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04/04/2005 – Le marché unique des services : contenu, limites – Les membres du Club

Le marché unique des services et la proposition de directive « Bolkestein » (PDB) Mon analyse et mon appréciation du problème à la suite du débat avec François Colly le 4 avril 2005.

Le contexte et la portée de la PDB La réalisation du marché intérieur des services comme celle du marché intérieur des marchandises est inscrite au cœur de la construction européenne depuis l’origine. Au vu de l’importance prise par les services dans l’économie (70% des emplois et 53,6% du PIB de l’UE) ainsi que le retard pris dans la réalisation de ce marché, le sommet européen de Lisbonne de 2000 s’est prononcé en faveur d’une directive pour y mettre fin. La proposition de directive déposée par la Commission en janvier 2004 répond à cette demande. Elle doit être encore examinée par le Conseil et le Parlement européens qui doivent obligatoirement se mettre d’accord sur son contenu (régime dit de la co-décision).

Parallèlement, la réflexion sur les services économiques d’intérêt général (SIEG) qui correspondent dans le langage bruxellois à nos « services publics », a progressé au niveau de l’Union.
D’abord avec les directives sectorielles âprement négociées dans les années 90 entre la Commission et les Etats-membres concernant les services de « réseau » (électricité, gaz, poste, télécommunications, transport de marchandises par voie ferrée, télévision sans frontière) ou des arrêts de la CJCE. Ensuite par la publication par la Commission en mai 2004 d’un livre blanc sur les services d’intérêt général envisageant notamment l’établissement d’une directive cadre sur les SIEG déjà mentionné dans les conclusions du Conseil européen de Barcelone de mars 2002.
La PDB exclut les services d’intérêt général non marchand (SIG) tels que l’éducation, la justice etc… mais inclut néanmoins les SIEG dans son champ d’application sans toutefois remettre en cause l’acquis communautaire les concernant i.e les directives existantes.
Ceci étant, la PDB entend, dans le champ des services, éliminer les obstacles s’opposant aux deux grandes libertés garanties par L’UE : la liberté d’établissement d’une part, la liberté de circulation de l’autre.
Pour la liberté d’établissement, la Commission souhaite supprimer ou limiter les régimes d’autorisations imposées par les États-membres pour l’exercice d’une prestation de services qui recèlent de nombreuses dispositions corporatistes et protectionnistes. Un régime d’autorisation ne pourra donc exister qu’à la condition d’être non discriminatoire, justifié par une raison impérieuse d’intérêt général et s’il est démontré qu’une mesure moins contraignante comme un contrôle a posteriori ne pourrait pas répondre à l’objectif poursuivi (article 9). A partir de l’entrée en vigueur de la directive, les États membres ne pourront introduire de nouvelles exigences que conformes aux trois critères mentionnés et découlant de circonstances nouvelles. Les États membres seront alors tenus de notifier à la Commission, « à l’état de projet », les nouvelles dispositions législatives, réglementaires et administratives. La Commission disposera de trois mois pour statuer.

Les établissements concernés restent soumis au droit du pays d’accueil.
La liberté de circulation concerne les services transfrontaliers i.e les services pour lesquels le bénéficiaire et le prestataire sont établis dans deux pays différents.
Dans ce cas, le prestataire serait soumis uniquement aux dispositions nationales de son pays d’origine. C’est le PPO. Cependant, les dispositions nationales concernées ne sont que celles relatives à l’accès à l’activité de service et à son exercice, et notamment celles régissant le comportement du prestataire, la qualité ou le contenu du service, la publicité, les contrats et la responsabilité du prestataire. Autrement dit le PPO ne vise pas le service en lui-même mais la qualité du prestataire à le rendre et la façon dont il est rendu. S’il construit une maison, celle-ci doit être conforme aux réglementations en vigueur dans le pays d’accueil.

Il existe cependant 23 dérogations générales à ce principe. Celles-ci concernent d’abord les SIEG déjà mentionnés (poste, électricité, gaz, distribution de l’eau, télécommunications). Elles concernent aussi le détachement des travailleurs (120 000 salariés français concernés en 2003 pour des prestations d’une dizaine de semaines en moyenne) qui reste couvert par une directive datant de 1996, et la directive (à venir) sur les qualifications professionnelles. Elles visent enfin le traitement des données à caractère personnel, les matières couvertes par la directive sur la libre prestation de services par les avocats, la coordination des régimes de sécurité sociale, la surveillance et le contrôle des transferts de déchets, les droits d’auteur et droits de propriété intellectuelle, les actes requérant l’intervention d’un notaire, le contrôle légal des comptes, le remboursement des soins hospitaliers etc.…

Enfin, la PDB prévoit, à défaut d’harmonisation communautaire, la possibilité de dérogations dans des cas individuels, pour la sécurité des services, l’exercice d’une profession de santé ou la protection de l’ordre public.

Le PPO n’est pas une nouveauté au sein de l’UE. Il est explicitement repris dans quelques textes communautaires comme la directive sur la télévision sans frontière. C’est cependant la première fois qu’il y est recouru de façon aussi large.

