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03/06/2013 – La Turquie aujourd’hui – Dorothée Schmid

Exposé

Les médias français ont tardé à se rendre compte de la nature et de l’importance des manifestations de protestation actuelles de la place Taksim. Elles constituent un tournant. Mais dans quel sens ? Il faut d’abord prendre de la distance avec l’image véhiculée par la propagande turque. La Turquie s’était retirée de la scène internationale en 1920. L’empire était devenu un petit territoire avec un sentiment de paranoïa vis à vis de l’étranger et une psychose d’enfermement provoquant des phases d’instabilité majeures très marquées par une culture de l’Europe des années 30s.

Pourquoi alors la réouverture de la Turquie sur le Monde dans les années 90s ?3 raisons à cela :
• Fin de la guerre froide. La candidature de la Turquie à l’UE n’intervient qu’en 1999 après qu’elle ait tenu le rôle de pilier oriental de l’OTAN pendant la guerre froide.
• Le capitalisme turc est en état de repartir à la conquête du Monde avec une croissance très forte de 6-7% de l’économie depuis une dizaine d’années fondée sur l’Union douanière réalisée avec l’UE et une grande agressivité à l’export.
• 2001. La Turquie est poussée sur le devant de la scène par les USA dans l’idée d’en faire un pont avec le monde musulman. 2002 marque l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Pourquoi une réouverture tournée vers le MO et la Méditerranée ?
Le ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglü, est conscient de la nécessité de prendre en compte l’Islam pour l’organisation du monde. Cette prise de conscience est adossée à un grand nationalisme et une vraie doctrine de politique étrangère qui l’a rendu populaire. On voit se développer un intérêt extrême pour le MO parmi les universitaires. Plusieurs étapes :
• La Syrie qui est une pièce importante de la reconquête malgré une crise sérieuse en 1999 sur un problème d’eau. BacharEl Assad s’est rapproché de la Turquie depuis 6 ans. Il n’y a plus de visas…
• L’Irak en 2003. Le Parlement Turc avait refusé le passage des troupes américaines en route vers l’Irak d’où une méfiance US vis à vis des Turcs eux-mêmes préoccupés par la politique américaine vis à vis des Kurdes. On voit de premiers débats où les civils ont le dessus sur les militaires.
A. Davutoglü pense qu’il y aura une place pour la Turquie dans la reconstruction de l’Irak. Il réussit à bâtir de bonnes relations tant avec les Kurdes qu’avec Bagdad sur le mode « Soft ». Aujourd’hui le Kurdistan irakien est, de façon impressionnante, une colonie turque.
• Le MO est vu aujourd’hui comme un substitut à la crise économique de l’UE. Il représente 30% du commerce extérieur de la Turquie. L’Irak est un partenaire majeur où les PME et les groupes turcs savent faire et sont très présents. Ils commencent à prendre des parts de marché du métro en Algérie.
• Le Printemps Arabe prend de court la diplomatie turque qui se rattrape en cherchant à s’insérer dans pas mal de médiations avec une image forte d’un pays conciliant démocratie et islamisme.
• La crise avec Israël à propos du blocus de Gaza a rendu les Turcs très populaires dans les pays arabes. Erdogan a multiplié des déclarations d’un antisémitisme très daté WW 2. jusqu’à en être considéré comme un héros de la solidarité avec les palestiniens.
• Gênée par la redistribution des cartes du printemps arabe notamment avec la crise libyenne (Elle ne rejoint la coalition que tardivement après avoir réussi à exfiltrer ses expatriés), la Turquie, pour se rattraper, prend très tôt le parti de l’insurrection en Syrie aux côtés de la France.
• Cette crise syrienne pourrait être le début de la fin de la « grande politique arabe » de Davutoglü. 400000 syriens sont réfugiés en Turquie. On assiste à une inflexion de la politique vis à vis des Kurdes avec la mise en perspective d’une fédération turco-kurde. Que donnera-t-elle ?
Qu’est ce que le modèle Turc pour le monde arabe ?

À l’origine, il y avait un besoin des occidentaux, initié par G.W Bush, d’avoir un nouveau modèle de démocratie musulmane avec une économie forte pour les pays arabes. De l’autre côté, il y avait l’espoir des Turcs de trouver des alliés parmi les frères musulmans qui prennent l’avantage ici ou là.
Les évènements de la place Taksim remettent en cause l’image démocratique de la Turquie : ce n’est pas une démocratie bidonnée mais Erdogan n’est pas créateur de consensus. Par ailleurs la croissance turque qui repose fortement sur les investissements étrangers est fragile. La folle spéculation immobilière à Istamboul explique l’explosion de la place Taksim où l’on veut construire un nouveau centre commercial. « Taksim » a un impact désastreux sur les touristes arabes. Bref, beaucoup d’incertitudes sur l’avenir !

