $ voire à 55 $ en janvier 2020 affecte les recettes algériennes. Le prix du gaz naturel est indexé sur celui du pétrole.

Il est probable que l’on s’oriente vers une crise économique et sociale terrible sans solution visible pour faire face à l’augmentation des prix des produits de première nécessité, souvent subventionnés. Bouteflika a fait  fonctionner la « planche à billets » ce qui a engendré une forte inflation. La situation entraine l’impossibilité d’importer des biens d’équipement, du matériel médical, des médicaments, des pièces de rechange…contingentés par les ministres. La menace de réduction drastique des retraites est    présente. A défaut d’une équipe gouvernementale légitime, compétente et réduite, les prochaines années seront très difficiles. Il existe un risque très sérieux d’émeutes face à la crise dans les quelques mois à venir.

Question 8 : Nombre de généraux, de dirigeants politiques et d’hommes d’affaire  liés à Bouteflika ont été placés en détention sous l’autorité de Gaïd Salah. Compte tenu de l’existence de clans opposés et des réseaux d’influence comment est-il possible de maintenir autant de personnes en détention ? Comment les juges peuvent-t-ils instruire et juger ?

Réponse : Il y a un consensus dans la population pour atteindre et juger les membres des élites et hauts responsables soupçonnés de corruption et les proches du clan Bouteflika. Par ailleurs, les hiérarchies internes  du  système politique, administratif et aussi judiciaire, bureaucratiques, fonctionnent correctement. En outre, l’habitude et l’imprégnation  du contrôle de la police politique intègre la soumission.  Les chaines de commandement sont intériorisées et obéies.

Question 9 : L’Algérie ne peut-elle faire appel à la Chine ou la Russie ?

Réponse : La Turquie est aussi un important partenaire, notamment économique, de l’Algérie. Pour ces Etats, c’est le stand by ; ces partenaires voient bien qu’il n’y a plus d’argent en Algérie, que la gestion n’est pas rigoureuse et le futur politique incertain. L’Algérie achetait pour 12 milliard de $ d’armements par an à la Russie ! En novembre 2019, Poutine a reçu les dirigeants de l’équipe de Gaïd Salah. Il leur a fait comprendre qu’il ne leur accorderait aucun soutien économique.

Question 10 : Comment en France aider le mouvement ? La politique française envers l’Algérie est très timorée…Que peuvent faire les français ? Expliquer aux dirigeants qu’il faut maintenir le soutien aux autorités pour assurer la stabilité ?

Réponse : Les autorités françaises ont eu tort de féliciter Tebboune pour son élection.

La première visite de Macron après son élection a été un succès. Son discours sur la colonisation a été très bien reçu et a « payé ». Mais la France fait erreur en se compromettant avec ce régime-là. Il y a  peu d’effort diplomatique.

La France et l’Europe devraient comprendre qu’en soutenant un régime dictatorial et corrompu, elles favorisent l’islamisme (voir les slogans des manifestations du vendredi) avec la bénédiction des militaires qui affirment  c’est eux ou nous, bien que les islamistes soient sans projets. Ce genre de position est dépassé, dangereux pour tous, les algériens et les européens. La position favorable à la stabilité à tout prix se retournera contre nous tous. Soutenir l’armée, c’est embraser l’ensemble de l’Afrique.

Question 11 : Vous avez dit précédemment qu’en cas d’insuccès du mouvement, l’Algérie n’existerait plus territorialement ; qu’entendez-vous par là ?

Réponse : La crise politique du pays est très profonde. Si l’évolution se poursuit vers la putréfaction, le pays explosera. Il existe des forces centrifuges anciennes importantes. Les Touaregs d’Algérie sont aussi tournés vers la Lybie et vers le Mali. Le Sud algérien n’a pas bénéficié du  développement et il existe un mouvement très politisé dans le sud. « La vache est au Sahara et le lait coule au Nord » dit-on. L’on doit noter les manifestations (120 000 personnes) contre le projet d’exploitation des gaz de schistes dans le Sud.  En 1830, la France a attaqué un pays constitué de régions disparates non unies par la régence d’Alger. Ces régions ont été réunies, mais dans une fragile unité. La Kabylie qui a beaucoup bougé dans le passé ancien et récent ne bouge pas pour le moment en raison de l’existence du débat politique actuel.  

Question 12 : Quelles sont les relations avec le monde arabe ? L’Algérie héberge-t-elle des djihadistes maliens ?

Réponse : Le problème majeur est celui des frontières.  La frontière avec le Maroc est fermée en particulier en raison de la question sahraouie dans le sud. La frontière avec la Lybie est lourde de menaces.

