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04/10/2004 – Peux t on empêcher la catastrophe climatique ? – Jean Marc Jancovici, consultant international, président du conseil consultatif du débat sur l’énergie

Le site de JMJ : www.manicore.com/documentation/serre/ [1] apporte de façon attrayante des précisions à toutes les questions posées.

Exposé.

En réponse au préambule du Président, JMJ réfute d’abord catégoriquement le fait que le discours scientifique sur le changement climatique pourrait être biaisé par une psychose « millénariste ». Le public et les politiques n’en connaissent que la traduction médiatique qui n’en représente qu’un millième et encore pas exact : Il n’y a pas de discours millénariste dans les écrits scientifiques.

Pour permettre le débat, il rappelle les données suivantes : – L’énergie reçue du soleil et absorbée par la terre est réémise par celle-ci sous forme de rayonnements infra-rouges bloqués à 90% par les gaz à effet de serre (GES) de même que le verre laisse passer le rayonnement dans le visible mais le bloque dans les longueurs d’onde de l’infra-rouge. Il en résulte un effet de serre naturel sans lequel la température moyenne de la terre serait de – 15° C la rendant invivable. Le problème n’est dons pas celui de l’ES mais celui de son renforcement brutal.

La vapeur d’eau est responsable des ¾ de l’effet de serre naturel. Pour le reste, le dioxyde de carbone (CO2) est le plus important GES et responsable à 65% du problème aujourd’hui posé. Mais il y a aussi le méthane, le protoxyde d’azote -N2O-, les halocarbures introduits en totalité par l’homme dans l’atmosphère mais dont la production est désormais interdite, enfin l’ozone de la basse atmosphère qui ne figure pas dans le protocole de Kyoto car sa présence ne résulte pas d’émissions directes. – Ce ne sont pas des polluants classiques chimiquement actifs et agressifs et de ce fait rapidement décomposés. Au contraire, ils sont chimiquement peu actifs, peuvent être respirés sans problèmes aux concentrations actuelles et ont une durée de vie très longue : plusieurs siècles pour CO2. Le problème du changement climatique n’est donc pas réversible à court terme.

Nous sommes donc assurés que la température augmentera dans les décennies qui viennent. – Les effets possibles de cette augmentation ne sont pas appréciables à partir des grands bouleversements climatiques du passé pour lesquels on ne peut disposer de données scientifiques à l’échelle de l’année ou même de la décennie. – L’augmentation de température en cause aujourd’hui est inédite depuis le quaternaire. 5° en plus est en effet comparable mais en sens opposé à ce qui s’est passé dans les ères glaciaires. Mais ce changement d’ère climatique interviendra en trois siècles au lieu d’une centaine. L’augmentation de température en 2100 dépend du fait que l’on continue ou non à enrichir l’atmosphère en GES. A émissions constantes, on est sûr d’une augmentation de température de 1,4°C. On a déjà fait presque la moitié du chemin qui nous sépare d’un changement d’ère climatique. Si les émissions sont multipliées par 5, comme c’est la tendance actuelle, l’augmentation atteindra 5,8°C. A cet effet peuvent s’ajouter ceux de certains franchissements de seuil affaiblissant des écosystèmes terrestres (Par exemple affaiblissement du « puit océanique », l’eau chaude dissolvant moins de Carbone que l’eau froide). – Puisque la localisation de l’émission des GES n’a aucun effet sur l’augmentation de l’effet de serre, une entente internationale est indispensable à toute approche significativement efficace du problème. – Certaines conséquences sont qualitativement identifiées : L’élévation du niveau des mers a par exemple une grande inertie et se développera sur des milliers d’années. De même, au-delà d’une certaine augmentation de la température tous les écosystèmes seront perdants ; propagation plus rapides des maladies virales ; impact négatif sur l’agriculture et les infrastructures humaines des évènements extrêmes tels qu’inondations, tornades… mais les modèles ne sont pas configurés pour donner une réponse fiable sur leur fréquence et sur les impacts localisés ; Plus généralement, les conséquences seront loin d’être partout uniformes.

