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03/02/2003 – Le pétrole est il l’ élément majeur de la géopolitique mondiale, et de la menace de guerre en Irak ? – Olivier Appert, directeur à L’ A.I.E, Gérard Piketty ancien directeur des hydrocarbures au ministère de l’industrie

La plupart d’entre vous ont pu jeter un œil sur le papier que j’ai commis sur Pétrole et politique. Je ne reprendrai pas et souhaite simplement, compte tenu de l’expérience qui m’autorise à en parler, m’arrêter seulement et rapidement sur trois points :

o 1973 ou le premier choc pétrolier qui introduit une mutation du système pétrolier mondial séparant l’ancien et le nouveau monde pétrolier

o les stratégies d’approvisionnement des Etats et le nouveau marché pétrolier

o l’accès proprement dit aux gisements.

1) 1973. Avant, hors des USA et de l’URSS, le système pétrolier est entre les mains des 7 majors, qui en verrouillent totalement le cœur, i.e le Moyen Orient. Le marché est de fait cartellisé : les majors contrôlent les flux, les prix, la distribution. Les prix sont calés sur les prix et coûts du pétrole texan pour ne pas faire d’ombre aux nombreux producteurs américains indépendants du golfe du Mexique (Dallas). L’extraction du pétrole est concentrée pour l’essentiel au Moyen-Orient où les majors se sont répartis les zones d’influence : les anglo-hollandais en Iran et Irak, les américains en Arabie Saoudite, les français, un strapontin en Irak ; dans les Caraïbes (Venezuela), un peu en Afrique : Nigeria, contrôlé par le Cartel, puis assez loin derrière l’Algérie.

Un ou deux francs-tireurs, mais qui ne troublent pas réellement le jeu : l’ENI d’E. Mattei, l’ERAP de P. Guillaumat grâce essentiellement à la production algérienne dont il a d’ailleurs perdu en fait le contrôle avec l’indépendance de l’Algérie.

Après, le contrôle de l’offre de pétrole brut échappe soudainement aux majors. De nombreux offreurs apparaissent sous la forme des compagnies nationales mises en place par les pays producteurs. Un véritable marché du brut émerge qui va hautement se sophistiquer le temps passant.

Bien sûr, un nouveau cartel prend la place de l’ancien et régule le niveau général des prix sur ce marché en modulant le volume global produit par les pays du cartel. Mais avec une différence fondamentale avec l’ancien cartel : tous les pays consommateurs, de l’Occident en particulier, sont désormais traités à la même aune, alors qu’auparavant les centres nerveux du cartel localisés aux USA et en GB, contrôlaient tous les flux en harmonie, en cas de crise, avec les impératifs stratégiques de la super-puissance anglo-saxonne qui en retour s’efforçait de maintenir en quelque sorte la sécurité du cartel sur ses terrains de chasse (Moyen Orient)

Autrement dit, et de façon schématique, la sécurité d’approvisionnement des pays consommateurs n’est plus dépendante des plus ou moins bonnes relations que chacun d’eux entretient avec le cartel anglo-saxon et la super puissance correspondante, mais est liée au bon approvisionnement global du marché. …et ceci vaut pour les USA comme pour les autres.

Ou dit autrement, la sécurité d’approvisionnement des pays importateurs de pétrole s’apprécie maintenant en termes de niveau général des prix du pétrole sur le marché et non plus en termes de rupture physique des approvisionnements de tel ou tel pays.

Et le bon approvisionnement du marché est finalement lié très étroitement et pour longtemps à la production de trois pays : l’Iran, l’Irak et l’Arabie Saoudite avec ses satellites. La Russie de Poutine n’y a qu’une influence marginale (pas vrai pour le gaz naturel), liée d’ailleurs au très fort recul de sa consommation intérieure dans la débâcle de l’ex-URSS.

2) Les stratégies d’approvisionnement des Etats consommateurs.

En schématisant, on pourrait dire qu’il n’y en a plus hors d’une stratégie « collective » pour assurer le bon approvisionnement du marché i.e pour maintenir un comportement globalement satisfaisant et amical (sur les quantités et les prix) des trois pays clé du Moyen-Orient. L’Arabie Saoudite est à elle seule capable, par ses immenses capacités pétrolières, de peser sur le comportement des trois et d’apporter cette garantie à l’Occident. Elle l’apporte effectivement à ce jour grâce au fait que sa monarchie demande aux USA d’assurer sa sécurité et qu’en retour ceux-ci acceptaient jusqu’à ce jour de la lui donner dans des conditions qu’elle jugeait acceptables.

Bien sûr d’autres éléments jouent aussi dans la sécurité d’approvisionnement mais très secondairement par rapport à cet élément fondamental (acceptation d’un niveau général des prix du brut assez élevé pour favoriser la diversification des zones de production pétrolière et la mise en perce de provinces pétrolières à coûts plus élevés : Afrique, mer du Nord, Alaska, Amérique latine, stocks, accords de l’AIE, caractère multinational et multiplicité des grands opérateurs pétroliers, etc…)

Ceci pour dire que cela n’a pas de sens de dire que les USA veulent la guerre en Irak pour faire main basse à leur seul profit sur le pétrole irakien : leur intérêt, comme le nôtre, est majoritairement et simplement que les trois pays précités aient un comportement pétrolier globalement satisfaisant et amical. De ce point de vue, nous sommes interdépendants et ne pouvons être que solidaires.

