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04/04/2024 – Julien VERCUEIL – Comment et jusqu’à quel point les BRICS peuvent-ils redessiner l’ordre du monde ?

Julien Vercueil est professeur des Universités, économiste à Lyon III, chercheur au centre de recherche Europe-Eurasie, vice-président de l’INALCO, spécialiste de la Russie et des Etats post-soviétiques, auteur de « Les pays émergents : Brésil, Russie, Inde, Chine. Mutations économiques. » 1

C. Deltombe introduit la question : Les BRIC, groupe d’Etats à savoir le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine, auxquels se sont ajoutés d’abord l’Afrique du Sud pour devenir les BRICS en 2011, qui constituent presque 40 % de la population mondiale, puis avec d’autres pays émergents formant en 2024 les BRICS+. Quelle influence les états de ce groupe en extension ont-ils sur la politique internationale ?

J. Verceuil : J’ai été amené à m’intéresser aux BRICS à partir de ma thèse qui portait sur l’économie de la Russie. La question de l’émergence économique est d’intérêt majeur pour beaucoup d’économistes et en 2010 la Russie avait une croissance peu inférieure à 10% par an. D’où mes travaux sur l’insertion internationale de l’économie russe. Et j’ai réédité mon livre entre 2010 et 2015. Je suis entré dans les sujets géopolitiques par le prisme de l’économie et suis convaincu qu’ils ne se comprennent pas sans une analyse économique.
Nous allons analyser quels enjeux et quelles perspectives ont présidé à la constitution des nouveaux « BRICS + ».

Quelques jalons historiques :

De quoi conviennent les BRICS ? Ils s’accordent sur la gouvernance économique, mais elle est déséquilibrée. Les accords de Bretton Woods sont des accords de coopération et ils sont encore valables. Le FMI fait cotiser ses 200 membres et les quotes-parts doivent refléter la contribution de chacun. La Chine et l’Inde sont sous-représentées et plus vous cotisez, plus vous avez de voix. Les Etats-Unis avec leur poids économique y ont un droit de véto.
Les BRICS fonctionnent par consensus et font un communiqué commun surtout pour protester contre le poids exorbitant du dollar. C’est cette monnaie nationale qui domine l’économie mondiale. Les BRICS veulent modifier l’ordre économique mondial, en bousculer la gouvernance, réduire le poids du dollar, mettre en place une monnaie internationale.

Quel type d’ensemble forment les BRICS ?
Un ensemble asymétrique car les différences de poids sont constitutives. Mais cela évolue : En 92, le PIB de la Chine était inférieur à celui de la Russie. En 2023, il est devenu 43 fois supérieur au PIB de la Russie !
Les BRICS n’ont pas de dispositifs pour corriger les asymétries. Soit on passe en force, soit on négocie des contreparties. Les dynamiques propres à chaque pays et les trajectoires économiques divergent. Il y a des années charnières, comme 2007, celle de la crise de l’immobilier qui s’est propagée de la Chine à l’Europe continentale, avec la crise financière de 2008 des subprimes, qui s’est propagée à nous, alors que nous n’étions pas concernés par ces investissements spéculatifs. Il y a eu des plans de sauvetage. La crise a cassé la dynamique de croissance de certains pays. Cela a accéléré les divergences. Le Brésil était à 3,5 % en 2008, il est descendu à 1,7. La Chine est passée de 10% à 7,5%. Entre 1999 et 2009, l’Inde garde ses 7% de taux de croissance. La Russie est celle qui a le plus perdu, elle baisse de 7 à 2%, en dents de scie, et l’Afrique du Sud aussi.
Les BRICS réalisent des projets de mise en commun à différents niveaux sectoriels.
En 2015, on note un tournant au FMI, la directrice Christine Lagarde fait modifier les quotes-parts des pays : La Chine est devenue le 4 ème pays en termes de PIB ; l’Inde obtient sa représentation au FMI, la Russie obtient l’accroissement de sa représentation ; les Etats-Unis conservent leur droit de véto leur part ayant augmenté, mais ils subissent une correction qui la diminue faiblement.
Les BRICS, insatisfaits de la Banque Mondiale, tiennent leur sommet en Russie et créent la New Development Bank (NDB) qui finance des projets d’investissements à long terme des pays membres.
La création d’institutions communes internationales permet aux BRICS de décider de leur côté. Ils cotisent tous à la même hauteur, Chine comme Afrique du Sud. C’est un dispositif qui permet de se passer du FMI, mais pas du dollar : le capital de la NDB est en dollars…
Après 2015, on parle moins des BRICS.
Le Covid-19 est un phénomène mondial, sanitaire et économique. C’est de la Chine, de Wuhan, que le virus est parti début 2020, la mondialisation et les grandes métropoles en sont les vecteurs. Il arrive en Europe par l’Italie du Nord. On s’est aperçu que nous étions dépendants de la Chine dans de nombreux domaines, pour les masques et autres… La Russie et la Chine se sont placées comme des vecteurs de vaccins et ont cherché à éroder les monopoles des grands groupes internationaux. Mais leurs vaccins ne répondaient pas aux protocoles de tests qui avaient cours en Occident, les Russes refusant de livrer le mode de fabrication de leur vaccin Spoutnik. Il n’y a eu aucune coordination entre les pays, sauf dans l’Union Européenne, mais pas du tout chez les BRICS. L’inégalité dans l’accès aux vaccins, aux diagnostics et aux traitements, a été l’occasion pour les BRIC de reprocher à l’Occident de ne pas les avoir diffusés aux populations pauvres.
Et la reprise économique internationale post-Covid a été retardée par la politique chinoise du zéro- Covid.
La guerre en Ukraine constitue un autre élément de cohérence entre les BRICS et d’antagonisme avec l’Occident. Au moment du sommet des BRICS en août 2023 à Johannesburg, Lula ne reçoit pas Poutine2 car ce dernier fait l’objet, de la part de la Cour Pénale Internationale, d’un mandat d’arrêt pour la déportation d’enfants ukrainiens.
En avril 2024, les Etats du BRICS (Inde, Chine, Russie, Brésil, Afrique du Sud) décident de l’ouverture de leur groupe à 5 nouveaux Etats : l’Iran, l’Egypte, l’Ethiopie, l’Arabie Saoudite, Les Emirats Arabes Unis rentrent = BRICS+