Pour beaucoup, on ne découvrira pas les mauvaises surprises avant qu’elles ne se produisent. Par exemple, l’enchaînement, naturellement très spéculatif : assèchement du pourtour méditerranéen  vague d’émigration sans précédent vers l’Europe  montée de l’extrême droite (Le Pen à 40% !),… – Compte tenu de l’épuisement des gisements d’hydrocarbures, il est certain que les émissions de carbone (sous forme de CO2) connaîtront un pic. Mais il ne faut pas oublier à cet égard que le charbon est un hydrocarbure et que les réserves terrestres en charbon sont bien supérieures aux réserves d’hydrocarbures liquides ou gazeux dont la production pourrait effectivement connaître un pic dans un tout petit nombre de décennies (2, 3,.. ?). Par ailleurs, à se contenter de miser sur l’épuisement des ressources naturelles, même le pic passé, la concentration de GES dans l’atmosphère et l’augmentation conséquente de la température n’en continueront pas moins à augmenter pendant encore des décennies. Sauf changement radical et rapide du mode de vie, l’effort à faire ne sera payé de retour que sur le très long terme rendant ainsi politiquement encore plus difficiles à prendre des décisions drastiques pour limiter les émissions. Mais si l’on ne fait rien, les effets très dommageables se feront sentir bien avant la fin du siècle : ce n’est pas parce que le XXème siècle a été un siècle de répit que le XXI ème le sera : il s’est consommé autant de pétrole dans le monde de 1980 à 2000 que depuis les origines jusqu’en 1980 !

Telles sont les principales lignes de ce risque d’autant plus insidieux qu’on ne peut se représenter correctement ses effets et qu’il sera nettement trop tard pour le combattre lorsqu’on les percevra nettement : il faut se battre pour que n’arrive pas quelque chose que nous n’avons jamais vu ! On ne sait pas exactement de quoi on va mourir. Mais croire que parce qu’on ne sait pas, il ne nous arrivera rien, relève d’une illusion, au demeurant fréquente.

Débat

Q1 Au sommet de la Terre de Rio en 1992, il y avait des incertitudes encore fortes et l’on pensait qu’il serait simple de stabiliser les émissions. Aujourd’hui on a plus de certitudes, mais on ne sait comment faire. Le pas franchi à Kyoto est très peu de choses par rapport à ce qu’il faudra faire après les échéances prévues par Kyoto (2008-2012).
R1 On sait comment faire, mais on ne le veut pas. Il suffit de relever progressivement les taxes sur les consommations d’énergie fossile et de mettre des droits de douane en conséquence sur les produits des pays qui ne respecteraient pas cette règle. Le protocole de Kyoto n’est pas exempt de critiques possibles mais le temps pressant il vaut mieux ne pas repartir de zéro. L’après Kyoto sera en effet beaucoup plus exigeant : pour maintenir les concentrations actuelles de GES dans l’atmosphère, il faudrait globalement que nos émissions de gaz carbonique soient réduites au minimum à la moitié de ce qu’elles étaient en 1990 (6 à 7 milliards d’équivalent carbone). La « bonde du réservoir à GES qu’est l’atmosphère » peut effectivement évacuer quelques 3 milliards de tonnes. Cette réduction globale implique une division par 4 pour la France, par 10 pour les USA, par 6 pour l’Allemagne, par 2 pour le Mexique, par 1,6 pour la Chine, mais par 0,5 pour le Pakistan… pour une égale émission annuelle par habitant (500 kilos).

Q2 Le réchauffement est-il réellement causé par l’homme ? Que sont nos émissions comparées à une bonne éruption volcanique ou aux effets d’une éruption solaire ?
R2 En moyenne, il y a deux énormes flux contraires quasiment équilibrés autour de 150 milliards de tonnes d’équivalent carbone échangés naturellement entre l’atmosphère et la terre. Les émissions d’origine humaine ne représentent que 7 milliards de tonnes mais leur influence sur le solde de ces échanges est très importante. En fait la science relative à ces échanges n’est pas neuve, loin de là. Ce sont les outils de mesure au service de cette science qui ont fondamentalement changés.

Q3 La reprise du programme nucléaire n’irait-elle pas dans le bon sens ? N’est-ce pas ceux qui plaident pour la lutte contre l’effet de serre qui y sont opposés ?
R3 En France elle n’aurait que peu d’effet puisque nous avons déjà à peu près fait le plein « du nucléaire » pour la production d’électricité. Dans les autres pays, l’effet serait naturellement plus sensible. Le problème de la non prolifération des armes nucléaires est généralement mis en avant pour mettre en cause cette reprise. Mais si l’on tient compte des pays qui ont déjà officiellement ou non la bombe, on pourrait jouer sur 25% des émissions mondiales.