De même qu’il n’est pas réaliste de penser que les USA puissent trouver sur l’Irak et pour eux seuls, une part importante de la réponse au problème de la sécurité de leurs approvisionnements grâce à des faveurs (il y en aura, mais elles sont d’une nature et d’un ordre différent) que leur consentirait un Irak aux ordres ; de même il n’est pas réaliste de penser que l’UE pourrait faire de même par une politique appropriée. Globalement, les pays importateurs sont interdépendants et solidaires aujourd’hui face à ce problème.

Et ceci tient profondément au fait, qu’entre les gouvernements importateurs et les sources d’approvisionnement, il y a désormais un marché bien formé avec une offre très diversifiée et qu’opèrent sur ce marché des opérateurs multinationaux aux intérêts relativement bien partagés entre tous les gros pays consommateurs. Paradoxalement, le fait d’être un gros ensemble consommateur, comme l’UE, est un facteur de sécurité d’approvisionnement, mais en raison de l’attention apportée aux gros consommateurs par les opérateurs du marché.

Quand on dit, les USA importent 18% de leurs besoins d’Arabie, 10% d’Irak etc… cela correspond certes à une réalité douanière instantanée, mais en rien à une stratégie du gouvernement US. Ce n’est pas lui qui a décidé qu’il en serait ainsi. Entre lui et les sources, il y a les opérateurs et un marché fluide où ils s’approvisionnent pour boucler leurs besoins sur les différents pays où ils opèrent. Ils ventilent leur panier de ressources entre ces différents pays en fonction de considérations purement techniques et économiques qui peuvent changer très rapidement. La résultante en termes de répartition des appro entre les pays producteurs n’a aucune signification stratégique. Ce sont des vases communicants. En revanche, chacun de ces opérateurs a une stratégie d’approvisionnement qui jouera énormément dans la concurrence qui sévit entre eux et qui lui permettra de passer avec plus ou moins de bonheur les crises politiques qui peuvent perturber telle ou telle source.

3) L’accès aux gisements

1. Le sous-sol est partout dans le monde un bien public : nul ne peut y accéder sans un titre délivré par l’Etat. Le pétrolier est donc obligé d’une façon ou d’une autre de se frotter à l’Etat pour être autorisé découvrir puis produire du pétrole ;

2. Une caractéristique générale de l’industrie minière et pétrolière est l’extrême variété des coûts de découverte et de mise en valeur des ressources du sous-sol d’un gisement à l’autre. Pour un prix de marché donné, déterminé par le coût de mise en valeur du gisement le moins favorable nécessaire à l’approvisionnement du marché, une rente minière apparaît pour les autres gisements. Elle est variable d’un gisement à un autre en fonction de coût d découverte et de production. Elle peut être considérable pour certains.
Une contrepartie, partielle dans l’ensemble, de cette rente, réside dans l’alea du montant des dépenses de recherche des gisements qui ne peuvent être financées que sur fonds propres.

3. En fonction de la richesse potentielle plus ou moins grande de son sous-sol, l’Etat cherchera à accaparer à la source une part plus ou moins grande de cette rente.
Nombre de solutions sont possibles, allant, comme c’est le cas en France, de l’attribution discrétionnaire de titres miniers sans aucun prélèvement dans le cadre de procédures qui peuvent être suffisamment précises et contrôlées pour ne pas laisser de place à un arbitraire source de corruption possible, jusqu’à la mise aux enchères des titres miniers comme c’est le cas en Grande-Bretagne, assortie ou non d’un impôt spécifique sur les bénéfices, en passant par des accords de partages de production à négocier au cas par cas avec un bras séculier de l’Etat producteur (généralement une compagnie nationale)

4. Il ne tient qu’à l’Etat producteur de préciser les procédures et le contrôle de leur déroulement de façon que la corruption ou la discrimination soit pratiquement impossible. Qui peut parler de scandale à propos de la Norvège ou de la Grande-Bretagne en mer du Nord ?
S’il n’est pas rigoureux, tous les coups bas deviennent possibles. Le pétrolier se trouve acculé au dilemme : rentrer dans le jeu ou laisser passer un concurrent.

5. Si l’Etat consommateur contrôle le pétrolier et a d’autres intérêts en jeu vis-à-vis de l’Etat producteur (financement occulte de partis, vente d’armements, accords de sécurité), alors peut proliférer un milieu particulièrement nauséabond où les services secrets et intermédiaires de tout poil s’infiltrent partout et s’en donnent à cœur joie et où le pétrolier se trouve volens nolens de plus en plus impliqué. C’est cette situation qu’a explicitée F.X. Verschave de façon très vraisemblable dans le golfe de Guinée, en finissant toutefois par voir le loup partout.

6. La mise en valeur des gisements (notamment des gisements marins profonds comme en Angola) peut nécessiter des investissements considérables (de l’ordre de la dizaine de milliards de dollars pour un gros gisement profond en Angola, sinon plus), avec en contrepartie des coûts opératoires faibles pendant l’exploitation. La durée entre la découverte et l’épuisement du gisement pouvant atteindre 30 ans, le pétrolier a impérativement besoin pour un gisement donné d’une solide stabilité des conditions du prélèvement partiel de la rente par l’Etat où il opère, au cours de l’exploitation. En cas d’instabilité politique forte (portant sur les détenteurs du pouvoir et sur leurs orientations de politique pétrolière), le pétrolier est contraint de chercher des garanties des deux côtés, comme cela a été le cas en Angola.

7. Sauf à pratiquer le système des enchères, un Etat est évidemment mieux placé pour savoir jusqu’où il peut aller dans l’accaparement de la rente s’il contrôle une compagnie pétrolière engagée dans la mise en valeur de son sous-sol (comme par exemple la Sonatrach pour l’Algérie). La gestion de ces sociétés publiques n’est pas forcément exempte de dérives ou de risques pour ces Etats.

Gérard Piketty