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04/06/2007 – Développement Durable ? – Jacques Ninet

EXPOSE

Il faut d’abord se méfier de la « pensée unique » en économie. Il est par exemple étonnant de voir que la dette publique est devenue un sujet essentiel de la campagne. Elle représente certes 15000 Euro/habitant, mais qu’en déduire ? Comment en parler ?
D’abord, nulle part la dette publique ne se rembourse (NDLR : mais le service de la dette -i.e les intérêts- représente déjà près de 14% des ressources de l’Etat et la moitié du budget de l’état consacré à l’éducation nationale et la recherche.). Les critères de Maastricht et du pacte de stabilité sont devenus des lois d’airain de l’économie alors qu’ils n’ont été fixés qu’en relation avec les préoccupations et perceptions du moment (Le Japon a par exemple pour sa part un ratio dette/PIB égal à deux fois celui de la France.) même si leurs deux objectifs :
• Promouvoir la convergence des politiques publiques
• Eviter le dumping d’un ou plusieurs pays de l’UE sont essentiels.
La dette est ensuite le reflet d’une politique de l’offre (exonération de charges sociales) et d’une protection sociale forte pour lesquelles il n’y a pas de budget. Il faut s’endetter pour en payer le coût et cela ne pourra pas durer. Le vrai problème est donc celui de la dette dans 10 ou 20 ans et celui de l’insolvabilité des systèmes sociaux. Il faut également se préoccuper des créanciers générés par la dette publique et l’on voit alors ressurgir les inégalités de la détention de l’épargne. Pour beaucoup, ce sont des fonds de pension qui achètent des titres de dettes émis par les gouvernements et prêtent ainsi à des gouvernements qui risquent d’être insolvables dans trente ans.
Il faut enfin se référer à la dette privée puisqu’en dernier ressort c’est sur le dos de chaque citoyen qu’est construite la dette publique. Elle est beaucoup plus élevée aux USA qu’en France. Le ratio dette privée/PIB y atteint en effet 120% et la répartition de la dette y est bien sûr très inégalitaire, les plus modestes y étant beaucoup plus exposés.
Bref le sujet est vaste et le dogmatisme y est malvenu. Celui-ci semble relever du désir bien répandu de culpabiliser à propos de ce qui relève de la chose publique.
Des questions très lourdes subsistent cependant :
• Il n’existe pas de modèle capable d’expliquer comment faire fonctionner le libre-échange entre des zones où les coûts salariaux dont trop différents. Théoriquement les coûts de production doivent s’égaliser par le biais des taux de change. En pratique, c’est impossible.
• Il n’y a aussi pas de modèle pour expliquer que l’obligation faite par les fonds de pension d’obtenir une rentabilité du capital investi (ROE) de 15% n’engendre pas plus de concurrence et n’empêche pas de voir les monopoles se constituer.
• La modernité est associée au libéralisme, mais le tout pour l’actionnaire ne date que d’une vingtaine d’années.
La pensée unique, c’est finalement la déroute de l’Etat Providence qui ne peut que se terminer dans une inflation incontrôlée et la spoliation des épargnants. Pas question d’y revenir alors que pendant 17 ans, les actionnaires n’ont pas gagné un rond aux USA. Quant on parle de réformes, on ne dit généralement pas de quoi il s’agit. En fait, la pensée unique vise la diminution des retraites, la flexibilité du marché du travail etc… Alors que la théorie économique est capable de décrire un équilibre qui représente le fonctionnement optimum de l’économie mais elle ne sait pas dire comment on va à cet équilibre. Mrs Thatcher aurait-elle réussi sans le pétrole de la mer du Nord alors qu’au même moment, Reagan a mené une politique de même type (les « reaganomics ») qui s’est soldée par un échec. Il n’y a pas de preuve expérimentale que la théorie de l’offre marche ou alors c’est au prix d’un fantastique creusement des inégalités puis qu’aux USA le revenu médian n’a pas bougé depuis 20 ans, ce qu’en caricaturant on a appelé la « ploutonomie ». Pourquoi parler uniquement de la théorie de l’offre et pas de quelque chose de plus équilibré ? Il y a un parti pris métaphysique des économistes. Pourquoi n’y aurait-il pas de déviationnisme chez les grands patrons et les hauts fonctionnaires ?
Le développement durable (« DD ») vise à faire en sorte que le bien commun soit pris en compte, non pas simplement dans les décision « au sommet » (Etats, Collectivités ) mais au niveau des échanges financiers courants. A cette fin, on définira ce que sont des entreprises socialement responsables (RSE pour l’acronyme anglais) et on incitera des investisseurs « socialement responsables » (ISR) à s’y intéresser en priorité. On espère ainsi que l’entreprise s’en portera mieux en acceptant de prendre en compte ses « externalités » (coûts induits à l’extérieur de l’entreprise par son comportement social ou concernant l’environnement), qu’elle sera mieux cotée et que le marché, in fine, sera content.
La réglementation étant défaillante on va faire des RSE à partir de règles définies par l’ONU. Les réactions à cette démarche peuvent être contrastées : Certains adopteront la démarche RSE parce que l’entreprise aura moins de pépins et que le reste est moins important à leurs yeux. D’autres attendront que ce soit « bien vu ». Certains considéreront que l’ISR (d’origine quaker) ou la démarche RSE sont le cache-sexe du néolibéralisme : ils donnent bonne conscience et de bons arguments pour le marketing. Ils permettent de faire passer le modèle de l’économie libérale au motif qu’elle est propre. Mais on peut espérer aussi qu’il y a une chance non nulle pour que le comportement des entreprises et des investisseurs bascule dans le bon sens par effet de contamination. Actuellement seuls 600 millions d’Euro sont labellisés ISR sur les 15 milliards d’Euro que compte le fond spécial des retraites (FSR). C’est peanut ! Ses dirigeants veulent étendre cette part comme un engagement transgénérationnel. Poussée à l’extrême, on aurait la logique de l’hyper privatisation ou des private equity funds rachèteraient des entreprises pour les retirer de la bourse.