L’idée que l’Algérie hébergerait des djihadistes en repli du Mali et du Niger, je n’y crois pas. L’armée algérienne ne joue pas ce jeu-là, même pour déranger les français. Elle est déployée sur des milliers de kilomètres carrés dans le sud et l’est saharien donc faible. Elle lutte contre les djihadistes et il ne faut pas oublier l’attaque du complexe gazier d’In Amenas, en janvier 2013, marqué par la  mort de 40 employés du site de toutes nationalités ni  l’attaque à la roquette du site gazier proche d’In Salah en mars 2016  à 1 300 km d’Alger.  Au contraire, la menace la plus dangereuse vient de Lybie, c’est pourquoi  l’Algérie a procédé à un déploiement très important de ses forces armées à la frontière libyenne. A cet égard,  la coordination ou l’accord d’intervention militaire entre l’Algérie et la Turquie, en décembre 2019,  en raison  de la situation en Lybie, est la marque de l’ampleur de la menace ressentie.

Question 13 : Y a-t-il des personnalités susceptibles de prendre la tête du mouvement ?

Réponse : Je n’y crois pas. Nous sommes hors d’une crise politique classique, mais dans la situation de recherche d’une alternative politique. Il faut des délégués exprimant les aspirations de la population. .

Question 14 : L’Algérie est-elle arabe  ?

Réponse : D’abord, la politique d’ « arabisation », instrument du pouvoir mis en œuvre lors de la période Boumediene            a été un gâchis. Elle a consisté à faire venir des cordonniers, menuisiers…et des enseignants  …égyptiens, apparentés aux frères musulmans, inutiles à l’Algérie. De plus les instituteurs et professeurs étaient de niveau très faible, voire nuls. Cela  a contribué à la dégradation et la mauvaise qualité de l’enseignement.

Il faut se poser la question : fondamentalement que représente  le terme « arabe » ? Quel est le lien avec le Moyen-Orient ?

En réalité, l’Algérie est une partie de l’Afrique du nord avec le Maroc et la Tunisie, pays qui ont une substance commune. Un algérien se sent plus étranger à Damas qu’à Casablanca. La fermeture des frontières, comme actuellement entre le Maroc et l’Algérie, est suicidaire.

La référence est la conférence de Tanger d’avril-mai 1958 ayant réuni les représentants du Néo-Destour tunisien, du FLN et de l’Istiqlal marocain qui s’est prononcée en faveur d’une fédération des Etats Nord-africains. Les conservateurs algériens et marocains n’étaient pas favorables aux propositions en ce sens. En Algérie, les  boumediénistes étaient hostiles à l’Unité du Maghreb, obstacle selon eux à l’édification d’un socialisme algérien. L’Union du Maghreb arabe, créée en 1989, qui regroupe cinq Etats n’a plus connu de réunion de son Conseil des chefs d’Etat depuis 1994. Elle est  prisonnière des différents internes.

Les Emirats, qui tenaient Gaïd Salah lui ont interdit d’arrêter les manifestants berbères car ils craignaient une déstabilisation des monarchies du Golfe.

Question 13 : Que penser des relations Algérie-Maroc ?

Réponse : Le différent politique résulte de la revendication  de la théorie du « Grand Maroc » qui, en 1963  a engendré la Guerre des sables. Ensuite est survenue la guerre  de 1975 à propos du Sahara occidental, puis la guerre de 1991 entre le Maroc et le Polisario soutenu par l’Algérie.

Il n’en demeure pas moins que lors des matchs de football à Casablanca, les supporteurs marocains soutiennent  clairement  les joueurs de l’équipe algérienne aux cris de « Avec nos frères algériens » !

Question14 : Qu’en est-il du panafricanisme ?

Réponse : Sur le plan culturel, c’est une folie internationaliste des années 1960. L’Algérie s’est délestée du Panafricanisme pour le Panarabisme que préfèrent les dirigeants.  Il y n’a pas de relations sérieuses avec les pays de l’Afrique noire. L’Algérie regarde surtout vers le bassin méditerranéen. En outre la différence apparaît grande dans la mesure où  la qualité de  l’éducation et de l’enseignement sont meilleures en Afrique noire qu’en Algérie.

A cet égard, l’on doit noter que le Maroc est désormais fortement tourné vers l’Afrique noire et vers l’Union africaine. Il investit dans son enseignement supérieur et  attire les étudiants africains sub-sahariens vers ses universités pour se constituer un réseau d’influence de qualité.

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François COLLY