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05/03/2012 - Où va le Moyen Orient ? - Samir Aita

Exposé

Les fondemens du « printemps arabe » sont à rechercher bien au-delà des seules revendications pour les libertés publiques et la démocratie. C’est par l’économie politique que s’explique le rejet de cette « exception arabe », à laquelle le nouveau réveil veut mettre fin : des régimes autoritaires et stables depuis les années 1970. Car si, dans cette partie du monde, les monarchies sont absolues et les républiques verrouillées par des présidents à vie (et par des charges héréditaires), un pouvoir suprême s’est érigé au-dessus de l’Etat et des institutions bâties à l’indépendance, se donnant les moyens de durer.
Quels sont ces moyens ? Il y a bien sûr les services de sécurité que ce pouvoir contrôlait directement et qui échappaient à toute supervision. Ainsi, il n’était pas rare de voir tel membre desdits services réprimander un ministre ou lui imposer une décision. Mais il a bien fallu financer ces appareils tentaculaires, tout comme les différents réseaux clientélistes insérés dans les partis uniques ou inféodés. Et les fonds ne provenaient pas réellement des budgets publics, comme ceux de la police ou de l’armée, mais de différentes sources de revenus.
La rente pétrolière avait augmenté considérablement après l’explosion du prix du brut en 1973. Dans les circuits de commercialisation, et en connivence avec les grandes multinationales, une partie des recettes atterrissait directement dans les caisses des familles royales ou « républicaines ». L’or noir n’était cependant pas la seule ressource captée par le pouvoir. Après les commissions perçues sur les grands contrats publics (civils comme militaires) — qui diminuaient en volume du fait des réductions budgétaires, « ajustement structurel » oblige —, de nouvelles occasions se sont présentées. Ainsi, les années 1990 ont vu à la fois l’introduction de la téléphonie mobile et la première grande vague de privatisation des services publics, avec différentes sortes de « partenariats public-privé » (les contrats de type BOT).
La mondialisation croissante des économies arabes et les exigences imposées par le Fonds monétaire international (FMI) — avec le soutien de la Commission européenne pour les pays méditerranéens — ont accru la mainmise de ce pouvoir occulte sur l’économie, en particulier après les effondrements financiers de 1986 (chute du prix du baril de pétrole de 40 à 10$/bbl) : diminution des investissements publics ainsi que du rôle de régulation des gouvernements ; implantation de grandes multinationales en position de monopole ou d’oligopole (cimenteries, distribution, etc.), moyennant partage de la rente induite avec le sommet du pouvoir. Tous les dirigeants des grandes entreprises mondiales savaient où se prenaient réellement les décisions et qui étaient les partenaires locaux imposés : les Trabelsi et Materi en Tunisie, les Ezz et Sawires en Egypte, les Makhlouf en Syrie, les Hariri au Liban, etc.
Le rouage essentiel de toute cette machine a été le secteur bancaire. Il a permis non seulement de blanchir la rente acquise, mais aussi de la recycler dans des opérations immobilières et commerciales. Il a également servi d’instrument au pouvoir, auquel il a permis de s’assurer l’allégeance durable des entrepreneurs locaux par le biais du crédit .
Mais ce développement exceptionnel avait son revers : l’affaiblissement de l’Etat et des services publics. Les membres des gouvernements étaient cooptés au sommet de l’Etat ; dans le meilleur des cas, il s’agissait de technocrates, issus des grandes institutions internationales (la Banque mondiale, en particulier), auxquels il manquait une légitimité électorale ou un programme dont ils auraient eu à rendre compte. L’Etat n’était plus perçu que comme une bureaucratie. Même l’armée s’affaiblissait au profit de forces prétoriennes bien équipées, garantes de la pérennité du pouvoir. Le mode de gouvernement finit alors par ne plus ressembler en rien à celui qui s’était imposé après les indépendances et avait permis l’électrification des campagnes ou la généralisation de l’éducation publique. Les services publics se détérioraient, au profit d’une privatisation rampante.
C’est l’Etat de droit qu’il s’agit de reconstruire dans les pays arabes. Un Etat où le pouvoir est temporaire, soumis aux institutions et non en lévitation au-dessus d’elles ; et où les rentes du pouvoir auront été démantelées, tout comme les monopoles, afin de libérer l’énergie d’entreprendre. Un Etat où les libertés publiques et sociales sont garanties, de façon à ce que ceux qui travaillent acquièrent leurs droits dans la lutte et la négociation.