DEBAT

Q1. Êtes-vous optimiste sur l’ISR, vous qui êtes conseiller du FSR ?

R. Je suis censé en vivre et je n’en vis pas bien. Les syndicats se bornent à demander combien cela rapporte ?
Q2. N’êtes-vous pas en train de redéfinir les conditions de réémergence de la Puissance publique ? Le patronat catholque de la fin du XIXème siècle était sensible à une réintroduction des coûts externes des entreprises dans leur gestion. La puissance publique a poussé à cette réintroduction. Quelles sont les normes de l’ISR ? Qui les définit ? comment sont accrédités les labeliseurs « ISR ». La puissance publique n’aurait-elle pas à intervenir pour préciser ce fonctionnement, lui assurer plus de transparence et d’objectivité de façon à mieux le promouvoir ?
R. Les investisseurs « ISR » se réfèrent aux principes définis par l’ONU qui concernent les trois piliers : environnement, social, gestion. Ces principes distinguent 5 groupes d’entreprises avec une centaine de critères qui sont dans l’ensemble assez subjectifs. Chaque groupe d’investisseurs dit les critères qu’il privilégie dans ces 100 critères (Par exemple, les suisses sont marqués par l’environnement et n’aiment pas le nucléaire NDLR préférant l’importer de France !). Les critères sont affichés mais pas les résultats.
Q3. Vous avez laissé entendre que la dette équivalait à l’évasion fiscale. Pourquoi la France et l’Allemagne sont-elles si flexibles sur ce sujet ? Le système de l’ISR que vous décrivez ne risque-t-il d’imploser ? Peut-on prouver que les investissements propres rapportent ? Observe-t-on un changement de comportement des entreprises ?
R. Il y a une bulle financière sur les énergies renouvelables. Tout le monde en veut. Faire du thématique peut être concret. (NDLR : rien d’étonnant à cela puisque la rentabilité en est actuellement pratiquement garantie dans l’ensemble par de lourdes subventions de la puissance publique). Les entreprises changeront dans la mesure où on les percevra comme des entreprises engendrant des risques. Le mouvement peut être renforçé par le mimétisme naturel des marchés. Enfin on voit poindre ici où là un « ISR » militant avec l’acquisition et l’organisation de droits de vote dans les entreprises.
Q4. Le mécanisme de l’ISR ne peut prendre son essor que si les notateurs sont reconnus comme indépendants, compétents et objectifs – c’est le problème de l’accréditation -. S’oriente-t-on dans ce sens ? Par ailleurs y a -t-il un espace pour des critères ISR hors de la réglementation (lois ou normes) arrêtées ou promues par les puissances publiques ? En d’autres termes, quelle est la nature des principes et critères mis en avant par l’ONU ? Pourquoi n’observe-t-on aucun mouvement perceptible par le public de leur transposition dans les lois et normes nationales (ou européennes) ?