L’Argentine de Milei, ne donne pas suite.
La cohésion des BRICS + qui comptent 10 Etats, 5 anciens et 5 nouveaux, repose sur une coopération politique, sécuritaire, économique, financière, et culturelle (interpersonnelle, universitaire).

Certains pays voient l’élargissement comme une dilution, l’Inde a intérêt à en être car la Chine, puissance globale, y est ; la Russie montre qu’elle peut se passer de l’Occident. Les discussions sont dures entre les BRICS. Courant 2023, ils ont entrepris de déterminer des critères d’entrée, et puis on a abandonné la liste de critères. Et la Chine décide…
Avec, parmi les BRICS+, l’Arabie Saoudite, les Emirats et l’Iran, plus la Russie, leur coalition peut avoir une puissance de pression sur les hydrocarbures !

Conclusion : Il y a 3 défis pour les BRICS+ :

QUESTIONS

N’y a-t-il pas des outils de cohésion, de régulation entre BRICS ?

Ce n’est pas une organisation, mais un forum. Il y a un Sommet et divers secteurs à part l’économie. On ne peut installer une gouvernance par consensus où tel ou tel peut bloquer un communiqué, c’est une difficulté objective. Il y a une vraie tension entre élargissement et approfondissement avec création d’institutions internationales produisant des actes juridiques. Seule la New Development Bank fonctionne. Le fait de ne pas avoir de procédure de décision est un frein pour de nouvelles actions. Le saut qualitatif n’est pas à l’ordre du jour, sauf pour le financement.

Ce système ne va-t-il pas créer une attractivité forte, en Afrique notamment ?

Sûrement ! L’attractivité vient d’abord de la réussite économique de ces pays et surtout de la Chine. S’il y a crise, les pays du Sud sont moins intéressés. D’autre part il s’agit d’une alternative au G7 et à la puissance américaine.
Certains pays comme l’Indonésie sont intéressés et ont assisté au dernier sommet des BRICS+ mais l’Indonésie veut faire partie de l’OCDE, ils sont dans l’influence occidentale et craignent la menace de la Chine. La réussite de la Chine terrorise aussi les Russes.
Les disparités à l’intérieur des BRICS+ ne sont pas un obstacle si on les rend supportables. Il y a des fonds de cohésion et on le voit, cela limite les décrochages.

Que devient le G20 ?

Créé en 1999, il a joué un rôle pendant la crise de 2009 pour mettre en place des politiques communes. Il a davantage de représentativité que le G8. Il favorise la stabilité financière internationale et fait dialoguer les pays émergents et les pays industrialisés. L’Union Africaine en fait partie depuis 2023.

Le yuan va-t-il remplacer le dollar ?

Les autorités chinoises sont réticentes à l’internationaliser. Pourquoi la Chine est-elle réticente malgré ses énormes excédents courants ? Elle a des réserves considérables mais elle pense qu’elle a une monnaie faible. En 2015, les autorités chinoises ont un peu libéralisé en ouvrant les marchés et elles ont dû fermer en urgence la Bourse de Shanghai. Elles ont corseté tout ça et on ne va plus changer ! Compte tenu du durcissement interne en Chine, des risques économiques et une répression forte ne vont pas dans le sens d’une libéralisation du yuan. Les autorités ne changeront pas de politique demain. Pourtant la Chine est un cœur de l’économie mondiale, surtout quand le dollar baisse.

