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02/05/2011 - Savoir, Culture, Nouvelles Technologies - Jean Noel Jeanneney

Jean-Noel Jeanneney

Exposé

Les NTIC (Nouvelles technologies d’information et de communication) sont un merveilleux cadeau aussi inévitablement une invention ambivalente requérant un effort des Citoyens pour la réguler. Il ne faut pas compter sur la « main invisible du marché » pour cela et laisser notamment Google organiser seul une bibliothèque numérique. La même ambivalence avait été ressentie lors de l’invention de l’imprimerie : vertige d’une formidable expansion mais aussi inquiétude d’un bouleversement des équilibres séculiers (déclins des copistes, enlumineurs… bonheur des typographes…)
On peut se rassurer au vu des gémissements pessimistes de la presse lors de l’avènement de la radio et plus tard de l’effet du transistor sur l’audience télé du matin… Les NTIC introduisent trois innovations majeures dans les relations du public avec les auteurs, les créateurs :
1. De nouveaux rapports avec l’accès temporel aux œuvres. Nous sommes libérés de la fugacité des flux pour aller aux stocks des œuvres.
2. De nouveaux rapports à l’unicité des œuvres. Nous pouvons les multiplier à l’infini. (Les photographes ont fait la démarche inverse, conduisant vers des photos numérotées)
3. Un rapport différent avec l’intégrité des œuvres avec lesquelles il est facile de « jouer » au risque de leur unicité.

Mais trois illusions ou dangers nous guettent maintenant :
1. Il serait possible, grâce au tourbillon d’internet » d’arriver au meilleur des mondes possible.
2. La création collective serait désormais la règle pour aller au meilleur du beau et du vrai. C’était le projet de wikipédia : les internautes s’attacheront bénévolement à l’émergence de la vérité. On en a vu les limites :  Ce qui est dit sur la Toile peut être copié immédiatement même si les notices sont corrigées ensuite  Risque d’une organisation incohérente du savoir

3. On serait entré dans le monde de la gratuité au risque d’un amoindrissement des industries culturelles et de ne plus pouvoir faire vivre les créateurs. Il est absurde de croire que la culture puisse être gratuite. En fait on paie toujours d’une façon ou d’une autre.

Trois devoirs impérieux incombent à l’État :
1. Faire l’archivage du contenu de la Toile. On ne comprendra rien dans 100 ans au référendum de 2005 sur l’Europe si on n’a pas accès aux blogueurs qui y ont joué un rôle important. D’autre part la migration des supports s’accélère « comment regarder les vieux films en super 8 ? Il y a une course entre ce qui se fait sur la toile et les possibilités de les conserver.
2. Traiter la question du « vrac ». Trouver des critères de hiérarchisation du savoir offert par la Toile autres que celui de la recherche du profit. Si on laisse faire, le succès va au succès alors que chaque livre bénéficie de la proximité des autres livres. Il faut donc pouvoir guider les jeunes générations dans le vrac de l’information.
3. Combattre au bénéfice de la diversité les oligopoles privés de grands opérateurs. Les USA ont pris conscience des risques présentés par les monopoles. Il faut empêcher le monopole de Google sur la numérisation des livres. Classer différemment, c’est offrir un autre monde de culture. Il faut par exemple numériser le « droit continental » si l’on veut qu’il subsiste face au droit anglo-saxon.

Il faut mettre en garde contre trois tentations :
1. Que l’Europe est déjà un cadre dépassé
2. Que l’on ne peut se battre contre Internet
3. De se laisser décourager par l’immensité de la tâche.
Le Général disait qu’il fallait que l’État surplombe le marché et recevant Hubert Beuve Méry, il ajoutait « Au fond Beuve, vous êtes comme Méphisto. Vous êtes « Monsieur Fautqueçàrate » »

Débat

Q1. On dit que l’on est dans une société de l’individuel, mais Internet n’est-il pas un formidable outil de la démocratie, à voir en particulier le printemps arabe ?
R. Il y a ambivalence. On peut louer la capacité d’information diversifiée qui circule ou celle de créer des solidarités. Mais, face à cela, il y a le péril terrible de la rumeur pour ruiner tel ou tel (Comme cela a été le cas pour Dominique Baudis accusé de choses ignobles par des gens ignobles) La rumeur se dissimule. Problème des pseudos. Il y a aussi le danger de disparition de la frontière entre vue privée et vie publique. Pas de liberté de l’homme sans un mur protégeant la vie privée.