Ce « printemps arabe » a alors pris la forme d’un véritable « tsunami » des jeunes arabes qui n’est pas sans rappeler ce qu’a été mai 1968. Plusieurs phénomènes en ont accentué l’ampleur : La migration vers les villes (20% de la population était urbaine en 1960, 70% aujourd’hui), un taux de croissance de la population active de 10% insupportable pour n’importe quel régime. Les transformations en cours dans les pays arabes vont continuer sur les 15-20 années à venir. Les gouvernements du Golfe paniquent : on n’a jamais vu l’Arabie saoudite avancer aussi vite qu’elle vient de le faire sur la question syrienne. Le Qatar, assis sur un pactole de pétro-dollars se met maintenant à acheter des pays : où est la crédibilité démocratique de tout cela ? Et la Syrie dans tout cela ? Jusqu’à présent le « printemps arabe » s’était en pratique dressé contre des pouvoirs pro-occidentaux. C’est évident pour l’Égypte, la Tunisie, du Yémen, le Bahreïn. Il s’était également dressé contre des monarques ou des présidents installés depuis très, très longtemps et assez vieux. La Syrie se distingue de cela. C’est un pouvoir qui se fait honneur d’être le plus résistant vis-à-vis des Américains, d’Israël, qui est même en conflit ouvert avec eux, et d’autre part d’avoir un président relativement jeune même s’il est au pouvoir depuis onze ans déjà.
Par ailleurs il y a deux aspects dans le printemps arabe : D’abord le souhait d’avoir plus de liberté d’expression, plus de libertés publiques. La Syrie n’était pas le pire parce qu’il y avait la Tunisie. Mais aujourd’hui avec la Tunisie qui s’ouvre, elle devient, de ce point de vue, le pays arabe qui a la situation la plus dégradée avec des services de sécurité, des gens qui sont mis en prison pour des paroles prononcées. Cela devient insoutenable. Ensuite au-delà de la liberté d’expression le désir de mettre à bas cette chape du pouvoir au dessus de l’État. Il y a eu ces derniers temps une dégradation de la situation des gens qui travaillent dans l’agriculture, dans l’industrie, alors même qu’arrive une vague de jeunes en âge de travailler. Le déséquilibre s’est accéléré vers 2005. L’une des réponses au retrait syrien du Liban, un peu pour gagner un minimum de soutien, sinon populaire, du moins des élites locales commerçantes et autres a été d’ouvrir en grand tout le commerce extérieur. Mais il y a eu des conséquences. Cela a réduit la sécurité alimentaire de la Syrie et sa capacité de négociation parce que ses réserves de devises ont considérablement diminué. Au total le pays a été affaibli économiquement. Le résultat est très dur pour différentes catégories sociales, notamment les plus pauvres, avec des disparités régionales. La révolte a explosé à Deraa, car le travail, essentiellement agricole, y a beaucoup diminué.
Les jeunes sont là… ils n’ont rien à faire. Personne ne s’occupe d’eux. Ils ont besoin de travail, de dignité, d’ouverture, de liberté. Ils voient ce qui se passe ailleurs. Ils ne veulent pas être en dehors de cette Nahda (le fameux réveil arabe de la fin du XIXème siècle). D’où un mouvement, très adulte contrairement à ce que dit la propagande officielle, à l’écart de la bataille idéologique et qui souhaite une transition souple vers la démocratie. Les intellectuels engagés dans les droits de l’homme ne sont pas à l’origine du mouvement. Les partis ont été surpris et devancés par la société civile. Ils ont mis 4 mois pour créer une coordination politique. La politique étrangère n’est pas vraiment critiquée, en soi. Les gens peuvent se souder ponctuellement avec le pouvoir. Les slogans des manifestations ne sont pas « à bas Bachar el-Assad », mais « à bas Rami Makhlouf », son cousin, qui contrôle l’ensemble des secteurs économiques, la téléphonie mobile, tous les projets immobiliers et maintenant les secteurs agro-alimentaires etc… C’est tout l’entourage qui est visé et le problème est que le chef des services de sécurité est le propre cousin du Président. La révolution, lente à se propager, sera tenace car la société syrienne, complexe, a développé beaucoup de réseaux d’entre-aide. Mais il reste que le régime peut durer et ne chutera probablement que par ses propres erreurs.
Se greffe là-dessus un processus monté par la France, le Qatar et la Tunisie qui cherche à définir des objectifs, mais avec probablement autre chose en sous main. Il a plutôt compliqué les choses y compris au Conseil de Sécurité de l’ONU où l’on essaie plutôt de monter les uns contre les autres.
Finalement, on n’y comprend plus rien. Les jeunes tiennent bon mais une partie a perdu l’espoir et a pris les armes, commandée par des officiers islamistes aidés par la Turquie.
Bachar est vraiment fou. Il est difficile de traiter avec lui. À l’an I de la révolution, on est rentré dans un jeu compliqué de billard à trois bandes.