Et l’Inde, quel est son rôle au sein des BRICS ?

L’Inde compte 3 millions de plus d’habitants que la Chine c’est à dire 1 milliard 428 millions contre 1 milliard 425 en Chine. L’Inde a la croissance la plus prometteuse, aussi spectaculaire que la Chine qui pourrait, elle, dépasser les Etats-Unis. Parmi les BRICS, certains ont des liens avec l’Occident.
Cela dépend de l’agenda de chacun, qui diffère. Il n’y a pas d’alliance, il y a des coopérations. Sur chaque sujet, il y a risque de désaccord. La guerre en Ukraine est condamnée par l’Inde. On peut être BRICS et venir en visite d’état à Paris, comme N.Modi. Sur la question de l’Ukraine, il y a des refus de certains BRICS de prendre parti.

L’Ethiopie a une population aussi élevée que la Russie ? Se développe-t-elle ?

L’Ethiopie compte 129 millions d’habitants, elle est plus densément peuplée que la Russie (144 millions) La Chine lui a construit des barrages, mais qui vieillissent mal et la justice éthiopienne a trainé en justice des entreprises chinoises. Les Ethiopiens tiennent beaucoup à leur souveraineté.
L’Inde et la Russie voulaient faire entrer l’Egypte et l’Ethiopie parmi les dizaines de pays qui voulaient rentrer dans le groupe des BRICS+. Ils voulaient de la diversité.

Est-ce qu’il y a aujourd’hui une influence française ?

Les difficultés économiques de l’Occident dégradent son attractivité, son soft power. La crise Covid a eu un impact négatif : des vaccins n’ont pas été livrés à un prix accessible, il y a eu de graves manquements. Ce sera dur d’obtenir des voix à l’ONU pour gagner. Le discours diplomatique vis à vis de la Chine change.

La Russie domine-t-elle les BRICS+ ?

Il y a une partie du blé ukrainien qui est bloqué par la Russie et elle accuse les sanctions occidentales d’interdire l’exportation du blé qui nourrit l’Egypte et les autres pays d’Afrique et de faire monter les prix du blé, alors que 10 à 15 % des quantités exportées par la Russie ont été volé aux ukrainiens. Les Russes prétendent suppléer l’incurie des pays occidentaux. Ce narratif est relayé par d’autres pays des BRICS+. Les Russes ont beaucoup développé à partir de 2000 leur production de céréales, mais l’efficacité de leurs rendements est encore en dessous du rendement occidental. Ils ont une marge d’amélioration mais il faudrait un fort investissement pour rejoindre la productivité occidentale.

Les organisations économiques ? Y a-t-il une spécificité de l’Union Européenne par rapport aux BRICS+ ?

C’est d’abord la continuité géographique du continent européen qui procure une certaine homogénéité culturelle. On n’est pas avec des traductions simultanées. L’hétérogénéité des pays du BRICS+ existe sur tous les plans, dont le plan culturel : en Russie et en Chine, il y a des violences antimusulmanes. Entre les dirigeants, lors des sommets de chefs d’Etat des BRICS, il s’agit d’être sur la photo à côté de Xi Jinping…Le plus petit dénominateur commun des BRICS+ est d’être une alternative au monde dominé par les Etats-Unis et par le Conseil de Sécurité de l’ONU.

Peut-on remplacer les Etats-Unis par la Chine et le yuan par le dollar ?

Il y a un avantage compétitif du dollar. Le yuan n’inspire pas confiance, est souvent pris pour du toc, sauf si sa valeur est fondée sur le dollar one/one, le dollar est incontournable.

Peut-on estimer le commerce des BRICS+ entre eux ?

Depuis 2004, la Chine a su profiter de l’OMC pour rattraper et dépasser les autres puissances et devenir l’usine du monde en 2 décennies. L’OMC a fait exploser la puissance chinoise en menant une industrialisation dopée aux subventions : elle a su jouer avec les règles de l’OMC, et a accéléré la désindustrialisation de l’Europe. Si l’on commerce avec la Chine, on se désindustrialise. L’Inde n’a pas qu’une rivalité séculaire avec la Chine, elle n’est pas encore industrialisée, il faut qu’elle le fasse et sans trop d’échanges avec la Chine !

Notes prises par Sylvie Cadolle

1 Paris, Bréal, 2010.

2 Mais la Russie y est représentée par Medvedev