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04/03/2024 – Thierry POUCH – Que nous enseigne la crise du monde agricole européen ?

Thierry Pouch, économiste, chef du service Etudes et prospectives des Chambres d’agricultures, rédacteur en chef de la revue Paysans et société, chercheur associé au laboratoire Regards de l’Université de Reims-Champagne-Ardennes, auteur de l’Essai sur l’histoire des rapports entre l’agriculture et le capitalisme (Classiques Garnier, 2023) et de Géopolitique du sucre (S. Abis, T. Pouch).

La crise agricole a démarré récemment et elle est européenne : toute la France a connu des manifestations d’agriculteurs. Les revenus agricoles ont baissé pour beaucoup d’entre eux. C’est en partie parce que les agriculteurs français se heurtent à une concurrence inéquitable, étant soumis à des normes auxquels leurs concurrents ne sont pas soumis. Ils se plaignent aussi des tracasseries administratives qui leur prennent de plus en plus de temps. Le gouvernement a répondu par l’abandon de la surtaxe du gasoil et l’abandon du plan Ecophyto 2050 qui limitait progressivement l’utilisation des engrais et pesticides toxiques (glyphosate). Cela suffira-t-il pour éteindre les causes profondes de ce mouvement de révolte alors qu’il y a une grande diversité de situations chez les agriculteurs. Et, sans lutter contre les désordres écologiques, quel avenir préparer ?

Thierry Pouch :
La situation de l’agriculture est complexe, mais pas spécifique au cas français. C’est le cas de toute l’Europe : les Polonais ont réagi violemment au transit de céréales venant d’Ukraine qui font baisser le prix auquel ils vendent leur blé… L’un des partis agricoles néerlandais négocie avec l’extrême-droite…C’est toute l’Europe qui est en crise. Comment en identifier les facteurs ?

  1. A partir des années 1990, la Commission Européenne décide de moins soutenir les agriculteurs. On réforme la PAC tous les 6 ans. C’est un bouleversement : avec la baisse des prix d’intervention, le soutien des prix des céréales, du beurre, du lait, s’émousse et est réorienté. Le budget de l’agriculture en 1992 représente 66% des dépenses communautaires. C’est 27% aujourd’hui.
  2. A partir de 1999, on a des objectifs environnementaux, donc un cortège de normes et de réglementations. Le gouvernement français y ajoute des règles nationales dont les autres sont dispensés : c’est une concurrence déloyale ! on réoriente de nouvelles normes, par exemple sur le bien-être animal.

Le Pacte Vert comprend 2 dimensions et est adopté par le Parlement Européen en oct. 2021 :

Des études d’impact ont été réalisées. Si ce Pacte Vert est appliqué, l’impact serait la diminution de la production « puisque vous allez moins produire, vous ne nourrirez plus le monde, il y aura diminution des exportations et montée des importations ».

Entre 1986 et 1994, on a créé l’OMC. Depuis 1992, on a supprimé progressivement en France les subventions agricoles. Or certains Etats les ont augmentés, les USA ont un plan quinquennal fédéral d’aide aux agriculteurs de 500 milliards de dollars.
Nous ouvrons nos productions aux marchés extérieurs.
Depuis 2001, on négocie mais pas d’accord multilatéral. Des discussions mais ce sont des échecs. On continue à négocier en bilatéral. Nous avons signé avec le Japon, le Chili, la Nouvelle-Zélande. En juin 2019, la France signe des accords bilatéraux avec les 4 pays du Mercosur. L’UE multiplie les accords multilatéraux, y compris dans l’agriculture. Ils doivent être ratifiés par les parlements, question de démocratie.
Notre modèle agricole passe du modèle de la PAC au Pacte Vert ! on doit quitter le modèle productiviste (1 agriculteur nourrit 100 personnes, cette performance est époustouflante !) à un modèle d’agro-écologie.
Mais on a une érosion des effectifs d’agriculteurs ! En 1970, il y avait 1 million et demi de paysans, en 2010, moins de 400000, plus les16000 d’outre-mer.
Et la taille moyenne des exploitations est passée de 35/40 ha à 70ha. Ceux qui partent vendent leurs terrains à des sociétés qui captent les exploitations. L’érosion des effectifs n’est pas compensée par l’installation de jeunes qui redoutent de s’endetter en reprenant une exploitation. Les jeunes craignent aussi de travailler 7 jours/ 7 et plus de 12h par jour, sans droit aux vacances, ni aux week-ends. L’agriculteur âgé repousse sa retraite pour toucher les aides prévues. Les arrivées ne compensent donc pas les départs.
Et passer au modèle du Pacte Vert impliquerait une nouvelle rupture avec le modèle précédent, productiviste, qui recourt aux intrants et où l’évolution des rendements a été considérable avec le machinisme et les engrais. L’agriculture française a été et est encore performante : nous sommes auto- suffisants alimentairement, ce qui est une sécurité pour un pays, car exportateurs nets de produits agricoles, devant les USA, même si nous importons actuellement des volailles, de la viande, et surtout des engrais.
Aujourd’hui les jeunes agriculteurs sont de mieux en mieux formés. Un patrimoine ne suffit pas, ils s’ouvrent au capital, à une agriculture de firme, ils passent par des banques, des fonds de pension, mais aussi des dettes…
La Fin des paysans (H. Mendras,1984) est aussi la fin de l’exploitation familiale et de notre histoire rurale. Les agriculteurs sont désormais des chefs d’entreprise. Ils sont devenus très minoritaires dans la population, ont des rapports de plus en plus difficiles avec le reste de la société qui ne semble guère reconnaissante à leur égard.