Appréciation Malgré les précautions prises pour affirmer, par dérogation, le respect des directives existantes les concernant, le point de loin le plus contestable de la PDB est d’avoir inclus les SIEG dans son champ d’application. Le champ vaste et hétéroclite des services visés par la PDB rend cet amalgame contestable car d’une part le champ des services économiques d’intérêt général reste encore insuffisamment déterminé et d’autre part parce que les directives sectorielles existantes bien qu’en en couvrant l’essentiel n’en font pas le tour, parce qu’enfin l’articulation entre le régime spécifique qu’ils méritent et celui de la directive est insuffisamment clair pour ce qui concerne les évolutions possibles. Il est donc de la plus haute importance de faire mûrir simultanément au plan européen la réflexion sur les SIEG et celle sur la réalisation du marché intérieur des services car les SIEG méritent d’être traités à part dans une directive cadre les concernant. Rien ne s’y oppose juridiquement comme le montre le sénateur Catherine Tasca dans le rapport clair et intéressant qu’elle vient de remettre au nom de la délégation pour l’Union Européenne du Sénat sur le livre blanc émis par la Commission en 2004 (www.senat.fr).
Il est vrai qu’une tendance très « libérale » au sein des Etats membres est prête à s’en remettre au marché de façon excessive aux yeux des autres. La pression à exercer pour l’obtenir devra donc être forte. Mais l’expérience des grandes directives sectorielles (gaz, télécoms etc..) a montré que la France était finalement capable de la faire bouger pour aboutir à des compromis positifs, même de son point de vue. Il est néanmoins clair que ceci ne se fera pas sans un effort important de pédagogie, de clarification de ce qu’est et implique réellement le service public.
Pour le reste, la PDB ne sera pas le bouleversement que donnerait à penser l’ampleur du débat en France. Le toilettage des conditions d’établissement lorsqu’il est soumis à autorisation est salutaire pour y supprimer la permanence de conditions injustifiées qui traînent toujours ici ou là sous la pression de corporatismes frileux. En revanche, il est plus contestable que le dernier mot en matière d’appréciation de l’intérêt général justifiant le régime d’autorisation appartienne à la Commission et non à la CJCE.
La libre contractualisation des services transfrontaliers se fait déjà très largement sans autre règle que celles décidées d’accord parties dans le cadre des règles ou conventions internationales existantes quant aux garanties apportées par le prestataire pour l’exercice de sa prestation. Lorsque les parties contractantes sont des entreprises importantes, leurs services juridiques savent s’y retrouver et s’en arranger au mieux. Le problème est différent lorsque l’une et/ou l’autre des parties contractantes n’a pas cette capacité. La PDB clarifie les choses en posant l’application du droit du pays d’origine pour ces garanties. C’est une simplification réelle qui n’élimine pas que le « petit » bénéficiaire puisse se faire leurrer par son prestataire, mais du moins les systèmes de vigilance (services de répressions des fraudes, associations de consommateurs…) peuvent cerner plus facilement le problème pour aider les consommateurs. Au plan social, le détachement de travailleurs salariés dans le cas de prestations importantes par des entreprises (120 000 détachements en France en 2003 pour une durée moyenne de 10 semaines) a fait depuis 1996 l’objet d’une directive spéciale pour éviter les abus possibles de dumping social. La remise en cause de cette directive ne paraît pas avoir fait l’objet d’une demande particulière de la part des syndicats.
Faut-il alors craindre une déferlante de petits prestataires indépendants venus d’autres états membres pour proposer de façon occasionnelle, i.e sans établissement permanent en France, de venir y rendre un service attaché à la personne ou à un immeuble ? Certainement pas même s’il y a des cas délicats (exemple des orchestres de l’ « Est » proposant de venir donner des concerts à des conditions insupportables pour les professionnels français).
Généralisé ainsi le PPO pose néanmoins des problèmes (droit pénal applicable par exemple à une infraction commise dans le pays où est rendue la prestation ou de droit civil applicable au règlement des litiges contractuels ou non régi par les conventions internationales de Rome I et II).
Il peut aussi poser, ni plus ni moins qu’aujourd’hui, des problèmes de protection et donc d’information des consommateurs face aux services proposés mais il introduit, on l’a déjà dit, une simplification dans le travail de vigilance et d’aide du consommateur. Il n’a en revanche pas d’incidence sur le droit de l’environnement et le développement durable. Si une ingénierie doit fournir le dossier de construction d’une usine, les conditions dans lesquelles elle effectuera sa prestation relèveront bien du PPO mais le produit de sa prestation (le dossier d’ingénierie) devra être lui conforme à la réglementation du pays d’accueil pour l’environnement. Il laisse enfin un flou sur les conditions imposées services transfrontaliers lorsque l’établissement est soumis à autorisation.
Enfin, la PDB peut être prise, Constitution ou pas, sur le fondement des textes actuels. En revanche, le traité constitutionnel innove en donnant une base juridique réelle aux SIEG : « Eu égard au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale, l’Union et ses États membres… veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions » (Art. III-122)..

Gérard Piketty