R. Des agences privées, comme Standard & Poors notent depuis longtemps l’ensemble la solvabilité des emprunteurs publics et privés et leurs services sont payés par ces derniers. Cela marche et le système bancaire s’autorégule ainsi. On n’en est pas là pour l’ISR (Vigeo de Nicole Notat tire la langue et a du mal à décoller). Y coexistent des évaluateurs privés et indépendants avec d’autres qui dépendent directement de leurs investisseurs avec une cloison plus ou moins étanche entre le notateur du groupe et la cellule d’investissement du groupe. Une cellule travaille au ministère des finances sur la question et l’AMF (Le gendarme de la bourse) demande la note « ISR » si elle existe et qu’il y a problème. Mais au final, on reste dans la subjectivité absolue : l’agence Sarrasin note mal Peugeot parce qu’elle n’aime pas l’automobile. Les notations sont sensibles à des valeurs différentes. Il manque enfin à l’appréciation ISR son évolution dans le temps comme on dispose de la suite des notations Standard & Poors pour tel ou tel émetteur. La crainte de générer des effets contre productifs existe et oblige à adapter en conséquence le dispositif de notation. En France, trois investisseurs se sont lancés dans l’ISR : Le FSR pour qui sont 5 cabinets dont 4 étrangers, l’AGIRC-ARRCO qui demande beaucoup de reporting enfin la RAFP (Retraite Additionnelle de la Fonction Publique) gérée par la CDC. Cette dernière a décidé d’établir son propre système figurant dans une charte d’une cinquantaine de pages.
Q5. Peut-on démontrer que l’ISR performe plus. ? Peut-on mesurer le coût du non-respect du droit ? Peut-on être classé « top RSE » et se comporter comme un gougnafier avec ses salariés ? Qu’est ce que cela peut signifier pour une multinationale qui travaille dans des pays à la réglementation sociale très différente ?
R. Tout cela est effectivement difficile. Une étude a été faite sur le coût du non respect de la concurrence qui montre qu’il est très peu incitatif.
S1. Le coût du non respect du droit se régule automatiquement. Mais il sert surtout de paravent.
S2. Autant la question de l’ISR peut avoir un sens pour les entreprises qui travaillent chez nous autant il en manque à l’échelle planétaire. A ce niveau, il est avantageux de ne pas trop s’en occuper et d’investir en Chine ou en Inde. De toute façon, la norme ISR suppose la mise en place d’une police de son application pour être vraiment crédible et l’on retombe sur le rôle de la puissance publique en la matière.
S3. Ne peut-on pas promouvoir des règles pour boycotter telle ou telle entreprise ? Si les agences de notation ne peuvent prendre en compte l’action des multinationales et les problèmes de concussion qui contribuent à la misère africaine, que reste-t-il si ce n’est un miroir aux alouettes pour se donner bonne conscience ?
R. Faire marcher la démocratie d’opinion, ce qui implique de bien avoir pris conscience de l’empire de la pensée unique et de comprendre les phénomènes en cause. Pour les anglo-saxons le mot Etat équivaut à agiter le chiffon rouge.
S4. Il y a quelque chose de gênant à faire définir l’intérêt général par le privé. Il peut être réintroduit par le biais du développement durable à condition que la puissance publique arrive à faire sortir le concept du flou qui nuit à son opérationnalité. .. Et puis il faut de la transparence.
R. L’AMF s’est un peu emparée de cette question ainsi que la SEC américaine qui doit faire face à un barrage des lobbies pour empêcher la réglementation.
S5. Deux choses sont nécessaires à la démarche : d’abord la notoriété des agences de labellisation, ensuite la participation des mouvements de consommateurs car ils détiennent une puissance réelle sur les entreprises….

Gérard Piketty