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01/12/2025 – Gabriel FELTRAN – Quelles sont les réalités économiques, sociales et sociétales du trafic de stupéfiants aujourd’hui à l’échelle nationale et internationale ?

L’intervenant, Gabriel Feltran, est chercheur au CNRS et au Centre d’Etudes Supérieures de Sciences-Po. Il est brésilien, originaire de Sao Paulo où il a travaillé comme sociologue du crime, spécialiste du narco-trafic jusqu’en 2022. Il se présente comme un chercheur de terrain, qui a étudié comment se développe le trafic de drogue, la consommation de stupéfiants, la violence et les autres impacts liés à la criminalité organisée à Sao Paulo1 . En 2022, il a été recruté en France à Sciences-Po pour continuer ses enquêtes de terrain et appliquer ses méthodes en contexte européen. Il s’est concentré alors sur le Port du Havre car c’est là que se produisent le plus de saisies de cocaïne en France depuis plusieurs années et il étudie comment fonctionne toute la chaîne de valeur mondiale de la cocaïne depuis sa fabrication, quels acteurs sont impliqués, comment la cocaïne est acheminée, combien elle coûte, quels sont les acteurs impliqués…

La recherche adopte une approche ethnographique autour de 2 dimensions :

  1. Une dimension normative : codes de conduite, valeurs, normes des organisations criminelles à travers 2 continents (Amérique latine et Europe) avec les effets combinés en Amérique latine et en Europe sur la violence et la gouvernance criminelle.
  2. Dimension matérielle : capacité de contrôle de la violence et de l’accumulation économique.

Trois acteurs clés :

La situation du marché de la cocaïne

Le marché explose en Europe depuis 10 ans. Il y a 10 ans, les saisies portaient sur 20 à 30 kgs de cocaïne. Aujourd’hui, elles portent sur 10 tonnes de cocaïne : une vraie inondation du marché européen.
En France, la consommation annuelle de cocaïne est estimée à une centaine de tonnes (souvent sous forme de crack, ou sous forme de métamphétamines) et elle augmente… 400 tonnes passent par la France. Cette consommation augmente beaucoup la violence… C’est cohérent avec l’augmentation de la production dans les pays producteurs (Pérou, Bolivie, Colombie, Brésil, Equateur, etc.) et donc l’offre croît, la consommation et la pureté de la cocaïne aussi : les prix baissent, la qualité s’améliore et les trafiquants ont plus de capacités à faire du profit. A propos de l’intermédiation, elle est faite par des acteurs criminels
provenant souvent des Balkans, et des Brésiliens.
Dans le modèle traditionnel, les producteurs sont très nombreux, peu puissants et ne peuvent pas contrôler la chaîne. Il y a des détaillants très nombreux et fragmentés, ils n’ont aucun pouvoir sur la chaîne qu’ils ne contrôlent pas.
Au niveau moyen désormais il y a de nombreux détaillants, mais qui commencent à contrôler la chaîne et ceux-là ont une certaine capacité à contrôler le fonctionnement du marché mais ils dépendent de leur organisation, surtout s’ils ont des dettes.
Au niveau central, les fournisseurs riches et puissants ont établi les infrastructures, ont le pouvoir du contrôle de la chaîne, monopolisent l’intermédiation, donc l’argent, tandis que les clients achètent et consomment à leurs dépens. La plateformisation permet cette intermédiation (des plateformes de drogue organisées comme UBER, Air BNB, etc.) rendant son utilisation presque obligatoire et le commerce de gros de la cocaïne se développe.
Ces plateformes grandissent très vite : on investit dans la production ou/et dans le réseau de vente. Elles explosent dans tous les Etats du Brésil, en connexion avec des mafias.
Mes interlocuteurs trafiquants dépendent d’organisations criminelles immenses et me racontent : « pour envoyer de la cocaïne au Havre, j’avais quelqu’un… Si j’ai une perte, on m’en prête et je rembourse après … » Ils dépendent de l’organisation. S’ils perdent une cargaison qui a été saisie et qu’ils n’ont plus d’argent, on leur donne une autre opportunité, une autre cargaison, ils ont une dette et ils payent leur dette quand ils ont livré cette seconde cargaison.
En 2015, aux Etats-Unis, le prix de la cocaïne augmente, la pureté baisse, l’intermédiation est dominée par les Mexicains. Ces Mexicains investissent dans la Méthamphétamine et le Fentanyl et inondent le marché américain.
En Europe, la tendance est inverse. L’intermédiation détermine ce qui se passe. On constate l’augmentation de la consommation et celle de la pureté. Mais aussi la baisse des prix et l’augmentation du profit pour les trafiquants et de la violence générée par le contrôle du profit, d’où des violences.