NDLR compte tenu du caractère de l’exposé de S.Aïta, ce compte rendu est pour beaucoup réalisé par des « copier-coller » à partir d’articles publiés par S.Aïta ou d’interviews qu’il a accordé en 2011.

Débat <br
> Q1. Rôle du Qatar ? Que cherche-t-il ?
R. Au départ, le Qatar est en compétition avec l’Arabie Saoudite gouvernée par des vieux. Ses élites sont beaucoup plus ouvertes et le Qatar est ainsi progressivement devenu, dans différentes crises, le lieu où se font les « deals » politiques (difficile de les empêcher d’assister à la constituante tunisienne). Maintenant, face à la crise syrienne, ils font corps avec l’Arabie saoudite. Ils en viennent à acheter des pays !

Q2. Part des rivalités religieuses dans la crise syrienne ? Pourquoi la Chine se range-t-elle du côté des Russes ?
R. Pour les gens du Golfe, l’Iran et le parti chiite sont l’ennemi principal. L’aspect religieux n’est pas fondamental. Mais on peut aussi avoir une lecture « libanaise » de la situation syrienne : les communautés religieuses, et pas seulement les chrétiens, ont peur du changement. L’Islam profond des pays arabes n’est pas sectaire. Mais l’affrontement entre civisme et religion aura lieu. Un wahabite (arabie saoudite) ne peut accepter les alaouites qui n’ont aucune structure religieuse et chez qui la transmission se fait par la poésie comme dans l’Islam ancien.
La Chine se cache derrière les Russes et les encourage en sous main pour que toute la région ne tombe pas sous influence US. Mais il y a aussi une alliance stratégique entre la Chine et l’Arabie saoudite dans un complexe jeu de billard à trois bandes.

Q3. Que joue la France dans cette affaire ?
R. La France a participé dès le début à la création du CNT. C’est lié à l’assassinat de Rafic Hariri. La France et la Syrie étaient les deux seuls pays à s’opposer à l’intervention US en Irak. Aujourd’hui le deal avec les USA pour réparer cet affrontement, est : « On va mettre à terre Bachar El Assad ».

Q4. Il y a des villes qui bougent moins que d’autres. Y a-t-il encore un soutien au régime ? R. C’est un mythe qu’Alep et Damas ne bougent pas. Mais il y a aussi des règlements de comptes entre hommes d’affaire de l’extérieur et de l’intérieur qui entrent en jeu.
Bachar a perdu le soutien de la population après son premier discours, puis au fur et à mesure qu’il a misé sur la violence, le sectarisme et les complications régionales. Restent que les gens ont peur du changement. C’est une révolution compliquée. Il y a des choix à faire.

Q5. Les maronites libanais sont divisés : il y a le camp du patriarche et celui d’Aoun associé au Hezbollah. L’ancien patriarche était anti syrien. Il a été changé à la demande du Vatican. Le nouveau se propose de protéger tous les Chrétiens.
R. Globalement les chrétiens d’Orient, massacrés en Irak et en difficulté en Égypte, se méfient d’une arrivée des Frères musulmans.

Q6. Comment se positionne la Turquie ?
R. Erdogan a déclaré au Caire « Je suis le premier ministre d’un état laïc ». L’affaire syrienne est un test de la Turquie nouvelle qui compte 50% de Kurdes et d’Alaouites. Mais elle ne sait pas quoi faire. Erdogan a raté la question Kurde.

Q7. La société civile française s’intéresse pour la première fois à la société civile syrienne. C’est intéressant à condition qu’elle ne s’exprime pas du point de vue de l »État français.
R. Le soutien de l’Europe aux mouvements arabes est quasiment nul. Sans soutien, la bataille pour les valeurs humaines peut être perdue.

Q8. Comment voyez vous demain ?
R. On espérait un blocage pacifique en Syrie. Ce n’en prend pas le chemin. Mais le changement peut arriver rapidement. Il y a l’anniversaire du 15 mars. Les gens sont courageux. Ils ne lâcheront pas.

Gérard Piketty

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