Q2. Vous parlez du rôle nécessaire de l’État, mais l’État est aussi ambivalent. Il faut qu’il arrête de se considérer comme le garant du vrai. Voyez l’absence de débat sur le nucléaire, chasse gardée du lobby des X-Mines. Il faut un dialogue entre l’État et la société civile. Internet peut rééquilibrer les choses.
R. OK mais il y a plus de danger à s’abandonner au marché. Il y a un risque pervers à discréditer l’État. Pour le nucléaire, OK pour en discuter à condition qu’il n’y ait pas une religion inverse.

Q3. Wikipédia : on ne sait plus l’autorité qui s’exprime. Les plus techniciens sont les plus à même de faire prévaloir leur opinion. Face à l’imposture du savoir accessible et gratuit, il faut réagir.
R. La loi Hadopi fonctionne mal. Mais on ne peut s’accommoder du piratage et du plagiat. Il faut faire quelque chose. L’usage de l’Internet doit s’accompagner d’une formation. Les enseignants ont pris beaucoup de retard par rapport a ce qui a été fait pour apprendre à critiquer l’image TV. Cet effort de formation pour aider les gens à organiser et classer le savoir concerne de même les journalistes, les bibliothécaires.

Q4. Les secteurs bouleversés par internet : médias, musique, édition…vont-ils retrouver un dynamisme ?
R. Je demande à l’État de défendre la diversité. Les éditeurs ne sont pas mus exclusivement par le profit. Mais il faut parfois les protéger contre eux-mêmes comme l’illustre l’annulation par le juge Chin*** de l’accord passé aux USA par Google avec certains syndicats d’éditeu rs. Il fallait protéger les éditeurs contre eux-mêmes. L’État doit poser des règles. Les éditeurs ont un bel avenir devant eux s’ils veulent bien s’aider eux-mêmes. Les petits éditeurs US sont revenus de l’accord avec Google qui devenait propriétaire des fichiers. La partie va plutôt dans le bon sens. Je fais confiance à la justice américaine. Je suis moins optimiste pour les journaux qui n’ont pas encore trouvé le bon modèle pour leur e-journal. Quel type de journal va subsister ? Débat au « Monde » : gros tirage pas cher ou petit tirage cher mais très bien documenté ? Jadis, étudiant, on ne pouvait se passer du « Monde ». Maintenant c’est devenu incongru. Mais on a besoin de journaux de qualité pour organiser une information qui coûte cher. S’agissant du prix du livre numérique, Hervé Gaymard mène une réflexion à l’AN. Une loi pourrait prévoir un rabais maximum de 20% par rapport au livre papier. Problème avec les éditeurs étrangers de livres numériques non tenus d’appliquer cette loi ? Le débat n’est pas clos.

Q5. Internet (via Facebook) a joué un rôle important dans l’émergence du printemps arabe. Mais la forme qu’a pris la révolte semble maintenant freiner l’émergence de leaders capable de lui donner sens : tout le monde s’exprime en permanence via internet créant une cacophonie stérile. Internet ne crée pas les outils de l’évolution démocratique.
R. Ne pas trop enjoliver le passé.

Q6. Internet favorise la lecture glissante par rapport à une lecture profonde.
R. C’est une question importante. Personnellement je ne lis jamais mes livres en continu. J’aime les anthologies. Tout dépendra finalement de la formation intellectuelle des uns et des autres. C’est un immense défi pour l’EN qui en est préoccupée. Les enseignants sont désarmés par faute de moyens de les gérer par la quantité d’informations qu’ont les élèves. Apprendre à se servir d’internet est difficile. Les enseignants ont de tout temps eu à apprendre à apprendre !