Débat

Q1. Comment se présente le danger syrien pour la Turquie ?
R. Il remet en cause la politique diplomatique de l’AKP et le mode de gouvernance des minorités par Erdogan avec pour résultat une crise de confiance croissante de la population à l’égard du gouvernement et de l’AKP. Les Turcs avaient-ils besoin de s’engager si tôt aux côtés de l’insurrection syrienne alors qu’il n’y a pas de solution politique ou militaire viable ? Les immigrés syriens engendrent un racisme anti-arabe assez fort.Résultat, le gouvernement s’efforce de faire du « containment » tout en étant engagé jusqu’au coup dans la crise. Bref, Le grand écart !

Q2. Relation avec l’Iran ?
R. Sur le nucléaire, le Brésil et la Turquie avaient essayé de jouer les médiateurs. Sans succès. La Turquie fait partie de l’OTAN et a été obligée d’accepter l’installation de missiles chez elle. Par ailleurs, il y a une menace iranienne sur la stabilité de la province kurde et à l’encontre de la tentative d’une paix turco-kurde. Bref, le complot iranien est à la mode.

Q3. Relation avec Chypre ?
R. Il y a eu une tension au moment de la présidence de l’UE par Chypre. Finalement rien ne s’est passé mais le processus d’adhésion est au point mort. Les Turcs ont un sentiment de légitimité totale vis à vis de Chypre. La situation est compliquée par la découverte de gaz en méditerranée orientale. Les Turcs sont très agressifs à propos de la définition des ZEE. Beaucoup de confusion sur cette question. Enfin Chypre reste un atout stratégique vis à vis des grecs.

Q4. Que reste-t-il du kémalisme ? Comment les militaires apprécient-ils la situation ? L’Islam radical a-t-il une place et une influence en Turquie ?
R. Le kémalisme reste présent parle parti républicain du peuple (centre gauche) en pleine déliquescence. Il a embrayé sur les évènements de Taksim. Ataturk est une figure encore respectée mais concurrencée par celle d’Erdogan qui construit un culte de sa personnalité. Le parti kémaliste est très mauvais en politique et ses bastions(Justice, Universités…) s’affaiblissent sauf peut-être pour la diplomatie en raison de sa conception forte et étroite de la Nation. L’armée est grignotée par l’AKP. Les Turcs détestent leur armée très dure, très corporatiste. En perte de vitesse économique elle a le sentiment d’avoir à perdre dans une ouverture de la Turquie sur l’extérieur. On s’attaque même aux responsables (militaires) des coups d’État de 1980 et de 1997. La nomination des hauts gradés est maintenant faite par l’AKP ; On a assisté à des règlements de comptes très violents entre l’armée et la police à propos de « Taksim ».

Q5. Sociologie des manifestants ?
R. Au départ, beaucoup de citoyens ordinaires qui souffrent des restrictions de liberté (alcool…). Beaucoup de jeunes aisés issus de la Turquie blanche méditerranéenne et européenne, avec des effets de génération. Puis les partis sont intervenus et beaucoup d’ultra-kémalistes passent à l’attaque dans un affrontement classe moyenne contre classe moyenne car la Turquie devient ploutocratique. Les vieilles élites kémalistes ne souhaitent pas s’engager dans une révolution où elles auraient beaucoup à perdre matériellement.

Q6. Turquie et Allemagne ?
R. Il y a une relation de complicité et de confiance avec les Allemands alors qu‘avec les français, on est dans une relation de compétition de puissances ? Beaucoup d’émigrés turcs reviennent d’Allemagne en entretenant une ambiance de complicité. Il y a un continuum économique turco-allemand. L’intégration économique est très forte. On a bien une université franco-turque mais ses francophones se sont mis à détester la France à cause de son opposition à l’entrée de la Turquie dans l’UE.

Q7. Et avec l’Asie centrale ?
R. Globalement la politique turque en direction de l’Asie centrale est un flop ! La Turquie dépend ed la Russie pour son gaz et n’arrive pas à s’imposer comme un partenaire incontournable.

Q8. Place des djihadistes et de l’Islam radical ?
R. Elle est très marginale et est plutôt le fait de groupes étrangers. Il y a une vraie tradition démocratique en Turquie et l’Islam y est très « turc ». Derrière le président Abdullah Gül, il y a le Gülenisme, une sorte de maçonnerie islamique qui couvre 10% de l’opinion turque. Le mouvement est beaucoup plus « dialoguiste » que les vrais radicaux…

Gérard Piketty