Q4 De façon générale, la portée temporelle des décisions politiques comme des particuliers a tendance à se raccourcir. N’est-on pas impuissant pour traiter des effets de si long terme ?
R4 Il suffit de taxer de façon progressive les émissions, le reste viendra tout seul : les petites voitures économes de carburants, les énergies renouvelables, l’isolation des bâtiments, un autre urbanisme, un autre type de loisirs… Ceci dit, Tocqueville soulignait déjà que les démocraties seraient incapables de traiter les effets de long terme. Même le fameux principe de précaution, si à la mode par ailleurs, semble aujourd’hui écarté du débat politique dans cette affaire. Taxer progressivement serait d’abord social, car à défaut la hausse, provoquée par l’épuisement des ressources ou la nécessité de la lutte contre l’ES, arrivera brutalement engendrant des perturbations très profondes dont pâtiront d’abord les plus faibles.
I4 Ne faudrait-il pas alors plutôt revoir profondément la structure des fiscalités et remettre d’urgence en chantier les vieilles idées relatives à une fiscalité fondée pour l’essentiel sur la taxation de l’énergie. En bref une TEA (taxe sur l’énergie ajoutée) plutôt qu’une TVA qui est la « pensée unique actuelle » ? La taxation ne jouera-t-elle pas d’abord en faveur des riches ?
R4 Oui, mais il faudra soulever des montagnes. La taxation est certes d’abord vécue comme une confiscation mais son effet dépendra du projet social qui l’emportera politiquement et conditionnera sa redistribution. Par ailleurs, la réorganisation du modèle de vie qu’implique la lutte contre le changement climatique imposera de lourds investissements publics.

Q5 Comment se fait-il que le problème ne soit porté par aucun groupe social et qu’il reste confiné à un petit nombre de gens intelligents et vertueux ? Les scientifiques n’ont-ils pas une responsabilité vis-à-vis de l’Etat ?
R5 Les politiques ne sont pas mieux informés en moyenne que le lecteur moyen de la presse. Ils n’ont pas de raison de s’intéresser à un problème non réellement considéré par celle-ci qui, par exemple, n’a jamais souligné l’irréversibilité des augmentations de température. De plus, ils sont élus pour faire ce que veut l’opinion. Il y a un prérequis formidable d’information et d’éducation de l’opinion pour que le débat puisse s’engager. L’EN y jouera un rôle important, mais il y faut le temps d’une génération alors que l’urgence est plus grande. Les scientifiques ont créé à cette fin le GIEC (groupement international d’études sur le climat) qui n’est rien de plus qu’une grosse revue scientifique spécialisée sur ce problème. Mais comment forcer les médias ou les politiques à en avaler les 650 pages (en anglais !) qui résument déjà elles-mêmes près de 70 000 pages de publications scientifiques ? Finalement, ce sont les acteurs économiques les plus susceptibles de tirer parti de l’effort à réaliser ou d’être le plus touchés qui seraient sans doute mobilisables le plus rapidement et le plus efficacement : les viticulteurs, la SNCF, l’industrie de l’isolation par exemple. C’est en tout cas dans ces milieux que je rencontre les oreilles les plus attentives, certainement pas à Greenpeace qui ne m’a jamais invité. Il faut dire que de changer à 180° d’attitude sur le nucléaire n’est pas facile pour qui a bâti son image sur son refus absolu.

Q6 Ne peut-on agir sur les puits naturels de carbone ? L’épuisement des ressources pétrolières est-il pris en compte ?
R6 On ne peut jouer sur la pompe océanique. Sur terre, il faudrait boiser deux fois la surface du Sahara à partir de terres agricoles pour stabiliser les émissions actuelles soit pas loin de la totalité des terres agricoles actuelles ! On ne « boxe » manifestement pas dans la même catégorie que la relance du nucléaire ou les économies d’énergie. Quant au pic du pétrole, oui, on l’aura (avec une crise économique) mais on a 10 fois plus de charbon, notamment aux USA. Le problème n’est pas tant de toucher au pétrole que de ne pas toucher au charbon.

Q7 Que sait-on sur le déplacement possible du Gulf stream ? Qu’en est-il des réserves d’uranium et de la fusion nucléaire ?
R7 La circulation océanique se fait en boucle entre les eaux superficielles et les eaux profondes. Elle est largement déterminée par la plongée profonde d’eaux superficielles refroidies et salées au niveau du Groënland (effet de thermosyphon). Tant la fonte accrue de la banquise qui adoucit l’eau, que le réchauffement général des eaux superficielles en réduiront la densité avec pour effet de réduire l’aspiration des eaux superficielles et de repousser le Gulf stream vers le sud. On peut en attendre une division par deux de la pluviométrie et une baisse de quelques 5°C en Europe mais pas de glaciation. Les réserves d’uranium dépendent fortement du prix du minerai. Ceci étant, l’avenir est dans les surrégénérateurs qui produisent plus d’énergie fissile qu’ils n’en consomment ou dans de nouvelles filières (uranium-thorium). Un forum des ingénieries planche ainsi sur des réacteurs dits de quatrième génération (nous en sommes à la deuxième). Le nombre des générateurs de ce type qu’on pourra construire dépendra du nombre de générateurs de 3ème génération que l’on va mettre en service. On ne pourra faire l’impasse d’une génération sur la base de ces projets. Quant à la fusion, elle est bien trop loin de l’âge industriel, à supposer qu’on y arrive, pour répondre au problème posé.

Gérard Piketty