Gérard Piketty

*** La justice américaine a mis un coup d’arrêt mardi au projet de Google de mettre tout le savoir en ligne via la numérisation de tous les livres, en rejetant un accord conclu entre le géant de l’internet et des auteurs et éditeurs américains. « L’accord n’est pas équitable, adéquat ou raisonnable », a déclaré le juge fédéral de New York Denny Chin, dans une décision aussitôt regrettée par Google, la Guilde (syndicat) des auteurs et l’Association des éditeurs américainsIls étaient parvenus à un accord en octobre 2008 censé mettre fin à des poursuites lancées en 2005, portant sur les droits d’auteur de livres numérisés devenus rares ou introuvables, mais n’étant pas encore tombés dans le domaine public.
L’accord prévoyait que Google verse 125 millions de dollars pour rémunérer les auteurs dont les oeuvres auraient été numérisées sans autorisation, et établisse un « Fonds de droits du livre » assurant un revenu aux auteurs acceptant que leurs livres soient numérisés.
L’accord ayant été bloqué, la situation actuelle est gelée: Google ne met en ligne que de très courts extraits de ces livres épuisés et soumis à droits d’auteur.
Si l’accord avait été approuvé, Google aurait mis en ligne jusqu’à 20% de ces ouvrages, les internautes devant payer pour accéder à l’intégralité de l’ouvrage. Les recettes auraient été reversées au « Fonds de droits du livre ». Mais le juge a soulevé plusieurs objections, se montrant en particulier réticent à récompenser Google « pour s’être lancé dans la copie à grande échelle d’ouvrages couverts par des droits d’auteur sans permission ». De fait, argumente le juge, on peut penser que « l’accord donnerait à Google le contrôle du marché de la recherche », puisque c’est à travers les sites du groupe que seraient référencés les contenus de ces ouvrages.
Cet aspect « est essentiel pour nous », a expliqué à l’AFP Gary Reback, le directeur juridique du collectif Open Book Alliance, opposé à l’accord. Ce collectif comprend notamment des concurrents de Google comme Microsoft et Amazon, ainsi que des représentants d’auteurs et de bibliothèques. Le juge Chin a relevé qu’une solution pourrait être envisageable si la participation des auteurs et éditeurs à l’accord était optionnelle (opt-in), alors que l’accord la rend automatique sauf exception (opt-out). Mais comme l’a noté M. Reback, il est improbable que Google cède sur ce point.
« Nous allons (…) envisager nos options », a seulement dit une responsable du service juridique de Google, Hilary Ware. « Comme beaucoup d’autres, nous pensons que cet accord a le potentiel d’ouvrir l’accès à des millions de livres qui sont actuellement difficiles à trouver aux Etats-Unis. Quelle que soit l’issue, nous continuerons à travailler pour que plus de livres puissent être découverts en ligne grâce à Google Books et Google eBooks », a-t-elle ajouté. Le président de la Guilde (syndicat) des Auteurs, l’auteur a succès Scott Turow, a également regretté la décision du juge, estimant que « cette (bibliothèque d’)Alexandrie des livres épuisés semble perdue pour le moment ».
« Ouvrir un bien plus grand accès aux livres épuisés grâce aux nouvelles technologies qui créent de nouveaux marchés, c’est une idée dont le temps est venu », a ajouté M. Turow. Les éditeurs partie prenante à l’accord ont comme lui espéré pouvoir parvenir à un nouvel accord.
Reste que pour l’association de défense des consommateurs Consumer Watchdog, la justice a infligé une vraie gifle à Google.
« Google fonctionne entièrement sur le principe de ne jamais demander de permission, et de demander pardon si nécessaire », a déclaré John Simpson, un responsable de cette organisation. « C’est un message aux ingénieurs du Googleplex: la prochaine fois qu’ils veulent utiliser la propriété intellectuelle de quelqu’un, il faut demander la permission ».

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