L’exemple du PCC2  : cette organisation criminelle est née dans un Etat du Brésil dans les années 1990. En 1992, un massacre3 dans une prison qui provoque la mort de 111 prisonniers. D’où une guerre d’autodéfense contre les agents de l’Etat… On passe de 20 000 à 200 000 prisonniers.
Après 3 ans, le PCC est présent dans 27 Etats du Brésil. Certains grands trafiquants commencent à contrôler, y compris de leur prison, des chaînes de valeur illégales, telle une agence du crime, avec une logistique de production et de distribution, mais ils font aussi de la communication et de la prospection pour de nouveaux marchés !
L’organisation grandit encore après 2016 et devient internationale, détient le contrôle des chaînes de valeur criminelles, avec une structure de direction dépersonnalisée.
Ce PCC qui a commencé dans un seul Etat du Brésil a des connexions après 5 ans avec le Hezbollah, les FARC, la mafia Russe, chinoise, italienne, et est implanté en Guyane.
Le Monde suit dans une cité à Marseille certains trafiquants qui ont leur argent dans un gratte-ciel à Dubaï.
Il y a une radicalisation du monde criminel, une perte de confiance envers les agents de l’Etat et une volonté d’organisation d’autodéfense.
On constate aussi une croissance du système carcéral mais les prisons forment les jeunes délinquants pour devenir des criminels mieux organisés…

Le narcotrafic international est passé d’une criminalité locale et fragmentée à une économie globalisée et plateformisée, gérée par des organisations sophistiquées comme le PCC. Il est nécessaire de changer complètement les approches de lutte contre le narcotrafic qui restent tout à fait inadaptées face à un phénomène transnational exploitant les failles des systèmes économiques et sécuritaires légaux.

Questions

La cocaïne est interdite partout et pourtant ce sont les trafiquants qui gagnent !

Quel degré de violence cela implique-t-il ?

Les Pays-Bas ça deviennent-il un narco-Etat ?

En France, on a Interpol, qui est une agence d’information pour que les polices collaborent, aujourd’hui c’est nécessaire, beaucoup plus qu’il y a 5 ans. Mais certains pays ne veulent pas. Europol permet une bonne collaboration entre les pays européens. Mais il y a une inadéquation des réponses nationales à ce fléau international. On ne parle pas assez de la corruption, qui est centrale. Et l’incarcération n’est pas une solution, car les prisons sont les plaques tournantes de la criminalité organisée et des marchés illégaux.
Au Havre, les douanes disent : « Il faut encore augmenter les contrôles. » La direction du port dit : « Il faut débureaucratiser et faire partir les bateaux plus rapidement » Les trafiquants exploitent cette contradiction.
La lutte contre ces trafics impliquerait une refonte complète des approches qui sont inadaptées face à un phénomène transnational qui exploite les failles de nos systèmes économiques et sécuritaires.

1 Mais aussi à Rio de Janeiro, Porto Alegre, Cayenne et en Guyane française, aux frontières du Brésil avec la Bolivie, avec la Colombie, avec le Paraguay, etc.

2 Primeiro Comando da Capital

3 Massacre de Carandiru

Notes prises par Sylvie Cadolle