Venons-en aux raisons de la colère des agriculteurs.
Ils sont pris actuellement dans une « destruction créatrice » (Schumpeter), une réorganisation intégrale des méthodes de production, une dynamique où certains risquent de succomber, de quitter la profession. Aujourd’hui, il faut décarboner mais aussi compter sur la numérisation et la robotisation. On a des parcelles ciblées par l’informatique, on rationalise. Et il y a des luttes entre les agriculteurs, entre céréaliers et éleveurs, entre les syndicats (la FNSEA majoritaire et les autres), ceux qui veulent préserver le modèle antérieur, éviter que des secteurs ne s’effondrent et demandant à les soutenir. Les agriculteurs qui avaient réussi leur modernisation ne comprennent pas qu’il faille encore changer de modèle.
La guerre en Ukraine accélère les processus enclenchés. Les questions géopolitiques s’entre mêlent : L’Ukraine a des voies différentes pour exporter son sucre, ses céréales. On a accéléré le libre-échange. Pas de douane pour ce qu’elle exporte. La Mer Noire est minée2 et il faut trouver des voies alternatives, les grains qui transitent et stationnent subissent une pression à la baisse. Les négociants achètent le blé
ukrainien moins cher que le blé polonais, comme les autres produits ukrainiens, les poulets, les œufs
dont la quantité explose, la betterave sucrière aussi…. Faut-il fermer les frontières ? rétablir des droits
de douane ?
Cela disloque l’Union Européenne. Quant à la Russie qui bénéficie du réchauffement climatique, elle
est devenue le premier pays producteur de blé.

Quel est le bilan de l’ouverture commerciale dans l’UE ? Est-ce une première marche pour une Europe
fédérale ?

L’économie est un espace de luttes et on assiste au retour du protectionnisme.

La souveraineté alimentaire, la France est la seule à l’atteindre, pas les autres pays. La France représente 18% de la production des 27 Etats.
L’UE devra réexaminer les objectifs de la PAC de 1992 et le contenu du Pacte Vert. Les élections et le renouvellement des députés devraient instaurer un nouvel équilibre. On accélère les procédures d’accès à l’UE pour l’Ukraine, grande puissance agricole. Etant donnée la taille des exploitations (470 ha en moyenne), le montant des aides à l’Ukraine sera, en perspective, considérable. C’est périlleux pour l’UE, il y a un gros risque d’une implosion européenne, car c’est la seule politique européenne, le socle de l’UE, il n’y en a pas d’autre.

Questions

encore 2000 décès par an d’intoxication alimentaire. Il faut des normes … On peut incriminer la restauration collective, avec du poulet ukrainien, plus gras, moins cher… Mais la paperasserie a comme contrepartie qu’ils sont bénéficiaires d’argent public !

Sylvie Cadolle

1 Il faut rappeler que la Stratégie Nationale Bas Carbone a été adoptée par décret le 21 avril 2020 projetant d’avoir atteint la neutralité carbone à l’horizon 2050.

2 Des mines flottantes.

3 La FNSEA obtient 55% des voix, la Coordination Rurale 20%, la Confédération Paysanne 20%, Le MODEF
moins de 2%, au dernier scrutin (2019).

4 Ministre de l’agriculture de 1961 à 1966 et créateur de la PAC en 1962.

5 Issu de la JAC, il devient en 1964 secrétaire général, puis président de la FNSEA jusqu’en 1979.

6 EGAlim = Etats Généraux de l’Alimentation est censée assurer que le prix des produits agricoles soient au moins égaux à leur prix de production.